Bienvenue

Ouvrez vous à l’espérance vous qui entrez dans ce blog !

Et ne vous croyez pas obligés d’être aussi puissants et percutants que Dante. Si vous avez eu plaisir à lire les lignes qui suivent et s’il vous est arrivé de passer d’agréables moments à vous remémorer des souvenirs personnels heureux de votre vie en Tunisie ; si vous éprouvez l’envie de les partager avec des amis plus ou moins proches, adressez les -- sous une forme écrite mais la voix sera peut-être bientôt aussi exploitable -- à l’adresse : jean.belaisch@wanadoo.fr et vous aurez au moins le contentement d’être lus à travers le monde grâce à l’internet et à ses tentacules.

Vous aurez peut-être aussi davantage c'est à dire que d’autres personnes, le plus souvent des amis qui ont vécu les mêmes moments viendront rapporter d’autres aspects de ces moments heureux et parfois corriger des défaillances de votre mémoire qui vous avaient fait prendre pour vérité ce qui était invention de votre cerveau émotionnel.

Ne soyez pas modestes, tout rappel peut être enrichissant, n’hésitez pas à utiliser votre propre vocabulaire, à manier l’humour ou le sérieux, les signes de richesse (y compris intellectuelle) ou les preuves de la pauvreté (y compris d’un moral oscillant). Vous avez toute liberté d’écrire à la condition que vous fassiez preuve de responsabilité puisque d’une façon ou d’une autre nous représentons tous un groupe de personnes qui a aimé la Tunisie et qui a pour d’innombrables raisons, choisi de vivre sur une autre terre.

Bienvenue donc et écrivez dès que vous en sentirez l’envie.


Un des responsables de ce qui pourrait aussi devenir un livre, si vous en éprouvez le désir !

REMARQUE : Les articles sont rangés par années et par mois .

Dans la rubrique "SOMMAIRE" vous ne trouverez que les premiers articles publiés c'est à dire jusqu'à fevrier 2009. Les autres sont classés sous la rubrique "ARCHIVES DU BLOG".

La meilleures façon de trouver un article est d'écrire le nom de l'auteur dans la barre de recherche située en haut à gauche et indiquée par le dessin d'une loupe. Puis de cliquer sur la touche " ENTREE" du clavier. Tous les textes écrits par cet auteur apparaîtront.

vendredi 23 janvier 2009

LE COUFIN DE GLIBETTES

Roger MACCHI

Il y a des jours où la mémoire vagabonde…
Souvent la pluie qui s’abat sur les vitres, les soirs sombres de l’hiver parisien, me fait rechercher le soleil dans le secret de mon cœur.
Alors revient instantanément à la bouche, le goût sucré des abricots de mon enfance, à la chair pulpeuse et au parfum subtil.
Parfois aussi, l’été sur la côte, quand la mer sent le varech séché ou éponges séchant.
Encore, au cours d’une promenade en haute Provence, si de la main, je caresse le tronc rugueux et craquelé d’un olivier.
Il suffit même, de voir dans le ciel lourd de l’automne traversé de nuages gris, deux hirondelles volant bas à la recherche de quelques rares moucherons.
Alors, ces jours-là, mon âme songe à un retour vers ce pays que j’aime et que j’ai parcouru en tous sens, vers cette ville où j’ai traîné mes sandales dans tous les quartiers, dans toutes les rues et ruelles. Où j’ai connu mes premiers amis, mes premières amours, mes premières révoltes, mes premiers bonheurs et aussi mes premiers chagrins.
J’appartiens à cette ville, comme elle m’appartient dans mes songes ; car le cœur est inséparable de la terre de sa naissance.
Ces jours-là, il se déclenche dans ma tête un vent venu du fin fond du Sahara, « le Shehili » il a traversé l’erg, le chott El-Djerid, et il tourbillonne tout autour de moi. Il m'entraîne avec délice vers des morceaux du temps passé.
Je retrouve la cité de mon enfance. Sfax.
Le mot Sfax est étroitement lié au mot jeunesse, et c’est toujours avec beaucoup de mauvaise foi et quelques excès, que l’on parle de sa jeunesse, La mémoire est sélective, et le temps accommode les choses, les rendant plus merveilleuses. La réalité se confond toujours avec le rêve.
La ville blanche à l’architecture islamique combinée aux exigences de la modernité a créé un art colonial typique.
Rues larges, trottoirs bordés de palmiers. Arcades protégeant du soleil la promenade d’après sieste, ou chacun s’apprête pour la parade !
Filles belles de métissage, se tenant par le bras dans des robes fleuries à larges corolles, reins cambrés, ondulant des hanches, afin de mettre en valeur tous les atouts. Mais attention pas trop d’exubérances, juste ce qu’il faut ! La réputation est en jeu, et l’on est vite catalogué de fille facile.
Garçons, en bandes bruyantes, habillés des premiers jeans achetés à quelques marins en escale sur le port, chemise blanche largement ouverte sur des pectoraux bronzés et musclés par les exercices sur le sable de la plage. Cheveux brillantinés « Cadoricin », regard sombre, et, le secret espoir de charmer l’une de ces fausses starlettes au parfum de patchouli.
Magasins aux vitrines arrangées avec un goût discutable… bistrots, à l’odeur d’anisette et aux comptoirs poisseux, salles enfumées, et joueurs abattant leurs dominos avec des claquements de castagnettes.
Plage au sable brûlant, mer calme et plate où chacun, torse bombé y va de sa démonstration de plongeon, saut de l’ange, saut de carpe, longueur de bassin pour améliorer son crawl ; ceci, avant de s’allonger sur le sable blond, la peau cuite par un soleil généreux, et regarder passer les filles dans des Bikinis suggestifs, le popotin bien balancé comme deux miches de pain chaud.




****



Sur une photo jaunie, Je revois l’école de ma petite enfance, avant la guerre, au temps bienheureux, des amitiés partagées.
Ils sont là, mes parents, leurs amis, des notables, les enseignants, dans la cour de l’école italienne.
Moi j’ai quatre ou cinq ans. J’ai un tablier blanc avec un joli nœud rouge en lavallière, je danse avec une belle blondinette qui a le nœud rouge dans ses cheveux longs ! Je lui tiens la main, de l’autre main elle porte un panier de fleurs. Nous tournons pour une ronde. Nous sommes une dizaine de couples d’enfants du même âge à tourner ainsi.
Souvenir fugitif d’une petite enfance heureuse !
Ma mère est resplendissante. Malgré son arrivée récente dans le pays, malgré l’éloignement de son cher Tyrol aux doux paysages, aux jardins fleuris et aux sommets enneigés de ses dolomites bien aimées.
Malgré la séparation d’avec sa famille, elle aime ce pays.
Elle a appris l’autre culture, celle de la Méditerranée, elle a appris la tolérance et le respect de la différence.
Ses amitiés, sont à l’image du pays, cosmopolite. Elle se sent bien, elle est adoptée et appréciée de tous.

Mon père et heureux dans son bistro, il a ses amis de toujours, dans toutes les couches sociales et de toutes nationalités.
Il a ses clients, des hommes simples, au rire gras, à la plaisanterie facile, mais des hommes de cœur. Ce ne sont ni des égarés, ni des solitaires, ce sont des experts de la convivialité, et des connaisseurs en Kemia !
Ils goûtent l’instant présent se grisant de mots et d’anisette.
Le soir après la fermeture, les intimes arrivent ; Ils se réunissent pour de longues soirées d’amitié devant un plat de spaghetti, le tout arrosé de quelques bouteilles de Koudiat ou de sidi Raïs.

Les jours de fêtes, ils partent en bande pour de longues promenades en mer jusqu’aux îles Kerkennah où encore à la Chebba.
Une belle plage de sable fin, déserte. Une mer étincelante de lumière et le ciel d’un bleu limpide. L’air est saturé d’iode. Un pêcheur passe, il propose du poissons fraîchement pêchés qu’ils feront griller sur la plage en buvant une bouteille de rosé rafraîchie dans l’eau de mer.
Le soir, lorsque le ciel se nuance de rouge et annonce que le soleil va plonger dans la mer. Le visage écarlate, heureux d’une belle journée d’amitiés, ils rentreront.
La surface de l’eau scintille des derniers reflets du soleil. Alors que les premières étoiles s’allument rendant la voûte céleste d’un beau bleu transparent. Au loin les lumières de la ville les guideront pour un retour joyeux.

La saison de la plage passée, c’est à la campagne qu’ils iront pique-niquer. Ils emmèneront le couffin avec la pizza odorante, gorgée d’huile de tomates et d’anchois, sans oublier la glacière avec le rosé et la limonade.
Sur la route de Triaga, vers ce qui s’appelait alors le point géodésique de Touïlet Chéridi. Monticule de terre surmonté d’une sorte d’arc de triomphe hexagonal, au centre de la forêt des oliviers, lieu géographique du partage des terres.
De là, à l’infini on peut admirer l’alignement de cet arbre mythique sur une terre ocre ameublie, ratissée. L’on sent le travail de l’homme appliqué et consciencieux, alors que nul être humain n’est visible à des kilomètres à la ronde. Seul le chant des grillons met un peu de vie sur cette terre calcinée.
Pendant que la petite bande s’installe sous les taches lumineuses émises par le soleil au travers du feuillage gris de l’arbre de la paix, je vais d’arbre en arbre caressant les troncs massifs, rugueux, craquelés par le temps. J’imagine au travers de ses branches noueuses la face grimaçante de quelques héros antiques oubliés là, par les armées de Scipion.
Soudain, sortant de nulle part, un fellah propose un sceau de figues de barbarie, que la petite troupe achète bien volontiers.
À l’ombre des oliviers qui filtrent le soleil, la bonne humeur de tous, les amitiés vraies et l’exubérance démesurée, permettent de longues palabres chaleureuses, le verbe haut et pimenté.




****


Et puis, soudain tout chavire…
Des marins d’une frégate française saccagent le café de mon père, en lui disant d’aller se faire payer par Mussolini !
Peu après, la radio, fait entendre en direct la voix rocailleuse et terrifiante de ce Mussolini dire :
- « Chemises noires de la révolution !
Hommes et femmes de toute l’Italie !
Italiens habitant dans toutes les régions du monde,
Au-delà des montagnes et des océans !
Ecoutez :
Une heure solennelle dans l’histoire de la patrie a sonné.
La déclaration de guerre a été remise aux ambassadeurs de France et de Grande-Bretagne. »
C’était au soir du 9 juin 1940.
L’Italie fasciste profite de ce que la France a les genoux à terre pour porter le coup de grâce !

Mon expérience de l’école italienne s’arrête là !
Mon père humilié par cette forfaiture, le visage sombre, les dents serrées d’une colère sourde et d’une honte confuse, pense à ses amis français. Comment expliquer l’inexplicable, comment justifier l’injustifiable.
Ma mère, inquiète pour l’avenir joint les mains, et ne cesse de répéter : « Mon Dieu ! Mon Dieu, qu’allons nous devenir. »
Ils n’eurent pas de temps pour se poser trop de questions.
La nuit même les gendarmes sont venus chercher mon père.
Lui qui n’a jamais fait de politique, et dont le rêve est de voir toutes les communautés vivre en bonne intelligence, se retrouve en prison avec les autres Italiens de la ville, fascistes, républicains ou royalistes !
C’est la loi martiale, il faut remettre au commissariat le poste de radio, et tout ce qui peut ressembler à une arme.
Après quelques jours les hommes sont transférés dans une usine à huile en banlieue.
Tous les jours, il faut porter la subsistance pour le prisonnier.
De bon matin, me tenant d’une main et de l’autre un panier de victuailles nous faisons, ma mère et moi, la longue route menant à l’usine à huile route d’Aghareb. L’incendie solaire de ce mois de juin est sans pitié dans un ciel vaste et nu. Nous longeons des tabias de terre jaune saturés d’odeurs de sable chaud et de grignon mêlées. On croise des femmes portant d’énormes fagots, et des bourricots aux pas hésitants. On marche en silence à l’heure la plus aveuglante du jour. Puis on traverse une immense plaine jaune d’herbes sèches qui nous mène devant la grande porte de bois où nous déposons notre couffin au gardien.
Quelques jours plus tard, ma mère est informée qu’il lui faut porter à manger pour deux jours. Les prisonniers vont être transférés dans un camp de concentration à l’intérieur du pays.
Une dernière fois, le coeur déchiré, dans le silence d’un paysage calciné nous faisons la route poussiéreuse à l’odeur d’olive rance.
Il se trouve devant le portail, de nombreuses femmes le cabas à la main. Debout, silencieuses, le visage inquiet.
Vers treize heures les lourds battants de la porte s’entrouvrent, alors j’échappe à la main de ma mère et je cours vers la porte entrebâillée en criant « Papa ! ».
Un grand gaillard noir en uniforme caca d’oie de tirailleur sénégalais met sa baïonnette sur mon ventre en hurlant « arrière » !
Murmure de réprobation dans la foule des femmes présentes, mais personne ne bouge. Je fais demi-tour en pleurant.
Par la porte entrouverte, l’on voit des hommes debout en rang sous le soleil. Chaque rangée est séparée par une haie de chevaux de frise.
- Je scrute, mais je ne vois pas mon père.
La rumeur parle de camps de concentration à Kasserine.
Ils partent en effet le lendemain.

Le 24 juin l’armistice est signé entre l’Italie et la France.
Le 5 juillet, les prisonniers sont de retour, épuisés, malades, affamés.
Mon père a une profonde tristesse, dû au comportement humain !
Les jugements collectifs, la méchanceté gratuite. Il garde une blessure au fond de son âme. Il raconte les agissements de ses amis français, qui avaient oublié jusqu’à son nom !
Il parle des journées dans la fournaise à construire une route, des nuits glacées à même le sol sous une tente. De la faim, de la soif, de la promiscuité et de la saleté.
Il pense que les années d’insouciances sont passées, que maintenant vient le temps du ressentiment et de la haine… Il n’a pas tort !

La guerre est loin d’être finie. Elle poursuit ses ravages, et nous rattrape jusqu'à Sfax, occupé par les Allemands et les Italiens !
Alors, de nouveaux camps s’ouvrent et les geôliers d’hier deviennent les prisonniers d’aujourd’hui.
Les bombardements américains se déchaînent, les escadrilles volent haut et lâchent leurs chapelets de bombes au hasard. Sirènes d’alerte, vrombissement des avions, sifflement des bombes, fusées éclairantes, tirs de DCA.
Réfugiés dans la chambre des parents, blottis dans le coin du mur réputé le plus solide, nous laissons passer les orages successifs. L’immeuble mitoyen s’écroule dans un fracas assourdissant !
- La ville est évacuée.
Nous partons au bout d’un long chemin de sable, vers des maisons arabes Entourés de murs de torchis surmontés de figuiers de barbarie.
Au centre de cette fortification aveugle, une porte bleue à deux battants s’ouvre sur une grande cour en terre battue. En son milieu, le puits. Tout autour des chambres dont la blancheur infinie de la chaux irradie et fait plisser les yeux.
Plusieurs familles vivent là.
Nous avons, ma mère et moi une grande chambre avec une alcôve, une soupente, un coin cuisine. La pièce n’a pas de fenêtre, et cette semi-obscurité est agréable, elle donne une impression de fraîcheur qui repose de l’éblouissement de la cour.
Le lit de ma mère en fer peint en noir prend toute la largeur de l’alcôve, il est recouvert d’une mousseline servant de moustiquaire, les pieds du lit reposent dans des boites de conserve remplies de pétrole pour dissuader si possible, les bêtes d’escalader !
Je dors sur la mezzanine, un matelas de crin, un rideau tenu au plafond m’isole de la lumière et des moustiques.
Le coin cuisine a une grande paillasse en ciment sur laquelle trône un primus et un canoun. Le long du mur une étagère en bois est percée de trous de différents diamètres où viennent s’encastrer des jarres de poterie contenant les divers aliments pour notre nourriture.
Pour nous c’était simple, mon père a réussi à stocker un sac de haricots secs et un sac de farine ! Ce qui permet à ma mère avec les tomates séchées au soleil, et des échanges entre voisines, de pourvoir à notre subsistance.
Les pâtes faites à la main sèchent sur des claies de bambou.
Mon père de crainte des pillages, ne veut pas quitter son café. Avec sa bicyclette il vient nous voir régulièrement. Il parle des bombardements quotidiens, des morts, des souffrances de chacun, et, de nouveaux problèmes entre les communautés. L’agressivité vindicative des uns, la bassesse et l’opportunisme des autres, la morgue de certains, l’humiliation des humbles.
Ma mère souffre, physiquement et moralement des conditions de vie précaires, sans eau courante, sans électricité, sans le moindre confort.

Mais pour moi quel bonheur ! cette liberté à la campagne sans école, sans contrainte sociale, sans règle de vie.
Je passe mes journées avec les petits camarades de mon âge, qui s’appellent Mohamed, Loutfic, Sadok, Moïse, Jean, Salvator et d’autres encore.
Nous jouons dans les jardins, cueillant des fruits, attrapant des lézards, chassant la perdrix au filet.
Nous faisons régulièrement la chasse aux scorpions, avec une boîte de conserve attachée au bout d’un bâton, nous soulevons les pierres, et nous les faisons entrer dans la boîte. Parfois nous trouvons aussi des vipères. Tijani, l’infirmier de l’hôpital échange notre récolte contre quelques friandises.

Notre imagination est sans limite pour trouver des jeux. Et, les journées ne sont pas assez longues pour tout essayer !
Il y a un magnifique figuier derrière le puits ; nous mettons de la glu sur une branche à côté d’une boîte remplie d’eau afin d’attirer les oiseaux… Combien de chardonnerets, de rouges gorges, de canaris avons-nous attrapés ainsi, mis en cage, puis vendus ou… relâchés.

Avec trois roulements à billes récupérés après de difficiles négociations auprès des mécaniciens, nous faisons « une charrette à roulements ». Un roulement à billes à l’avant fixé sur un timon avec un gros boulon permet le guidage, deux à l’arrière, et le tout fixé sur un plateau.
La petite pente derrière la maison sert de piste, et chacun son tour, nous faisons la descente avec au bas de beaux dérapages, qui parfois nous éjectent, couronnant nos genoux et nos coudes de belles éraflures.

Nous faisons le concours de la plus belle et la plus efficace « tire- boulettes » ! Pour cela trouver une fourche en bois d’olivier ou d’eucalyptus, la façonner pour lui donner une forme arrondie, brûler ce V afin de sécher le bois et lui donner plus de robustesses. Ensuite, il fallait trouver l’élastique, le cuir, et la ficelle pour relier le tout. Ce n’était pas toujours facile. Pour l’élastique, une vieille chambre à air de camion faisait l’affaire, quant au cuir servant de chargeur, ce pouvait être un morceau de chaussure de préférence la languette souple sous les lacets, ou encore un bout du harnais de l’âne ! Les munitions, ne manquaient jamais, petits cailloux, noyaux de dattes, et tout ce qui nous tombait sous la main… sauf bien sûr, les noyaux d’abricots !
Eux servaient à un autre jeu que nous appelions « Bou-nouya ». Il s’agissait pour certains de s’asseoir en tailleur contre un mur et faire devant soit un petit tas avec quatre noyaux d’abricots. Pour d’autres à une distance négociable de deux ou trois mètre, de lancer un noyau et tenter de faire tomber le paquet et ainsi gagner les quatre noyaux.
Sans me vanter à ce jeu je n’étais pas le plus mauvais ! Et parfois de retour à la maison mes poches étaient bien pleines. Ma mère avait du mal à comprendre l’intérêt que je pouvais prendre « à ce jeu mal propre avec des noyaux que n’importe qui avait sucé. »

Les toupies ! Nous étions tous des inconditionnels des toupies, mais là, il fallait avec nos économies les acheter chez le Djerbien qui les faisait lui-même avec son tour à pied.
La mienne, était en bois d’olivier peinte de trois couleurs, noire, rouge et verte avec au bout une grosse pointe en fer bien solide.
À l’extrémité de la ficelle, une vieille pièce de monnaie trouée me permettait de l’avoir bien en main. Je la lançais de toute ma hauteur en visant les toupies de mes petits camarades pour essayer au mieux de les faire éclater, au pire de les faire sortir du cercle du jeu. Le plus souvent cela ratait bien sûr, alors quand elle tournait au sol, en la faisant passer entre l’index et le majeur je la mettais sur la paume de la main et avec le même esprit destructeur je la laissais tomber sur celle de mon adversaire, la faisant sortir du rond tracé sur la terre.

Parfois dans le ciel clair, nous assistions fascinés à quelques combats aériens. Nous avions tous, les deux mains aux dessus des yeux et faisons des paris sur un vainqueur… sans trop savoir à quel camp il appartenait. Nous frappions des mains et poussions des cris quand l’avion choisi, s’éloignait dans le ciel, tandis que l’autre, dans une colonne de fumée, piquait vers le sol. Et, si par hasard, l’on distinguait un parachute, alors là… c’était le plus fantastique des spectacles.
Nous n’avions pas conscience que des hommes étaient dans ces engins et se trouvaient en danger de mort !

Mais par-dessus tout, il y avait Houria !
Houria habite un gourbi un peu plus loin. Elle a en charge quatre chèvres qu’il lui faut mener au pâturage et traire. Houria a deux frères, elle est la plus jeune. Son père l’ignore, sa mère la prend comme souffre-douleur, et la traite comme le bourricot à coup de bâton.
Parfois dans le champ, je m’assoie près d’elle, nous dégustons des dattes et buvons du lait de chèvre.
Elle est maigre comme une enfant qui ne mange pas tous les jours à sa faim, mais elle est belle avec ses grands yeux de braise, emplis suivant les moments d’étrangeté attendrissante, ou de discrète malice.
J’aime me trouver à ses côtés, elle est joueuse et rit de tout, elle est vive, intelligente, toujours aux aguets. Elle me fait penser à ces petites bêtes que l’on voit courir sur le sable dans toutes les directions.
Elle aurait voulu aller à l’école, apprendre à lire.
– « Mais une fille n’a pas besoin de savoir lire dit son père. Il faut qu’elle sache tenir une habitation et aider aux champs. C’est bien suffisant pour faire une épouse. »
C’est elle qui va chercher le bois pour le feu, tourne la meule, tire l’eau du puits et porte sur son dos la lourde jarre.
Une fois ses corvées terminées, elle part avec ses chèvres. C’est pour elle le seul bonheur du jour.
Elle m’avait demandé de lui prêter mon livre de lecture… pour les images !
Parfois l’après midi pendant l’heure de la sieste, je vais la retrouver dans le champ avec ses biquettes et ensemble nous ânonnons sur mon livre les premières leçons.
Une fois, elle a sorti de sous sa robe, un crayon et un morceau de papier et m’a demandé d’écrire quelque chose.
- Que veux-tu que j’écrive ?
- Ecris… Houria.
Alors, je lui ai tenu la main avec le crayon, et ensemble nous avons écrit
« H O U R I A ». Elle a ri, elle était contente. Elle a plié le papier et l’a rangé sous sa robe.
Et puis, un jour son père nous a surpris, il était furieux, son visage olivâtre couvert de petits trous de vérole grimaçait, il a frappé Houria avec son bâton.
Il a dit que j’étais un roumi et que je n’avais rien à faire avec sa fille, mais surtout qu’il était indigne de vouloir lui mettre dans la tête des pensées nuisibles qui ne sont pas en accord avec la religion, qu’il ne fallait pas ; je ne devais plus m’approcher d’elle.
J’étais malheureux, Alors Sadoc m’a donné une idée, Avec deux boites de lait Nestlé vide et quinze mètre de ficelle, j’ai réalisé un téléphone afin que nous puissions communiquer.
Ainsi, caché derrière des palmiers nous pouvions encore nous parler, sans nous voir, c’était magique.

Quelques jours avant Noël, ma mère est triste, elle a la nostalgie des noëls de son enfance sous la neige avec un beau sapin illuminé et le son des cloches, appelant pour la messe de minuit.
Aussi elle me demande de lui apporter une branche de palmier qu’elle plante dans un pot. Elle le décore avec des fils de laine de diverses couleurs, et du papier d’argent. Son sourire est triste en contemplant son sapin de Noël !
Alors pour lui faire plaisir, sous le sapin, j’ai fait la crèche.
Du papier froissé figurait la grotte, et, la silhouette des personnages je les aie découpées dans du carton.
Elle a été émue et elle a pleuré.

Ensuite, avec notre téléphone très spécial, j’ai demandé à Houria ce quelle faisait pour Noël ?
Elle m’a répondu, « quelle jurait ne pas connaître ce Noël. Qu’elle m’en aurait parlé si elle avait connu ce garçon, qu’il fallait la croire, que j’étais son seul ami. »

En ce jour de réunion familiale, nous sommes invités chez des amis qui habitent une villa, route de Gabes. Après avoir marché entre les tabias silencieuses sur un chemin de sable nous débouchons sur une route asphaltée, encadrée d’eucalyptus. La maison de style colonial, apparaît au bout d’une longue allée plantée de palmiers. Un grand escalier mène à une terrasse où toute la famille est réunie.
Pendant que ma mère prend des nouvelles des uns et des autres. Je vais avec la nonna au fond du jardin plumer le poulet pour le repas de fête. C’est alors que deux avions de chasse sortis de nulle part arrivent en rases mottes dans un bruit assourdissant, ils ouvrent le feu de leurs mitrailleuses. La grand-mère qui m’avait pris par la main s’aplatit à terre m’entraînant avec elle. Les rafales passent à quelque dix centimètres de nous, faisant exploser les mottes de terre.
Lorsqu’ils sont partis elle se relève, secoue son tablier serrant toujours son poulet d’une main ; de l’autre elle reprend ma main. Livide, mais impassible, nous rentrons paisiblement. Tous, nous regardent comme des miraculés !
Pendant le repas, chacun s’efforce d’être de bonne humeur, mais le cœur n’y est pas. Les conversations sont graves, les visages inquiets. On ne parle que de la guerre qui dure, qui dure ! des bombardements, des restrictions, et de l’avenir incertain.
C’est un noël tristounet, sans cadeaux, sans père Noël et sans rire.




****


Dans le fondouk, le soir quand tout devient immobile, que les maisons se colorent de rose, après que le muezzin ait appelé pour la dernière prière.
La cour collective s’anime.
Sous les étoiles ou à la lumière d’une lampe à pétrole, nous faisions cercle autour du père de Mohamed. Lui est assis en tailleur, le turban blanc des ulémas autour de la tête. Son visage a une expression noble et douce, les yeux profonds comme la nuit, une grosse moustache grise sur une bouche épaisse. D’une main, il tient un chapelet d’ambre et les grains glissent un à un entre ses doigts pendant que de sa voix rauque et voilée, il nous conte des poèmes d’Ibn’Arabî. Ils parlent de pays lointains où les caravanes marchent soixante lunes avant d’apercevoir des jardins dont les arbres portent comme fruits des oiseaux multicolores et où des princes épousent des rayons de lune.
Ou encore, il nous raconte, des sagas du sud du Sahara qui parlent de combats entre guerriers Touaregs. Poèmes épiques que le père de Foucauld a transcrit.
Elles disent :
- « La nuit passée, nous avions fait accroupir nos chameaux sous les murs d’Insalah ;
nous nous étions fait un abri de nos bagages.
J’ai entendu le son d’un air du violon que tenait Chennou sur ses genoux.
Je suis resté quelque temps en arrière de l’expédition ;
Puis je suis parti ; le froid de l’hiver et moi, nous allions à la rencontre l’un de l’autre ;
Je marchais rapidement dans le désert.
J’avais mis dans mon cœur une provision de persévérance telle
Qu’elle ne put ni s’épuiser ni se refroidir.
Je descendis dans la vallée de Târat serré dans mes vêtements et prêt pour le combat,
J’avais hâte, je désirais le moment où l'on serait lâchés les uns contre les autres.
Äma, qui autrefois souhaitait la rencontre,
Court maintenant ; il se réfugie sur la montagne comme un mouflon.
Moi, je me tiens arrêté au pied de la montagne, écoutant les nouvelles des pourparlers qui se font,
Mon cœur bouillonne, je ne puis le refroidir.
J’ai laissé les troupeaux de l’ennemi aux amateurs de pillage,
Ils les ont entourés, les ont empêchés de s’échapper et les ont capturés ;
Moi, je n’ai pas arrêté mon méhari auprès des chamelles et chamelons.
Les ennemis se découragent quand ils voient notre poussière s’élever du sol et monter comme une longue queue jusqu’au ciel ;
Leurs ailes retombent, mouillées et lourdes par la puissance
De Dieu notre Maître, car elle est sans pareille
Pour beaucoup la feuille est jaune, elle est mûre depuis l’an passé ;
Le noeud se brise, la chose tombe de son enveloppe, elle n’est plus là.
Quand la nuit, approchant de sa fin, arrive à son dernier tiers,
Ceux qui ont achevé leur temps vont mourir.
Je te rends grâce ô Dieu possesseur de toute force, De ce qu’il a été vengé ce jour de désastre En lequel, femme, vous étiez en fuite dans les montagnes mourant de soif.
Saluez de ma part Täkharibt, hommes nobles !
Tu as été vengée, Täkharibt en un pays lointain :
Hemma et Äma sont déchiquetés et mis en morceaux étroits comme des bandes d’étoffes du Soudan ;
Nous avons pris sur le champ de bataille le méhari brun rouge d’Äma et ses riches vêtements, son fusil, son épée son javelot, et sa grande calotte rouge près de laquelle passaient les baudriers.
Je reviens, faisant marcher mon méhari acajou clair d’un pas lent et cadencé,
Tenant sur mes genoux le violon
Reconquis par la force du bras.
Saluez de ma part Täkharibt et toutes les joueuses de violon !
Mon cœur, la passion y fait s’entrecroiser les éclairs
Comme quand le vent et le tonnerre se répondent dans la tempête.

… Ensuite, ma mère m’appelle, il est l’heure d’aller dormir.
Mais la nuit, sur ma couche le rêve continue.
Moi aussi j’ai un méhari, une épée. J’ai aussi le voile touareg bleu autour du visage et je pars délivrer Houria.
Son père me barre la route, alors je lève mon épée, mais je ne le tue pas… c’est le père d’Houria !
Lui, prend peur, il s’enfuit.
Alors, Je la soulève de terre et la pose sur mon méhari blanc comme celui du prophète. Je frappe du pied sur son encolure, il se lance au galop. Nous partons vers des contrées inconnues où coulent des rivières de miel.
Et moi aussi, je récite des poèmes. J’ose répéter ceux que j’ai entendu dire par Si-Mohamed :
- L’eau du puits ne me désaltère plus, tant mon cœur et brûlant.
… Je ne te quitterais ni en rêve ni en pensée et jamais mon méhari blanc ne s’éloignera de toi.
Ô Houria, ton cou et tes épaules sont pareil à ceux de l’antilope,
Ta peau et plus douce que la soie et plus blanche que le papier.
Tu as plus de prix que l’argent emplissant les mains.
Et, tu es plus belle qu’un poulain jouant et courant dans les plaines.

Je ne me souviens plus de la suite… mais je suis content de mon effet.
Et je répète ces quelques vers, jusqu’à ce que le sommeil m’emporte… vers d’autres rêves !





****



Un jour, ma mère me dit que nous sommes invités à un mariage.
Je suis tout excité à l’idée de la belle fête à laquelle je vais assister.
Mais plus que tout, la voisine a décrit le luxe du décor et l’abondance de victuailles, et cela dépasse mon imagination. Je me sens important puisque invité. Je le dis à mes copains, ils ne me croient pas, alors je répète ce qu’a dit la voisine, et j’énumère tous les plats que nous allons manger !
Ils me prennent pour un fou et se moquent de moi. Il me faut jurer sur la tête de ma mère, dire que la voisine est la cousine de la mariée. Qu’elle nous à raconté tous les préparatifs dans le détail, puisque c’est elle qui a tout cuisiné…
L’argument est imparable ! Alors mon importance dans le groupe devint considérable, et, je dois promettre de tout raconter, mais surtout de rapporter quelques gâteaux dans mes poches en gage d’amitiés.
Sadok, qui a quelques années de plus que nous, prend un air important et nous explique le mariage.
Nous sommes tous autour de lui. Il parle à voix basse comme d’un secret avec des silences qui nous laissent imaginer des choses.
- « Alors voilà, c’est comme je dis, j’le jure !
Les mariés y rentrent dans la chambre, et tous y sont derrière la porte à rigoler.
Alors, le type il enlève la robe de la femme. Même qu’il la met toute nue !
Il la regarde de partout pour voir si elle est bonne, parce que avant les femmes ils l’ont lavé et enlevé tous les poils partout.
Alors après. Il rentre son Zob à l’intérieur de son ventre.
Candidement je demande : - Mais par où ? par le nombril ?
Tous de rire et de se moquer de moi !
Mais non ya Bim (espèce d’âne) Par-dessous, par le trou ! tu as jamais vu la chèvre qui pisse, et bien par là, même que, Yousef le marchand de charbon, une fois je l’ai vu faire ça avec la chèvre de Salem !
Grand silence, et chacun d’imaginer…
- Houyhouiii ! Alors ça fait mal ?
- Normal … il y a du sang qui coule… comme un coup de couteau !
Alors, il l’essuie le sang avec la chemise et après il la lance aux gens qui sont derrière la porte, eux ils attendent en rigolant. Mais attention, il doit faire fissa autrement c’est pas bien, et les autres ils tapent à la porte.
Tout le monde y veut voir la chemise, elle passe de main en main, les femmes lancent des youyous et elles dansent. Les hommes ils crient de joie. Pourquoi ? - parce que l’homme il est fort !
Et la mère de la mariée, elle, elle rigole.
Après le marié il sort de la chambre et tout le monde le félicite parce qu’il a bien troué.
Et maintenant ils font la fête toute la nuit.
Mais la mariée elle, mesquine (ou mesquina ?)elle reste au lit.
Tu vas voir, c’est comme j’te dis, jt’y jure… Tu nous raconteras ! »
Un grand silence suit le récit de Sadok.
La petite troupe devint soudain sérieuse et songeuse, le temps de se représenter la scène.
Moi, je suis inquiet, je ne voudrais pas qu’un jour, quelqu’un fasse du mal à Houria.
Et du coup, je ne suis plus très sûr de vouloir aller à ce mariage.
Mais le moment de mélancolie ne dure jamais bien longtemps à notre âge… vite, l’on passe à d’autres jeux !



****


Un matin, le soleil ne se lève pas ! du fond de l’horizon, des traînées dans le ciel couleur cuivre, annonce de sirocco. Les nuages fuient, en même temps qu’une sécheresse de four s’abat sur nous, l’air s’épaissit, les formes deviennent incertaines et semblent flotter dans un brouillard fauve.
Alors le vent commence à souffler. Au ras du sol la chaleur monte dans les jambes comme de la cendre brûlante. Sur les visages s’agglutinent des cristaux de sable mêlés à la sueur formant des masques ridicules.
On rentre vite se mettre à l’abri dans l’étuve des maisons. Mais le sable s’infiltre partout, les lèvres se crevassent, la gorge est sèche et l’air devient irrespirable. La poitrine fait mal, la tête explose, Nous sommes prostrés, à attendre. Le temps passe et le vent loin de se calmer redouble de vigueur, il siffle et rugit faisant dire aux femmes « Voilà les Djenoun venus du désert, que Dieu nous protège ».
Soudain des poings heurtent fortement la porte. C’est Houria, sa mère et son chien qui viennent se mettre à l’abri, le vent a endommagé le gourbi et elle nous demande de les recueillir en attendant la fin de l’ouragan.
Moi, qui étais enfoui sous un drap pelotonné comme un chat, soudain je me sens ragaillardi.
Et, pendant que ma mère rassure Fathma qui se lamente non pour ses bêtes ou la tente, mais parce que, dans le sifflement du vent, elle entend la voix de la Rouhania venu des sables du désert, et qu’elle a peur.
- Illoutof alik. - Que Dieu nous protège des mauvais génies.
Qu’IL nous couvre de sa bénédiction et éloigne de nous Satan. Ô Toi ! le clément, le miséricordieux, qui a pouvoir sur toutes choses, sauve nous des Ghoul et des Ghoulia. Épargne nous.
Ya mintti. Petite mère, que la prière et la paix soient sur toi. Garde–nous près de toi. Cache-nous jusqu’au départ des mauvais esprits, je ne veux pas qu’ils s'implantent en moi par ma bouche et par mes narines.
Ma mère la rassure, lui offre un verre d’orgeat et un biscuit.
Moi, hypocritement, je profite de la situation pour m’éloigner furtivement avec Houria jusque ma chambre, nous sommes suivis par son gardien le chien kabyle ! je lui prends les mains et, Nous restons ainsi longtemps, sans parler mains dans les mains, yeux dans les yeux. Mon cœur heurte tellement fort ma poitrine que j’ai cru qu’il allait en sortir.
Dehors, la tempête semble enfin se calmer, un silence pesant s'installe, mais après quelques minutes, une nouvelle bourrasque se fait entendre augmentant la frayeur de Fathma qui se cache derrière ma mère, et récite des Fathoua du Coran.
Les roulements du vent ressemblent en effet à des voix humaines et moi-même sans la présence d’Houria, je n’aurais pas été tranquille !
- Tu entends me dit Houria c’est la voix du vent, il dit des choses que les hommes ne peuvent pas comprendre, mais ce n’est pas bon, c’est toujours des mauvais trucs, tu verras, il va arriver quelque chose !
Au coucher du soleil, enfin la tempête se calme et tout rentre dans l’ordre. Le ciel redevient serein, les étoiles apparaissent une à une, plus brillantes que jamais, et l’odeur du sable chaud emplit l’atmosphère.




****



Les jours succèdent aux jours et l’on s’installe dans ce provisoire qui dure.
Le goûter, fait d’une tranche de pain d’huile et d’une rondelle de tomate saupoudré de sel, a une saveur délicieuse ; son goût est encore sur mes papilles.
Mais le ravitaillement commence à manquer, et ma mère est inquiète.
La guerre s’accélère, les nouvelles du front sont encourageantes ou inquiétantes, suivant les points de vue !
L’Afrika-Korp cède à El-Alamein et se replie sur la ligne Mareht. Le Bruit des combats se rapproche, le sifflement des bombes grandit, devient grondement et finit en tonnerre. Les canons et la mitraille tirent en continu, on voit des hommes désemparés, des blessés, des mourants. La nuit on suit les fusées éclairantes et les lueurs des combats.

Les villes du sud Tunisien sont reprises les unes après les autres par les armées de Montgomery et de Leclerc. Les batailles deviennent incessantes, nous empêchant d’aller jouer ! Le bruit des canons tonne et se rapproche. Un matin, les soldats Allemands courent dans tous les sens, embarquent à la hâte leurs blessés dans des camions et filent vers le nord.

Sfax est libéré. Jour de liesse !
Mon père retourne en prison. Jour de tristesse !
Les bruits les plus fous courent sur les mauvais traitements subis par les prisonniers. Interrogatoires, tortures, on parle même d’exécutions.
Les militaires veulent tout savoir, même et surtout lorsque l’on a rien à dire. Ils font leur travail ! … Il faut parler, dénoncer, avouer n’importe quoi, mais il faut hurler quelque chose !
- Attentes angoissantes.
Enfin mon père est libéré. Et la guerre passe.
Telle une tornade elle a défait les choses et les gens, emportant tout sur son passage, faisant couler des larmes et du sang. Créant des situations absurdes, des doutes, et laissant partout le vide absolu.
La terre vit une Tragédie, mais chaque humain vit sa propre tragédie.
Sfax est en fête, dans la passion et la foi patriotique.
Enfin, on est autorisé à rentrer en ville, la maison est pillée et le café réquisitionné.
La ville est à reconstruire.
Mes parents aussi sont détruits. L’argent manque. Le travail n’est plus pour les vaincus.
Tout autour c’est un vague mépris, ou une condescendance humiliante.
La considération des autres et de soi n'est plus lorsque l’on a tout perdu.
Il ne reste que la mémoire. L’espoir même a disparu.
Les amitiés sont soupçonneuses, l’intolérance et la méchanceté, monnaie courante.
Le soleil lui, est toujours présent dans un ciel désormais paisible, il fait croire que tout est simple et beau. Mais à ce calme s’oppose le délire des hommes ; sa chaleur est absente des cœurs.
L’astre ne brille plus que pour ceux qui confondent puissance et grandeur.
La tyrannie est vaincue et l’arrogance des vainqueurs est légitime.
Le respect de l’autre n’est plus dans les esprits.
Comment faire comprendre que malgré la différence, l’on regarde vers la même étoile, que l’espoir doit être dans l’homme, et qu’il n’y a pas de modèle universel.
Un nouveau patron parade derrière le comptoir du café de mon père !
La distribution de vivres et de vêtements n’est pas pour les Italiens !
On est impuissant, brisé, et les amitiés sont rares.
- « Qu’ai-je à faire d’un ami qui me juge sur mon appartenance ? Si je suis différent, c’est comme cela qu’il faut m’accepter. De notre union, nous devons sortir grandi l’un et l’autre, car mon cœur est pur. J’ai toujours été pour la vérité, et le respect des autres. Je veux être libre sur cette terre, et appartenir à l’humanité.
Oublions les fanatismes et les exclusives, retrouvons la paix et l’amitié par-delà les divergences et l’absurdité d’une horreur qui a révélé la part négative de l’homme.
Résistons par-delà les apparences, et aidons l’autre, parfois jusqu’à se perdre soi-même. »
Mon père tenait ce discours… Mais seul le vent l’entendait et emportait ses paroles au loin vers l’immensité des sables du désert.
Ce n’est que plus tard, bien plus tard, que ses mots revinrent vers lui avec le vent du sud … le shehili !




****



Heureusement, les hommes ont une faculté d’oubli remarquable !
Petit à petit la vie reprend son cours.
L’école rouvre, il faut refaire son cartable. Collège des garçons.
D’autres copains, les mêmes jeux ou presque. Contraintes de la ville.
Maintenant je suis loin d’Houria, et je me rends compte combien elle a compté pour moi. Je la revois avec ses chèvres, ou tirant l’eau du puits. J’allais l’aider, alors elle me disait :
- Oh Rougé ! c’est dur hein.
Elle savait, par intuition combien la vie est difficile, et chaque instant une lutte.
Je retenais sa leçon de vie.
Mais le temps ! le temps, hélas… recouvre les meilleurs sentiments du voile noir de l’oubli.
Lentement, le portrait d’Houria s’estompe dans mes rêves d’adolescent. Elle est remplacée par l’image de ma voisine.
Une jolie rousse aux yeux aigue marine reflétant la profondeur, et toute la douceur de la Méditerranée.
Pour moi, un soir sur la terrasse de l’immeuble qui sentait bon la lessive et le bois brûlé, elle s’ouvrit comme une fleur.
Ses pétales, brûlants et mouillés de rosée palpitaient. Je fondais en elle, et, fiévreusement, je découvrais son corps épanoui, sa chevelure fauve dansant autour d’un visage de madone.
Fière de sa nudité, avec l’impatience animale de découvrir la plus mystérieuse des émotions, elle s’offrait.
Le sang brûlait nos tempes. Pris de vertige nos corps s’enlaçaient, s’entremêlaient, et nous connûmes ce soir-là, l’ivresse des premiers émois.



****



Enfin, après des années de galère et de procès, la justice rend son café à mon père…
Les amitiés se reconstruisent.
Au comptoir du bar à nouveau les clients et les amis affluent. Ils lèvent le coude pour l’anisette de l’amitié dans un brouhaha de mots, de plaisanteries faciles et d’invitations réciproques.
Le bonheur de vivre lentement revient avec l’oubli des inégalités crées par les années noires.
Le partage entre hommes de toutes origines redevient l’usage.
Les plaies se referment doucement.
Toutefois, il reste au fond de soi, une douce mélancolie qui fait le regard plus brillant, et la pensée plus lucide.

Quand à moi, c’est pendant ces années singulières que j’ai appris les leçons de la vie. Dans les terrains vagues, les rues, les jeux, et aussi quelques bancs d’école où avec mes petits camarades nous ânonnions :
« Nos ancêtres les gaulois. – Chantions : l’étaiton piti naviré, ou kunsantinpur abreuve nosillions – Nous récitions avec conviction : Pirrette et lepotolé » !
Pauvres petits métèques, nous ne savions même pas à quoi ressemblait la « France pays tempéré » comme nous disions !

Ainsi, j’ai affronté dans l’innocence, cette enfance tourmentée par les bruits d’une guerre inhumaine, puis les contradictions de la vie. Essayant toujours de garder quelques discernements devant le tumulte des événements.
Aujourd’hui, après tant d’années de vie d’homme. Ni triomphe, ni ratage.
Il m’arrive parfois de m’asseoir seul sous le ciel étoilé, et là, de m’interroger sur les humains que j’ai observés passionnément durant toute ma vie.
Et de dire à mon âme, où peut-être à Dieu, s’il existe… que je n’ai toujours rien compris à leurs motivations profondes, ni à leurs contradictions ni à leurs objectifs, ni aux visages sérieux, qui les font se croire si importants !

Mon regard, embrumé par la pluie parisienne regarde maintenant par-delà l’horizon vers des petits matins intenses.
Là-bas où la mer ne se détache pas du ciel, il y a ce petit chenal aux odeurs de poisson séché.
Des barques aux voiles usées, entrent paisiblement harassées d’une nuit de pêche.
Elles viennent se ranger délicatement pour un répit bien mérité, dans le petit bassin du port des voiliers, au bord des quais où des hommes trempés de sel, le visage buriné de mer, déchargent dans un joyeux désordre les poissons de la nuit. Toujours sous le soleil bienveillant de ce pays béni des dieux qui restera à jamais la tendresse, la nostalgie, et le bonheur de ma vie.

Novembre 2008.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire