Bienvenue

Ouvrez vous à l’espérance vous qui entrez dans ce blog !

Et ne vous croyez pas obligés d’être aussi puissants et percutants que Dante. Si vous avez eu plaisir à lire les lignes qui suivent et s’il vous est arrivé de passer d’agréables moments à vous remémorer des souvenirs personnels heureux de votre vie en Tunisie ; si vous éprouvez l’envie de les partager avec des amis plus ou moins proches, adressez les -- sous une forme écrite mais la voix sera peut-être bientôt aussi exploitable -- à l’adresse : jean.belaisch@wanadoo.fr et vous aurez au moins le contentement d’être lus à travers le monde grâce à l’internet et à ses tentacules.

Vous aurez peut-être aussi davantage c'est à dire que d’autres personnes, le plus souvent des amis qui ont vécu les mêmes moments viendront rapporter d’autres aspects de ces moments heureux et parfois corriger des défaillances de votre mémoire qui vous avaient fait prendre pour vérité ce qui était invention de votre cerveau émotionnel.

Ne soyez pas modestes, tout rappel peut être enrichissant, n’hésitez pas à utiliser votre propre vocabulaire, à manier l’humour ou le sérieux, les signes de richesse (y compris intellectuelle) ou les preuves de la pauvreté (y compris d’un moral oscillant). Vous avez toute liberté d’écrire à la condition que vous fassiez preuve de responsabilité puisque d’une façon ou d’une autre nous représentons tous un groupe de personnes qui a aimé la Tunisie et qui a pour d’innombrables raisons, choisi de vivre sur une autre terre.

Bienvenue donc et écrivez dès que vous en sentirez l’envie.


Un des responsables de ce qui pourrait aussi devenir un livre, si vous en éprouvez le désir !

REMARQUE : Les articles sont rangés par années et par mois .

Dans la rubrique "SOMMAIRE" vous ne trouverez que les premiers articles publiés c'est à dire jusqu'à fevrier 2009. Les autres sont classés sous la rubrique "ARCHIVES DU BLOG".

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vendredi 29 mai 2009

L’ESSOR A TUNIS

L’ESSOR A TUNIS

GINETTE FELLOUS

Je suis née à l’Ariana , jolie banlieue pas loin de Tunis, où paraît-il l’air était plus pur que dans la capitale et où l’on cultivait les fameuses petites roses au parfum sublime si réputées dans tout le pays.Enfance heureuse et gâtée.
Depuis mon plus jeune âge, mon père et moi prenions le tramway N°6, pour descendre à Tunis et, la main dans la main, il m’accompagnait à l’école des Sœurs « de Notre Dame de Sion » pour que je devienne, comme disait maman, une petite fille modèle et bien élevée.Souvenirs très doux de ces années passées dans cette institution.
Puis changement de programme,pour l’entrée en 6ème, mes parents trouvaient que certains principes donnés par mes religieuses n’étaient pas les leurs, ce qui provoquait des discussions et ils préférèrent m’inscrire au Lycée Armand Fallières, pour poursuivre ma scolarité.Mes parents adoraient l’Opéra et le théâtre et souvent, nous allions en famille applaudir les artistes de passage. Un dimanche, je devais avoir 13 ou 14 ans,on donnait au théâtre municipal une pièce juive très émouvante « le Dibbouk » d’un auteur polonais An SKY.
J’ai ressenti pendant cette représentation un choc émotionnel intense.En recevant à la maison encore bouleversée, j’annonçais à mes parents
« plus tard je serai comédienne !».
Je passe sur les réactions de mon père…
Puis le temps adoucit les choses ! Un jour, miracle... J’apprends qu’il y avait un concours d’entrée à l’école de théâtre de l’ESSOR, c’était en 1946 !
Je supplie qu’on me laisse tenter ma chance.Le OUI a été bien faible, mais suffisant et aussitôt je cours m’inscrire ; et surprise, je tombe sur mon cher Pipo ZERAH ( notre chef de chorale actuel) qui lui aussi voulait tenter l’aventure. Je réussis cette épreuve et quelque temps après, je fais partie de la troiupe l’ESSOR
Quelle émotion ! et quel bonheur !
Le Président Alexandre FICHET, peintre de talent, avait fondé cette compagnie théâtrale, amateur, d’un niveau quasi professionnel, qui se produisait au théâtre municipal de Tunis, tous les mois, trois fois de suite avec un spectacle nouveau classique ou moderne.L’ESSOR, « théâtre pour tous «, a été une innovation culturelle sans précédent et cela, nous le devons à son président, qui a été une grande figure pour la Tunisie. Il avait tellement d’importance dans le paysage culturel du pays, et aussi dans le rayonnement de la culture française, que lors de son cinquantenaire , un timbre commémoratif a été édité par l’administration des postes à l’effigie du Président FICHET.
Mon premier grand rôle a été « Sylvie et le fantôme » d’Alfred ADAM, où je jouais pour la première fois avec mon ami d’enfance René HAIAT (René VIGNON). Je jouais une ingénue émerveillée de la vie et de tout ce qui lui arrivait…. Et moi aussi, je l’étais dans la réalité !La critique fut excellente.
Puis a suivi un classique de MUSSET « il ne faut jurer de rien » avec le grand comédien Jacques FOULON (Jack MATHOT) professeur de lettres au lycée Carnot.
Tout de suite après, changement de personnage, plus complexe et dramatique : « Notre Dame d’en Haut » de Jean Jacques BERNARD (le fils de Tristan) qui fut un ami très cher par la suite, car j’ai joué 3 de ses pièces
Ensuite, « l’or et la paille » de BARILLET et GREDY, « la Belle au bois dormant » de SUPERVIELLE, « la maison de Bernarda » de Garcia LORCA, et puis encore…et encore… et tant de pièces encore …!
Les soirées théâtrales étaient toujours attendues avec impatience par un public nombreux et enthousiaste. Nous avons eu aussi le grand honneur, dans un concours de jeunes compagnies à Vichy, de recevoir le premier prix d’interprétation dans la pièce de Armand SALACROU « Pourquoi pas moi ?« . Cela a été une grande fierté pour l’ESSOR qui a ainsi défendu
les couleurs tunisiennes.
Un jour, le Président FICHET va voir mes parents et leur conseille de m’envoyer à Paris, pour passer le concours du Conservatoire :
« Je pense, leur dit-il, qu’il serait intéressant pour votre fille, de continuer à apprendre et à se perfectionner dans cette voie « .
A ces mots magiques, que d’hésitations en famille pour la décision finale !
Enfin, je pars avec ma mère chez mon oncle avec la bénédiction des miens, de mes amis, pour passer ce fameux Concours.
Et miracle, je réussis !
Que dire ! je me sentais si petite, si loin des connaissances de mes nouveaux camarades, entourée de professeurs prestigieux les plus grands comédiens de la Comédie Française pleins d’égards et de bonté pour cette jeune fille qui venait de loin pour apprendre la comédie. …
On m’appelait « Fleur de palmier « en souvenir de ma Tunisie lointaine.
Georges DUHAMEL, (de l’Académie Française) grand ami du président FICHET, et son épouse Blanche Albane, m’ont beaucoup soutenue et aidée me considérant un peu comme leur fille, me guidant et me conseillant avec toute la tendresse du monde.
Ambiance sérieuse, dure, travail intense… Beaucoup de volonté et de ténacité. Je voulais arriver et faire honneur à mes très chers parents.

Un matin, coup de tonnerre, je reçois un télégramme :
« maman gravement malade, viens vite !!! »
Sans réfléchir j’abandonne tout ! Mes livres mon travail, mes engagements ( j’avais également une émission avec Pierre SABBAG à la radio, au POSTE PARISIEN …)
J’abandonne tout….
J’arrive enfin à Tunis, chez nous, à la maison. Toute la famille était là. Je ne reconnais pas la maman que j’avais laissée …..
C’est quand elle m’a serrée si fort dans ses bras que j’ai compris qu’elle avait besoin tout simplement de tous ses enfants pour vivre !
Mon absence avait certainement contribué à aggraver son état. Je me sentais en partie responsable.
Puis tout doucement, maman reprend goût à la vie, enfin elle va mieux !
Il FALLAIT que j’abandonne mes rêves.
Coïncidence, quelques jours après, et tout à fait par hasard, je rencontre celui qui va devenir mon époux et qui, par la suite, me promet que je pourrais continuer de jouer au théâtre autant que je le désirerais, tout en me rendant heureuse et en me donnant des enfants.
Pour cette époque, pour un jeune homme bien de chez nous, une telle réaction m’a parue exceptionnelle et rare. J’ai été bouleversée par cette ouverture d’esprit et cette intelligence du cœur.
Le vœu non avoué de maman chérie était exaucé.C’ETAIT MON DESTIN .

Et naturellement je retrouve, le cœur battant, la troupe de l’ESSOR, mon cher Président, l’affection, la chaleur et la joie de recommencer à faire du théâtre avec mes anciens amis..
J’ai joué à l’ESSOR pendant 18 ans !
Mon dernier rôle (avant de quitter précipitamment la Tunisie) fut « TURCARET » de Lesage où je ne quittais pas la scène pendant 5 actes, dans un rôle superbe de grande coquette classique.Ensuite, tout bascule en 1962, à la suite des évènements, nous sommes obligés de partir, de tout laisser, et de quitter tout ce que nous avons tant aimé.
Immense déchirement… Retour à Paris.Réadaptation difficile puis petit à petit tout s’éclaire…Le théâtre… encore et toujours…
Je suis engagée à la Télévision française pour jouer la Reine de France dans « Thierry la Fronde » .
Puis il y a eu « Foncouverte », ensuite le « Temps des copains ».
Je joue également avec la troupe de mon ami Gilbert CHIKLI « le Ghetto de Varsovie » d’un auteur polonais Rabinovith, au théâtre Edouard VII.
Et à présent, je fais partie d’une association culturelle « LE CERCLE DES PARISIENNES » à laquelle je prête mon concours quelque fois.
C’est pour moi une immense joie de pouvoir encore m’exprimer !!
Un clin d’œil encore sur le passé :
A Paris, nous rencontrons, à la belle saison, de jeunes yaouleds qui vendent des brins de jasmin ou de fleurs d’oranger avec, au centre du minuscule bouquet, la petite rose de l’Ariana pour nous rappeler simplement les parfums et la douceur de là-bas.

jeudi 21 mai 2009

mercredi 20 mai 2009

TUNISIE D'ICI et D'AILLEURS

Tunisie d’ici et d’ailleurs
Catherine Zittoun

Eté 2007, La Marsa. Plus d’attaches mais la présence d’un passé et mes enfants à mes côtés. Vacances à la plage mais en Tunisie, terre d’enfance, celle de mes grands-parents, de mes parents, un peu la mienne aussi.

Hotel Sidi Bou Saïd, heure de la sieste. La plaine, de Carthage à la Goulette, est abrasée par une lumière aveuglante, « la lumière blanche », obsession d’Albert Camus et qui le suit longtemps après son départ d’Algérie.
Je distingue à peine la cathédrale de Carthage, le lac de Tunis, le port de la Goulette. Des plissures du paysage s’échappent des souvenirs.

Nous allons assister à un spectacle de magie à Carthage. Entourée de ma famille, j’évolue dans un cocon. Le soleil couchant teinte d’ocre les parois rocheuses bordant la route. Une grande salle. Un magicien nous tient en haleine. Une première colombe, puis une deuxième s’envolent de son chapeau. Chemin du retour. Un vent soudain emporte le foulard de ma mère. Je grimpe sur les rochers. Victorieuse, je ramène le foulard. On applaudit en moi l’héroïne.
Ce même été, cette image vient-elle de ma mémoire ou d’une photo, nous sommes déguisées en fatma, gargoulettes sur la tête, dans la cour de la maison de la Marsa.

Hotel Sidi Bou Saïd, heure de la sieste. La lumière blanche est envoûtante, je comprends l’obsession de Camus. Tout autour le désert. Les clients de l’hôtel se terrent dans leurs chambres. La Marsa en contrebas est silencieuse.

Après déjeuner, nous tirions les rideaux. Dans une clarté tamisée, nous lisions des bandes dessinées, des romans d’Agatha Christie, et pourchassions les mouches armées d’un outil imparable : la tapette à mouche de mon grand-père Dodo. Pas une n’en réchappait. Voir les cadavres ne me suffisait pas. Je voulais les compter. Quantifiais-je ainsi ma puissance ? Je déposais les dépouilles dans une boîte d’allumettes que j’allais enterrer dans un lopin de terre entre la maison et la route.

Ceci, au fond, aurait pu se jouer sur une autre scène, dans une autre ville, un autre pays. Ce que je capte, est-ce la Tunisie ou l’enfance, l’enfance en Tunisie ? Cette question me traversa quand je demandais à mes parents de me parler de la Tunisie. De quoi me parlaient-ils ? Puis-je parler de la Tunisie ? Ne suis-je pas plutôt en train d’évoquer ma Tunisie, ces grains d’enfance en Tunisie ?

Des images cependant comme nulle part ailleurs. Quand je fus plus grande, on me laissait aller seule de la maison sis « Avenue Habib Bourguiba, près du pont » -adresse portée sur les courriers que mes parents m’envoyaient - jusqu’à chez Salem, le glacier Salem, qui demeure comme un mythe à nos palais et nos mémoires.
Après la sieste, je longeais la maison. Le vieux rabbin était assis sur la véranda. Je passais rapidement devant lui. Ses yeux sans regard, ses jambes éléphantesques dépassant de sa djellabah me faisaient peur. Sa kippa blanche faite au crochet m’impressionnait. Après la maison, une rue -celle-ci a quelquefois traversé mes rêves. Puis je débouchais sur l’esplanade de la mosquée. Je ne manquais pas de regarder le minaret ; cette place m’intriguait. Ici, on n’était pas en France. Et je guettais le passage de ces femmes voilées qui passaient comme des ombres.
En chemin, je m’arrêtais parfois au marchand de journaux. La boutique était pleine de boîtes de conserve, d’objets hétéroclites et enveloppée d’une forte odeur de bubble- gum aux abords de la caisse où trônait un bocal en verre. On y achetait des chewing-gum au détail.

Eté 2007, Joachim et Samuel 7 et 5 ans sont surtout attirés par la piscine. Samuel fait ses premiers pas sans bouée et me sollicite pour jouer au « dauphin joyeux ». Quand le soleil s’apaise, je les tire de l’eau pour un tour à la Marsa.
Sur la route, je détaille les oliviers, les lauriers roses, je guette les senteurs de jasmin. Nous longeons la voie du T.G.M.. Je répète T.G.M., ces trois lettres qui résonnaient en moi dans les échos de l’histoire de mes parents, mon père surtout qui, venant de Bizerte et de passage à Tunis, l’utilisait souvent. Pour lui aussi, le T.G.M. semblait résonner comme le mythe. Le tout jeune train était apparu dans les années d’enfance de mon père et lui ouvrait une porte sur la plaine de Tunis jusqu’à la Marsa.
Les vocables TéGéAim ne semblent rencontrer aucun écho chez mes fils. J’en suis déçue. Stupidement. La parole ne doit-elle pas rencontrer une butée pour trouver un écho ?

Joachim et Samuel sont plutôt attirés par le centre commercial, véritable monstre qui a poussé à deux pas de la gare T.G.M. sur ce décor qui me fait l’effet d’un décor d’opérette. Le centre commercial a avalé bien des choses dont le cinéma au sol jonché d’écorces de glibettes. Nous y avions vu « On l’appelle Trinidad ». Les voix des acteurs étaient recouvertes des craquements des graines sous les dents des spectateurs, frénétiques rongeurs.
Dans le centre commercial, nous pourrions être à Paris, Bangkok, Douala ou New-York. Mais on est en Tunisie, oui. Des femmes voilées, des hommes en kéfié côtoient des passantes aux fesses moulées dans des jeans et aux dos dénudés.

À côté du monstre commercial, le café est toujours là, le Khafsi. C’est devenu un bistrot branché avec tables en terrasse. Devant le quatrième coca de la journée, je raconte aux enfants mes excursions au Khafsi avec mon arrière-grand-mère.

-Votre arrière-arrière-grand-mère, régente aux yeux d’azur, adorait jouer aux cartes. Après la sieste, elle s’habillait, revêtait son chapeau à voilette. Elle me confiait son sac, lourd de pièces de 100 millimes. Elle marchait doucement prenant appui sur sa canne d’un côté, sur mon bras de l’autre. Au Khafsi, elle retrouvait ses amies pour une partie de rami. C’était la plus forte. A 100 millimes le point, elle était vite à la tête d’un magot.
Nous profitions tous de son enseignement. De ma mémoire ou d’une photo, qui a fixé ce souvenir ? Dans la salle à manger qui servait aussi de chambre à coucher, l’été, nous nous asseyions à table et elle nous prodiguait ses conseils (dire les règles du rami)
Nous jouions à la scoub aussi. À ce jeu, Nénébon avait rarement le dessus. Nous laissait-elle gagner ? Je ramassais souvent le 7 de carreau et avec lui les meilleures cartes.

Avenue Habib Bourguiba. À l’approche du pont, je retiens mon souffle. Partagée entre le désir de transmettre à mes fils je ne sais quoi de cette Tunisie là et le désir d’accueillir des effluves de ce passé-là, l’effleurement de nos présences, de ces présences-là.
La maison, la véranda, les fenêtres de notre maison. Quelqu’un va-t-il apparaître à la porte, mon grand-père, mon arrière grand-mère, moi petite fille ? Qui habite là maintenant ? Quelles existences ont remplacé les nôtres derrière ces rideaux qui abritent un quotidien énigmatique. Je leur en veux à ces gens qui nous ont remplacé dans ces murs.

Les étés que j’y passais, cette maison était toute habitée de leurs présences, de leurs histoires, celle de ma grand-mère, jeune fille, celle de ma mère, petite fille. Elle y passait ses étés en famille, côtoyant ses amies, les filles du rabbin Kalfon, le fils du peintre Lellouch. La maison de la Marsa, avenue Habib Bourguiba près du pont, portait (porte ?) les traces de cette présence-là, cette petite fille aux yeux cristal, aux cheveux tressés en couronne, aux jambes cagneuses.

Ils ont quitté la Tunisie à l’Indépendance. Il n’y avait plus de travail. Les Français ne s’y sentaient plus à l’aise. Mes grands-parents sont partis avec une valise passer l’été en France. Ils ne savaient pas qu’ils partaient pour toujours. Ma grand-mère Claire me le répétait encore récemment.
Si jeune alors quand elle nous recevait l’été. Son pas alerte nous obligeait à cavaler derrière. Il fallait faire vite toujours : le marché, à manger, aller à la plage à Gamarth, le déjeuner spécial pour mon grand-père et son café avant la sieste, et la vaisselle. A l’heure de la sieste, elle s’allongeait, les orteils en éventail, en poussant des cris « aïe, mon dos ».

Ma grand-mère m’a répété, regardant les meubles de son intérieur parisien : « nous sommes partis pour toujours, avec une petite valise…je ne sais comment ces objets sont arrivés en France, ce grand tapis de Kairouan, ces meubles… On a du les amener petit à petit. »
Ils partirent parmi les premiers, 1957-1958. D’autres sont restés, le fils du rabbin Kalfon, Isaac, qui continua de s’occuper de la synagogue de la Marsa après la mort de son père.

Eté 2007. Verrais-je Isaac? On m’a dit qu’il revenait l’été habiter l’appartement au fond du couloir. Je reviens régulièrement, seule, avec mes enfants, en fin de journée, devant la maison près du pont. De là, se déploie l’avenue qui longe la plage jusqu’à Marsa Cube. Ces palmiers sur fond d’azur, est-ce mon regard qui façonne ce paysage ? Est-ce celui du peintre Lellouch qui multiplia les vues de ce bord de mer ? Ce coin de monde est inscrit en moi.

Un jour, il est là. Assis devant la porte, à l’endroit même où nous nous tenions à la tombée du soir. Mon grand-père en djellabah blanche et en espadrilles apostrophait des connaissances de passage. « Allah Sidi ». Sidi, j’en suis sûre. Mais peut-être disait-il « Yella Sidi ».
Isaac me remet vite quand je lui cite mon ascendance. Il nous invite à boire un verre chez lui. Je passe enfin le seuil. Les azuleros tapissant les murs sont toujours là, la fraîcheur du couloir, la porte à gauche qui ouvre à l’escalier vers la terrasse. Et nos petites voisines, sont-elles toujours là ? À l’heure de la sieste, nous nous rendions chez elles. Elles vivaient avec leur grand-mère, une vieille fatma à l’air doux et résigné, comme ma vieille nouna. Pour raidir leurs cheveux, nos voisines les étouffaient dans des bas nylons. Nous voulions leur ressembler. Elles aimaient les poupées. Nos cheveux déjà si raides, elles les étiraient dans les bas nylons. Nous retenions des cris en perspective du résultat qui nous rendaient si fières.
A l’heure de la sieste et nos cheveux nylons, nous jouions avec elles au volley dans le couloir.

Isaac le sent-il ? Il porte ce que nous fûmes. Dans sa maison d’ascète, il nous offre à boire et à manger des cakes et des pommes. Voilà qui attire les enfants qui se posent enfin. Puissent-ils capter quelques bribes de cette atmosphère, de ces mélodies arabes qui nous parviennent de la rue en contre-bas, de ces fumets de ragoûts aux épices, de ces cris de gens qui s’interpellent, de cet air chaud et humide qui nous enveloppe.
Dans ce petit appartement au fond du couloir, Isaac semble vivre comme un vieil ermite, un lit, une table, quelques verres, une cafetière, quelques gâteaux secs, des fruits. Le dernier bastion d’une civilisation. Mais sa présence, d’année en année, est toujours plus controversée. On augmente son loyer. Il ne sait pour combien de temps encore…

Sur l’esplanade devant la mosquée, je guette comme alors le passage furtif d’une fatma voilée. Mais l’esplanade, comme chaque jour, est à présent remplie de stands. On y vend des livres, des DVD, des gadgets, des lunettes à 3 sous. Je tente de trouver des signes qui me relieraient au passé, le minaret peut-être, le chant du muezzin ?
Flanquée de mes enfants, je suis une errante apatride. Je les force un peu vers le Saf-saf. Ce nom magique ne leur évoque rien à eux. Je leur raconte : le chameau qui tire l’eau du puits, son goût ferrugineux. Je hèle un vendeur de jasmin. Mais la fleur magique, pour eux, ne représente rien, n’ouvre aucune porte. Allais-je oublier qu’une représentation demande une présentation ? Nous en sommes tout juste à la présentation, à l’édification d’un mur qui peut-être, un jour, renverra des échos.

Fermer les yeux. Retrouver ce café la nuit aux néons voilés, le chameau qui tourne autour du puits, le goût salé de l’eau dans le hallab, l’eau sortie de la source, l’eau de source que le chameau a tirée du puits, nous assis sur les bancs du café, ma grand-mère nous rapporte des fricassés dégoulinant d’huile, et des briques à l’œuf, l’odeur du tabac à pipe de mon grand-père qui nous regarde manger en ponctuant de « saha ».

Mes yeux s’ouvrent sur un autre monde, mes enfants à mes côtés. Désillusion ? Non, mes enfants sont là et entre nous, à partir de nous, nous fondons un nouvel univers. Alentour, mes grands-parents, mes parents sont absents. Mais les mélodies orientales s’échappant d’un transistor au fond du café, les odeurs de friture, les femmes en perles et en dorures, toute cette atmosphère libère les âmes de mes ancêtres. À travers eux, j’ai appris à aimer l’étranger, à me sentir un peu chez moi en Orient, en Grèce, en Asie. À travers eux, j’apprécie le proche et le lointain, le familier et l’insolite.

Eté 2007. Je reviens, fantôme, guetter à la source des apparitions d’enfance. La maison de la Marsa dort sous un soleil de feu. Personne. Je me faufile par les escaliers qui mènent à la terrasse. Mes pas ralentissent. Je retiens mon souffle. Je me souviens : l’odeur des buanderies, les fatmas qui étendent leurs larges foutas. Je me souviens : ces petites pâtes faites main par mon arrière grand-mère. Une fois la pâte roulée entre ses doigts, les pâtes tombaient dans un grand tamis. Puis on étendait de grands draps sur la terrasse et on y répandait les pâtes. Elles y restaient des jours jusqu’à être bien dures. .
Je suis seule sur la terrasse aujourd’hui. Seule, je me fais toute petite. Toute petite, je passe les mailles enchevêtrées du temps.
De la terrasse, je me penche sur les cours intérieures. Le matin, à l’heure où l’on prépare le repas –ça prenait la matinée- se rassemblaient dans la cour toutes les odeurs et tous les bruits des appartements : des bruits de vaisselle, des chants et des mélodies arabes, des rires d’enfants, des portes qui claquent au vent. Le matin, à l’heure où l’on prépare le repas, la terrasse est un champ de senteurs : s’y mêlent la menthe et le coriandre, le jasmin et le bêche-bêche, c’est ainsi je crois que dans, dans cette langue d’enfance, on nomme l’anis.
L’après-midi, on monte sur la terrasse encore. On joue à chat, on lance des noyaux de dattes dans la rue et l’on se cache vite. L’après-midi sur la terrasse, on regarde les grands ramages des palmiers caresser l’avenue Habib Bourguiba.
Le soir, on délaisse la terrasse plongée dans le noir. Son mystère nous repousse. Le soir après dîner, nous prenons le frais devant la maison. Mes grands-parents sont assis devant le porche, nous jouons avec les voisines en attendant l’heure de la glace du soir. Je me partage selon les soirs : sandwich à la glace fraise-chocolat ou sabayon. Je le savoure avec son aura, sa célébrité qui le précède dans les mots de mes parents.

Etendue sur cette terrasse, j’ai vu au loin la promenade sur la mer chevauchée de palmiers. Sur la terrasse, j’ai vu au loin nos silhouettes, ceux que nous avons été dans ces strates du temps qui portent les ombres de ceux qui ne sont plus. Sur cette terrasse, j’ai touché le familier. Sur cette terrasse, j’ai appelé ma grand-mère au téléphone. Elle partagea avec moi ces grains d’existence. Par le baiser des mots, je lui ai prêté mon regard.
-Tout a changé Mami. Sur le terrain vague de l’autre côté du pont, de grands immeubles blancs ont poussé… Oui, il y a toujours le marché…
-Tu te souviens les complets au poisson… et les beignets que j’allais vous chercher le matin
-Il y a beaucoup de monde… ils ont construit partout. La synagogue ? Je n’y suis pas encore entrée. Mais on ne peut plus l’approcher. Elle est gardée par un vigile qui interdit les photos… Oui, j’irai au prochain shabbat.

C’était un soir de shabbat. Je revenais de Bizerte. Les souvenirs nous embarrassent-ils ? Devons-nous les mettre de côté pour accueillir l’inconnu et l’insolite des lieux qui en ont été le théâtre ? Quel rapport entre le vieux port de Bizerte que je traverse en étrangère et mon vieux port de Bizerte, celui que je me suis fabriqué à partir des excursions avec mes parents, des récits de mes grands-parents, ceux de mon père, les quelques photos jaunies par les années, le tableau peint par ma tante Nicole qui trônait dans la salle à manger de mes grands-parents et centré par la maison de mon arrière-grand-mère sur le port. Ce Bizerte là est immuable.

La petite maison blanche sur la photo dans ma tête, c’est celle de mon arrière grand-mère, grand-mère Khnina. Je ne l’ai pas connue. Mais j’en ai la mémoire d’une femme très douce. Un temps, elle fut colporteuse. Etait-ce elle ou une autre ? Tout cela se mélange. Les souvenirs des récits de mes parents se dissipent. Pour l’histoire, je dirais que grand-mère Khnina fut colporteuse comme le fut la mère de mon arrière-grand-père maternel. La maison de grand-mère Khnina sur le vieux port de Bizerte abrita les réunions de famille, les jeux de mon père, son enfance avant la guerre. La maison blanche sur le vieux port de Bizerte fut un lieu de joie. Après il y eut la guerre.

Les alliés torpillent Bizerte. Première exode à Tunis. La famille vit dans une école aménagée pour l’occasion. D’autres familles. Les enfants jouent dans la cour. Retour à Bizerte. Deuxième exode. On part en rang serré, en voiture, à cheval, en automobile sur les routes de Tunis. Des familles en grappes fuient les bombardements. Tunis encore. Ma famille est hébergée dans une grande maison. Mon père y apprend le piano avec une vieille dame, une Russe blanche qui a fui la Révolution. Le son du piano m’enveloppe toujours comme lieu d’émotion et de passion.

Venant de Bizerte à la descente du car, j’erre dans Tunis jusqu’à un arrêt du tram. Je suis une touriste dans une ville d’Orient. Etrangère, je vois. Les passants, les avenues traversées s’originent. Ma vue n’est prisonnière d’aucune culture, d’aucune connaissance. Je découvre des quartiers magnifiques, des immeubles aux façades années 30. Je ne savais pas que Tunis était si belle. Dans quel quartier habitait ma Nouna quand elle revint de France en Tunisie pour finir sa vie sur sa terre natale ?

Une fois -je fais remonter cet événement aux jours qui précédèrent la mort de mon grand-père Dodo- de passage à Tunis, je me fis conduire au cimetière juif de Bizerte. Je finis par retrouver la tombe de Nouna couverte de mousse et d’herbes jaunies. De l’eau, une brosse et je nettoyais la pierre tombale jusqu’à ce que son nom apparaisse au grand jour : Henriette Scetbon (….-1970). Ma Nouna est inscrite dans ma mémoire. Elle accompagna mes premières années, ses mains agiles courant sur les canevas, son visage fripé, les filets enserrant ses cheveux gris. Pour mes enfants Nouna rejoint je crois le grand faisceau des âmes.

De retour de Tunis je descends du T.G.M. à la Marsa. C’est soir de Shabbat. Il est encore temps. Je dévale la rue jusqu’à la synagogue. On me laisse entrer. Je monte directement au premier étage. Des femmes inconnues sont déjà assises. Je me fais toute petite. Les hommes, à l’étage en-dessous psalmodient les prières du shabbat. Je veux tout prendre dans mon regard, tout garder dans mes oreilles. Je cherche des yeux le mur où est inscrit le nom de mon grand-père, l’un des donateurs de l’édifice. Isaac m’a dit que les électriciens l’avaient recouvert d’une applique murale mais qu’il allait arranger ça. Les airs des prières sont les mêmes que ceux qu’entonnaient mon grand-père. Je les entends rarement. Ils se transforment au contact d’autres cultures. Faut-il des lieux reculés loin des contacts pour garder cette culture-ci ? En vertu de quoi ? Pour combien de temps encore ?

Mes musiques en Tunisie

Mes musiques en Tunisie

Robert Zittoun


La perception de musiques cohabitant comme des mondes séparés, des planètes différentes diffusant leurs ondes dans l’univers sensible, remonte à ma première enfance. La mémoire musicale de mes premières années est encore plus floue que celle des lieux et des scènes, mais par la suite, les univers culturels devaient s’affirmer dans leur plénitude. La musique arabe constituait un environnement planant sur la ville, sans pénétrer à la maison. La musique judéo-arabe, aux intonations semblables, mais plus proche, plus familière, y résidait de plain-pied; les prières et les airs de synagogue ont tissé un monde sonore, des chants et des airs familiers dès ma première enfance. Mais, les chansons, les airs français, et la musique occidentale m’ont aussi entouré et probablement pénétré dès l’origine, et ont pris une place croissante dans mon goût musical.

Comment ma mère, dont la langue maternelle était le judéo-arabe, mais qui, comme mon père, étudia à l’école française - si bien que ma langue maternelle fut le français- connaissait-elle toutes les berceuses françaises ? Qui les lui avait apprises ? Le fait est qu’elle m’endormait en chantant, entre autres, « Dodo Ninette, Sainte- Élisabeth endormez-moi cet enfant jusqu’à l’âge de quinze ans. Quinze ans sont vite passés, il est l’heure d’le marier. Dans une chambre, pleine d’amandes, un marteau pour les casser, et Robert pour les manger ». Comment, dans ce milieu juif traditionnel, où le catholicisme, avec ses saints et ses processions, était ressenti comme profondément étranger et quasiment idolâtre, Sainte-Élisabeth s’est-elle introduite dans des berceuses pour enfants ? Mystère, mais la tradition s’est instaurée, et par la suite, je chantais les mêmes berceuses pour endormir mes enfants et petits-enfants. Il me fut dit plus tard que ma mère avait appris le violon dans son enfance. J’appris aussi récemment de ma sœur Nicole, qui aime cultiver les mémoires généalogiques, que notre arrière grand-père maternel avait été musicien professionnel, joueur de Oud (son père aurait même été « musicien du bey »). C’est peut-être ce qui incita son fils, mon grand-père Victor, a faire donner des leçons de violon à ma mère, mais on sauta alors d’une culture à l’autre, de la musique orientale à l’occidentale. Le professeur de ma mère était un russe, circulant en ville en vélo, comme le fera plus tard mon propre professeur de piano. Quant à mon père, il aimait chanter et tambouriner différents rythmes sur les montants du lit quand il était allongé pour se reposer.

Le Oud est un instrument enchanteur, que je réécoutais encore avec inspiration il y a quelques jours lors d’un concert de « musique sans frontière » consacré à la musique judéo-andalouse. Le musicien de Oud, accompagné d’un percussionniste de Darbouka, le tambourin classique d’Afrique du Nord, jouait et chantait en arabe en même temps. C’est la partie instrumentale du Oud qui m’émeut le plus, avec ses singularités : tout d’abord le passage progressif et sans transition de la phase pendant laquelle le musicien accorde son instrument, cherchant sa tonalité, à l’entrée dans une musique qui semble toujours improvisée. Et aussi la fréquence, la longueur et l’inspiration des silences, meublés d’une musique intérieure. Enfin cette tendance propre au Oud de s’attarder parfois sur des séquences répétitives. J’avais amené à ce concert mes trois petits-enfants les plus âgés (16 ans à 8 ans)). Ils furent attentifs, mais apprécièrent je crois d’avantage la deuxième partie du concert, où, après une séquence de musique judéo-andalouse chantée en ladino, un jeune et beau guitariste joua avec verve les grands classiques de la musique espagnole, Albéniz, Granados, De Falla et autres.

Revenons à mon enfance. La musique arabe était principalement présente par ses rythmes. De très loin on entendait les percussions, avec les battements sombres et réguliers du tambour grave qui se portait en bandoulière, les sons plus aigus de la Darbouka, et le rythme insistant, obsédant de la plupart des airs arabes « Ta…..Tarara.Ta. Ta…..Ta ». Il y avait sans doute aussi comme fond sonore auquel on ne prêtait guère d’attention, l'appel des muezzins (mais à l’époque, ils n’utilisaient pas encore les haut-parleurs) et, d’une grande beauté par sa mélodie et surtout par ses silences étonnement longs, quand il nous était donné d'en entendre des bribes, la lecture du Coran, chanté par des voix a capella souvent aiguës.

Ma perception de la musique européenne passe, quant à elle, par l’école maternelle puis primaire. A l’une des fêtes de fin d’année de l’école primaire, je fus déguisé en tambour major, avec un de mes cousins du même âge et un autre enfant. La musique enregistrée chantait « Trois jeunes tambours s’en revenaient de guerre »…puis, un peu plus loin « Sire le roi, donnez-moi votre fille », puis, face au refus du roi : « Dans mon pays, y en a de plus jolies ». Une chanson assez proche, bien que sur un air différent, de « Malbrou s’en va-t’en guerre ». Nous ne pouvions savoir alors qu’il s’agissait de Malborough, et que ces chansons françaises se transmettaient de générations en générations depuis des siècles, de même que tout un répertoire que je chantais et jouais plus tard à ma petite-fille Hana: « Frère Jacques », « C’est la mère Michèle qui a perdu son chat », et surtout « Au clair de la lune, mon ami Pierrot ». Cette chanson, je m’en rendis compte bien plus tard, remontait à une époque bien antérieure à l’ère de l’électricité, puisque « Pierrot répondit… Va chez la voisine, je crois qu’elle y est, car dans sa cuisine, on bat le briquet ». Toutes ces chansons, nous les répétions sans même comprendre le sens des mots, mais leurs airs faisaient partie de notre environnement intime. Les valses viennoises constituaient aussi une partie de ce fond culturel. J'ai l'impression qu'on les entendait dans la cour de l'école primaire les jours de fête. En tout cas, mes parents devaient les danser, quand ils allaient parfois au bal le soir, me laissant seul, un peu inquiet et jaloux de leur élégance. De même qu'ils devaient danser le tango, mon père en particulier, car quand il était encore célibataire, avec ses amis et cousins, ils se retrouvaient dans des bals, au Grand Café Riche, ou sur des terrasses d'immeuble, à participer à des concours de danse, que l'oncle Simon remportait immanquablement. Je l'ai vu d'ailleurs moi-même plus tard, cet oncle, dans un de ces bals sur une terrasse une nuit d’été, dans la douceur du climat tunisien, faire des figures de tango incroyables, avec lesquelles j'aurais été bien incapable de rivaliser.

Les airs religieux, avant même qu’on me menât régulièrement à la synagogue, étaient chantés par mon père ou mon grand-père paternel, chez qui nous allions souvent le vendredi soir ou le samedi midi pour un repas de shabbat. La solennité du Kidouch était marquée par un air chanté avec force par le chef de famille. J'étais loin, pendant longtemps, de comprendre le sens des paroles en hébreu, mais l'air chanté, le même par mon père ou mon grand-père, avec cependant un timbre et des intonations de voix différentes entre l’un et l’autre, faisait percevoir un sentiment d'unité familiale et de présence, ici et maintenant, d'une tradition, d'un lien ancestral avec Dieu à qui on s'adressait en le tutoyant: Baroukh Ata Adonaï, « Sois béni, Toi, Eternel ». La solennité devenait encore plus grande et joyeuse les veilles de fêtes. L'air du Kidouch, et celui chanté aussitôt après, (« Chehyanou ») où l’on remercie Dieu de nous avoir fait vivre jusqu’à cet instant présent, beau à pleurer, - et effectivement il arrivait que celui qui prononçait la prière se mette à pleurer -, imposaient le silence. On m'amenait parfois, le lendemain, à la synagogue. Certaines prières étaient chantées en chœur par l'ensemble des fidèles, d'autres, des psaumes en particulier, psalmodiées par l'un ou l'autre dans le recueillement. Il y avait aussi la joie des Seders de Pessah, Pâques. Nous étions nombreux chez mes grands-parents, accoudés autour d’une table basse. On faisait tourner d’abord au dessus de nos têtes le « Chichtou », plateau contenant les ingrédients de Pâques - dont on allait ensuite se délecter en trempant les herbes amères dans le Hrousout, sauce au vin douce et épicée -, en chantant : « Etmoul ayenou avadim… » (Hier nous étions esclaves, aujourd’hui libres, aujourd’hui ici, l’an prochain en terre d’Israël). Puis venait la lecture de la Haggadah, le récit pascal de la sortie d’Egypte, Ha Lahma Anya, puis Ma Nichtena. Je fus préparé par la suite à cette lecture chantée par mon grand-père Braïtou, m’apprenant des airs que je pus continuer à chanter, après mon père, chaque année à Pessah.

Les airs et paroles qui ont ainsi imprégné ma première enfance, je ne pus jamais les oublier. Ils avaient, bien sûr, des intonations judéo-arabes, donc des similitudes avec les airs arabes que l'on percevait à distance, comme un fond musical environnemental. Leurs intonations les écartaient non seulement des tonalités européennes, mais présentaient des spécificités propres au pays et à la ville, avec des nuances d'une ville à l'autre, ou d'un pays d’Afrique du Nord à l'autre. C'est ce qui éveillera plus tard notre nostalgie, et nous faisait nous sentir étrangers quand les mêmes prières, avec les mêmes paroles, étaient chantées, mais avec des variations à certains moments, dans d'autres lieux, d’autres villes que notre Bizerte natal, et, bien plus encore, en France où on se sentait un peu étrangers. A contrario, on se sentait heureux lorsque, à l'occasion, on retrouvait les airs de son enfance. Chaque rabbin avait sa façon de chanter, sa propre scansion, sa respiration, son grain de voix, et son port quand il était à la Bima. Récemment, je fis la connaissance au cours d'un déjeuner amical de notre association des juifs originaires de Bizerte, de la fille du rabbin Lalou Aboujdid, un des trois ou quatre rabbins de notre communauté, une grande figure au demeurant, alliant un goût pour la Boukha, et disait-on un mysticisme lié à sa fréquentation de la kabbale, ce qui aurait expliqué ses fantaisies, son grain de folie. Je racontais à sa fille, selon un souvenir vivace en moi soixante cinq ans plus tard, comment, quand son père priait, il se tenait très droit, avec la jambe droite en hyperextension agitée de petits mouvements nerveux d'avant en arrière. Ce mouvement de jambe, que j'imitais devant elle, s'associait dans ma mémoire à sa voix forte et claire, imposant silence, respect et recueillement.

Mais ces musiques qui ont imprégné mon enfance ne se limitaient pas aux chansons françaises pour enfants et aux airs religieux. Il y avait aussi un environnement sonore qui semblait provenir directement de l'Afrique profonde, avec des noirs masqués et déguisés, faisant des tournées dans les rues sans doute pour gagner quelques sous, et qui dansaient en agitant petites cymbales et clochettes sur un rythme entêtant (Atchik tchika, Atchoum bali). On les appelait les Bouchadia, et nos parents nous menaçaient de leur venue, et qu'ils nous emporteraient si nous n'étions pas sages. Il y avait aussi les orchestres judéo-arabes, bien proches de la musique populaire tunisienne, qui venaient parfois dans les maisons pour des fêtes, de grandes occasions, par exemple lors de la guérison après une maladie. Tambours, binious, flûtes aiguës, chants, tout cela m'impressionnait fort et me faisait même un peu peur. D'autres airs étaient plus joyeux, entraînants, souvent ponctués de youyous, et ce n'est que bien plus tard que je découvris qu'il s'agissait en fait, pour l’un d’entre eux, d'une musique d'origine turque qui avait dû faire le tour de la Méditerranée, adoptée et traduite par chaque communauté, et servant à chanter, dans notre cas, des chants de joie à l'occasion de fêtes et de célébrations juives. Enfin, chez mon grand-père maternel, j'entendais souvent à la radio des musiques plutôt arabo-andalouses, et le Oud à nouveau, si bien que lorsque plus tard je découvris et appris à aimer « Asturias » d'Albéniz, joué justement dans ce concert à Paris récemment devant mes petits-enfants, qui le reconnurent aussitôt, je retrouvais un fonds familial intime.

Nous habitions, dans un immeuble relativement récent, un rez-de-chaussée surélevé. Ceci nous permettait d'observer les passants, et de nous laisser pénétrer par les bruits de la rue. En face de chez nous, un peu en oblique, il y avait une grande place, à la limite entre la nouvelle ville, européenne, et la ville arabe avec en bordure, entre les deux, le quartier juif. J'assistais parfois au passage sous nos fenêtres d'un enterrement arabe. Quatre hommes, que d’autres relayaient, portaient un genre de brancard à ridelles dans lequel reposait le corps, recouvert d'une couverture. Derrière, un cortège d'hommes chantaient une mélopée répétitive, deux phrases de dix pieds dont les paroles restent encore pour moi une énigme: Alala Elala haha ilalala ha, puis les mêmes paroles une deuxième fois, la première avec une chute plutôt plaintive, la seconde résignée. En y repensant maintenant, c'était peut être, ainsi chantée, la profession de foi musulmane: il n'y a de Dieu (Allah) que Dieu (Allah). Mais où allaient-ils ainsi, je me le demande aujourd'hui ? Leur direction n'était pas un quartier arabe, ni même un de ces cimetières musulmans que je découvris plus tard, en dehors des murs de la ville, du côté arabe, au nord, vers le Fort des Andalous. Ils se dirigeaient plutôt au sud vers le canal qui bordait la ville européenne, un grand canal menant de la mer vers le grand lac de Bizerte. Allaient-ils, avec le mort, prendre le bac et passer sur l'autre rive, vers cette banlieue arabe, Zarzouna, qu'on voyait de loin avec ses minarets? Était-ce comme un passage du Styx ?

Mais on voyait aussi par la fenêtre des scènes plus joyeuses. Par exemple, lors de la fête musulmane de l'Aïd, des calèches bariolées, chargées à l'extrême d'enfants (des filles surtout, très fardées et apprêtées) qui chantaient sans cesse d'un air joyeux « Amchina ou jina », puis une deuxième phrase que je ne comprenais pas. La première voulait dire: « Nous sommes parties et revenues » ce qui correspondait bien à ce va-et-vient incessant et gai. Il y avait aussi la musique arabe, le plus souvent chantée, que l'on entendait à longueur d'année déversée par les haut-parleurs des cafés voisins sur les trottoirs et le terre-plein de l'autre côté de la place. Je n'aimais pas trop ces voix qui semblaient ressasser inlassablement leurs mélodies, sur une tonalité bien différente de la tonalité européenne à laquelle nos oreilles étaient déjà accoutumées. Il y avait cependant des chanteurs célèbres, tels Abdelwahab et Farid El Atrach, que l'on voyait parfois à l'envers de l'écran, quand il y avait sur la place des projections publiques de films égyptiens. Dans un style oriental, chamarré et baroque, ces films présentaient des similitudes avec le cinéma hollywoodien, montrant, jouées par des acteurs jeunes et beaux, les mêmes scènes d'amour chaste, bien artificielles, parsemées de chants avec accompagnement d'orchestre oriental constitué principalement de nombreux violons.

Notre univers sonore était surtout imprégné de musique européenne. Je ne me souviens plus comment dans cette période d'avant-guerre où on commençait juste à avoir des radios, certains airs se sont imposés à nous, les enfants, et nous les reprenions parfois en chœur. L'air du Toréador du Carmen de Bizet avait en particulier un grand succès. Une fois même, et ce fut sans doute pour moi un événement, malgré mon âge précoce, on m'amena à un concert de musique européenne en plein air, dans un espace proche de chez nous. Le seul souvenir que j'ai gardé de cette première expérience symphonique est celui d'une grande fête, où le cadre – un grand jardin – comptait autant que ce que j'ai pu entendre. Pour être complet, il faut parler des revues militaires, fréquentes à Bizerte, ville de garnison. Nous nous massions le long d'une grande avenue en bord de plage. Les troupes défilaient aux sons des clairons et tambours. Tous ces airs militaires, scandant les pas des soldats, me sont restés définitivement familiers, bien que je ne les entende plus guère.

La guerre apporta des airs et des rythmes différents. D'abord les élèves des écoles italiennes qui défilaient en chantant des chants fascistes: « Giovinezza, Giovinezza... ». Puis, après le débarquement des alliés en Algérie, vint l'occupation allemande, qui heureusement ne dura que six mois, de novembre 1942 à mai 1943. On voyait défiler les troupes avec de grands bruits de bottes, en marche saccadée et affirmée. Ils chantaient en chœur en particulier « Haïdi Haïdo », (ou « Haïli, Haïlo », ou quelque chose d'approchant ?), un air martial, jeune, impressionnant, scandant la marche. Comme l'occupation est associée dans ma mémoire, dès alors, aux rafles des juifs à travers les terrasses la nuit, pour les emmener dans les camps de travail forcé, et plus tard, après la libération, aux premières photographies des camps de concentration, et de ce que l'on appela plus tard la Shoah, j'eus par la suite ce chant en horreur. Aussi ai-je eu le plus grand mal à l'entendre chanté un soir, de la bouche d'un jeune allemand, lors d'une traversée en bateau de Marseille vers Israël.

La libération fut au contraire un débordement de joie et de rythmes: les soldats alliés, anglais et américains, arrivaient avec le jazz, et le swing. C'était l'époque où j'assistais – de loin le plus souvent – aux premiers bals et « surprises-parties ». On entendait chanter, jusque tard dans la nuit: « Alouette, gentille alouette... ». Mais nous invitions aussi des militaires musiciens à domicile; je ne sais plus bien sur quels instruments ils jouaient. Bref, l'ambiance était heureuse, hollywoodienne, la guerre déjà oubliée, alors qu'elle se prolongerait en Europe, avec ses horreurs, encore plus de deux ans.

L'époque 1943-45 (nous étions encore réfugiés à Tunis, ayant fui Bizerte intensément bombardée dès novembre 1942) fut aussi associée à tout un ensemble de chants sionistes en hébreu. Ma mère m’avait, en effet, dès la libération, fait adhérer à un mouvement sioniste, qui m'inculqua, en réaction à l'antisémitisme, la fierté d'être juif et le droit de se défendre plutôt que de plier l'échine sous la haine et la persécution. Je ne comprenais pas bien le sens de ces chansons en hébreu, mais elles étaient gaies et entraînantes. Il y avait bien sûr la Hatikva, que l'on chantait lors de la levée du drapeau et dans les grandes occasions, avec quelques différences dans les paroles par rapport à celles finalement retenues pour l'hymne national israélien. Mais aussi des airs plus intimes que l'on chantait ou écoutait autour du feu, pendant les camps dans la forêt de montagne à Aïn-Draham. Les filles, plus âgées, que l'on regardait du coin de l'œil, apportaient une discrète touche intime, affectueuse et érotique. Ces chants ont voulu amener une génération à l'héroïsme – d'ailleurs, un des membres de notre mouvement, plus âgé, partit vers 1946 illégalement en Palestine, et mourut au combat contre l'occupant anglais -. A l'époque, l'Irgoun, dans son combat armé contre les soldats britanniques et les ennemis arabes, apparaissait comme le mouvement naturel de résistance des juifs contre des adversaires, et aussi bien contre les ennemis mortels, les nazis, puisque une des héroïnes dont on célébra les hauts faits, Hannah Szenes, fut torturée et exécutée par les allemands après un parachutage en Yougoslavie pour tenter de sauver les juifs de Hongrie. Le mouvement militant pour la création d'un état juif indépendant se termina peu après la proclamation en 1948 de l'État d'Israël, dans une partie qui nous parut étriquée de la Palestine historique dont nous rêvions. Ces chants scouts du Bétar, je ne les retrouverais que beaucoup plus tard, un soir de Pâques à Paris, au restaurant de la rue Médicis, quand un des convives, d'à peu près mon âge, et qui faisait comme moi des études de médecine, se mit à les chanter, avec conviction et entrain.

Ma première vraie expérience de musique classique se situe peu après la libération de Tunis. Mes grands parents maternels habitaient depuis l'évacuation de Bizerte dans un réduit minuscule et sombre, rue de Marseille, au fond d'une cour, mais en plein centre ville. Tout à côté, dans une vaste galerie, il y avait le cinéma Colisée avec une grande salle comme on en faisait à l'époque. On y donnait Fantasia, le film de Walt Disney, donc des dessins animés qui ne pouvaient que plaire à un enfant qui avait déjà une grande culture de Disney. Je pus y aller seul. Les saynètes étaient vives, amusantes, bien faites. Surtout, elles illustraient parfaitement les pièces musicales, dont je m'imprégnais: L'apprenti sorcier de Paul Dukas, Une nuit sur le mont chauve de Moussorgski, La ronde des heures de Ponchielli, et tant d'autres. La musique symphonique était parfaitement intégrée aux péripéties et aux mouvements des personnages avec une harmonie donnée à percevoir de façon directe, immédiate, à un public enfantin et inculte.

Rentré à Bizerte, en 1945, alors que je poursuivais mes études secondaires, en 4ème à l'époque, je pris l'habitude d'écouter la radio la nuit. Les postes de l'époque, avaient de gros boutons que l'on tournait pour changer de longueur d'ondes. On écoutait Radio Tunis, dont l’indicatif, je l'appris plus tard, était le fragment d'une escale de la pièce symphonique du même nom de Jacques Ibert, compositeur trop méconnu. Sauf que de ces escales musicales en Méditerranée, c'est une escale dans un port d'Espagne qui avait été choisi par radio Tunis ! Mais ce n’était pas trop grave, puisque nous restions en Méditerranée. Je parcourais ensuite seul, le soir, le monde des stations de radio, et souvent, je tombais au hasard sur un concert. L'acoustique ne devait pas être très bonne, mais malgré le crachotement du poste, je percevais les sonorités, les harmonies, le rythme, le mouvement. Mes premières découvertes de Bach, Mozart, et Beethoven doivent dater de cette époque. Mon amour pour ces compositeurs et leurs œuvres, la certitude que j'acquis peu après qu'ils étaient les vrais dieux de la musique, remontent à cette époque. Je fus aidé pour acquérir ce goût par un copain proche, Jo, qui avait déjà une certaine culture musicale, et me fit comprendre par exemple que la complexité contrapuntique de Bach, s'élevant en un monument de pureté, faisait penser aux beautés des cathédrales (dont j'ignorais tout pourtant). Mais je fus aidé surtout, dans mon apprentissage, par les concerts des Jeunesses Musicales de France, qui tournaient dans toutes les villes de Tunisie, avec un public nombreux et attentif. Ces concerts des JMF représentèrent une œuvre pédagogique immense, dont je ne suis pas sûr qu'elle ait été poursuivie, avec la même qualité de présentations et d'exécutions, pour les jeunes de notre temps. J’assistais aussi parfois à des tournées de chanteurs plus ou moins célèbres. C'est ainsi que j'ai vu un jour de près, à l'entrée du cinéma Colisée de Bizerte, avant qu'il entre dans la salle pour son tour de chant, Charles Trenet, le fou chantant. Nos voisins d'en face, habitant comme nous au rez-de-chaussée, avaient pour leur part une affection particulière pour Edith Piaf, dont les chants traversaient la rue jusqu'à nous. Je ne l'aimais pas trop à l'époque, lui trouvant une voix trop réaliste et un peu vulgaire. Cette voix prenait aux tripes, et je faisais peut-être une collusion entre ses intonations, et le métier de sage-femme de la voisine, un métier qui la mettait au contact des réalités féminines les plus intimes.

Assez vite, je fus pris d'un désir irrépressible de jouer moi-même d'un instrument. J'eus du mal à convaincre mon père, qui tenait les cordons d'une bourse modeste. Un jour, à un déjeuner de shabbat midi chez mes grands-parents paternels, alors que mon père et moi étions attablés avec mes grands-parents autour d'une table ronde magnifique, avec des hors d'œuvre colorés en attendant la rituelle et toujours délicieuse T'fina camoun de ma grand-mère H'nina, je repris la discussion, et pour vaincre la résistance de mon père, je pris mon grand-père Braïtou à témoin. J'obtins finalement gain de cause...en profitant du décès d'un voisin ! Son épouse, une femme grassouillette et toujours bien mise et fardée, avait un piano dont elle ne pouvait plus jouer durant son veuvage. Les deuils à l'époque étaient marqués par toute un ensemble de conventions sociales, telles que la tenue noire – pour les hommes souvent réduite à un simple brassard noir – et l'abstention de musique jouée ou écoutée! Le piano fut donc transporté chez nous. Il fallait maintenant trouver un professeur. Mon ami Jo avait comme professeur de piano une certaine Madame Plotto. Ce fut elle.

Madame Plotto faisait partie de cette petite colonie de russes blancs qui avaient fui la révolution soviétique, emmenés par une escadre, et qui se retrouvèrent finalement dans différents ports de la Méditerranée, dont Bizerte. J’ai su plus tard, en feuilletant les archives d'une chambre de garde à l'hôpital Sidi-Abdallah, proche de Bizerte, que l'escadre avait été maintenue en quarantaine du fait d'une épidémie de choléra ou de typhus à bord, avant d'être autorisée à débarquer. La petite colonie russe, dont beaucoup étaient des nobles de l'époque tsariste, vécut petitement. Beaucoup étaient musiciens, et jouaient ou enseignaient la musique. C'était le cas de Madame Plotto. Elle vivait dans un petit logement d'une pièce, au centre de la ville européenne, avec, dans un coin de la pièce, une icône. Elle était, je crois, comtesse. Pendant ses leçons, elle recevait parfois la visite d'amis. Souvent c'était un vieux monsieur, qui lui faisait un baisemain en s'inclinant. Leurs échanges étaient discrets, en russe, pendant que la leçon se déroulait avec attention. Je croisais aussi parfois Madame Plotto en ville. C'était une femme grande et maigre, elle circulait toujours en vélo. Elle fut pour moi un grand professeur, je lui dois tout. Si je joue encore maintenant des sonates de Mozart – en y trouvant un immense plaisir, approchant leur beauté et leur grâce quand je les joue tant bien que mal, plus encore que quand je les entends sous les doigts d’un célèbre interprète -, c'est à elle que je le dois. J’y mettais aussi sérieux et application, et peut-être un certain talent, quoique je sois très loin de l'oreille absolue et reste bien incapable de jouer par cœur sans partition. Il y eut aussi un effet d'entraînement de mon ami Jo, qui avait commencé le piano avec Madame Plotto bien avant moi, et jouait déjà très bien certaines pièces de Chopin. Il prenait, sur son piano à queue, un air inspiré, et il lui arrivait de prétendre improviser, ce qui de fait correspondait à un déluge de notes sous ses doigts petits et nerveux.

J'eus droit, avec Madame Plotto, à un enseignement rigoureux qui me permit très vite de jouer certaines pièces, les rudiments de solfège étant enseignés et appris presque intuitivement, à partir de règles simples sur les hauteurs et durées des notes. La base de ma progression fut « Les classiques favoris du piano ». Mes progrès furent rapides, puisque, dès la troisième année, j'étais parvenu au 5ème volume. Cela me permit de faire connaissance avec tous les grands compositeurs classiques: non seulement Bach, Mozart, et Beethoven, mais aussi Haydn, Haendel, Rameau, Couperin, et les romantiques, Schubert, Schumann, Chopin, Field etc. Ces pièces que je jouais tous les jours en les répétant avec le moins de fautes possibles pendant mes leçons, m'apportaient un plaisir immense. Une fois, je me souviens, j'avais eu une forte grippe, avec beaucoup de fièvre, qui me bloqua dans ma chambre quelques jours. Outre les soins traditionnels de ma mère (cataplasmes, ventouses etc.) mon principal soutien fut une pièce de Haendel que je venais d'apprendre. Encore aujourd'hui, cette pièce est associée chez moi à la maladie et la convalescence.

Madame Plotto avait une force pédagogique extraordinaire, pour stimuler non seulement l'apprentissage du piano, mais le goût de la musique. Une fois, par exemple, on avait annoncé à Bizerte le récital d'un pianiste qui allait interpréter, entre autres, la Sonate Pathétique de Beethoven. Madame Plotto me proposa d'apprendre le mouvement lent, et j'arrivais assez bien, je crois, avant le récital, à jouer cet adagio cantabile. Le plaisir de l'entendre sous les doigts d'un professionnel en fut considérablement accru, car je reconnaissais chaque note, chaque nuance. Le répertoire auquel madame Plotto me donnait accès ne s'arrêtait d'ailleurs pas aux grands classiques. Ou du moins ces classiques allaient jusqu'à Debussy: tandis que mon copain Jo interprétait les arabesques, elle me donna à jouer la Cathédrale d'Ys, cette pièce sombre et grave où l'on « voit » la cathédrale s'enfoncer dans les flots, et je crois que je m'en sortis pas trop mal. J'appris ainsi en tout cas à aimer Debussy, premier pas vers les musiques contemporaines. Il y eut aussi une pièce d’Albéniz, je ne me souvins plus bien laquelle, qui évoquait le balancement des palmes, rythme naturel en pays méditerranéen. Madame Plotto jouait elle-même rarement. Elle aimait parfois, cependant, prendre la place de l’élève et interpréter, pour montrer les capacités du registre pianistique, la Campanella de Liszt, pièce que je réécoutais par hasard récemment. Je la revois avec ses avant-bras maigres et ses doigts longs passer avec quelle agilité, faisant des allers et retours, au dessus du clavier, des notes graves aux aiguës et des aiguës aux graves

Malheureusement, après trois ans, ce qui était quand même assez long, le veuvage de la voisine prit fin, le piano fut repris, et j'en fus privé, ainsi que des cours de Madame Plotto, qui se désolait. Elle fit même des propositions pour m'aider à continuer, qui ne furent pas retenues. Je n'osais plus lui parler quand je la croisais sur son vélo, et je n'ai plus entendu parler d'elle depuis que j'ai quitté Bizerte. J'aurais tant aimé lui exprimer ma reconnaissance, lui dire tout ce que je lui devais. Elle est morte sûrement maintenant, et seule son âme pourrait percevoir ce sentiment que j'éprouve envers elle, et ce qu'elle m'a donné, comme je l'éprouve envers Monsieur Gommeaux, mon professeur de lettres classiques au Collège Stephen Pichon, qui nous a fait aimer la chaleur des grecs, entrer directement dans l'univers d'Homère, et découvrir la littérature moderne, en particulier Stephan Zweig dont il nous lut une nouvelle, une fois en fin d'année. Un ami d'ailleurs m'a transmis récemment une photo de classe, où je le retrouvais, avec le même aspect physique que je lui ai connu il y a soixante ans, un homme grand, un peu penché en avant, timide. Je n'eus plus comme ressource, pour jouer de temps en temps, que d'utiliser le piano du Collège aux heures de récréation, jouant - mal, et sans plus aucun progrès dès lors -, et mal à l'aise comme si je faisais quelque chose d'interdit et de subreptice. La dernière pièce que je me rappelle avoir ainsi joué, dans cette salle claire et lumineuse, mais trop passante, fut un impromptu de Schubert.

L’année du PCB à Tunis, (préparations aux études médicales, à l’Institut des Hautes Etudes) fut particulièrement dure : beaucoup de travail, des études scientifiques auxquelles mon année de philo ne m’avait guère préparé. Mes parents m’avaient loué une chambre dans l’appartement d’une dame dont le mari, médecin, était décédé. Son fils faisait lui-même des études de médecine en France. Deux autres jeunes hommes, plus âgés que moi, avaient également loué des chambres dans cet appartement, assez grand, dans une rue du quartier juif qui plus loin, aboutissait à la Hara, le ghetto juif. Ces colocataires étaient des israéliens, envoyés par l’Agence juive pour aider à l’immigration de jeunes défavorisés en Israël. Ils étaient tous deux sionistes de gauche, mais l’un plutôt tendance Mapaï (Ben Gourion), l’autre plus à gauche, marxiste tendance Mapam. Ils avaient des discussions sérieuses et acharnées sur la possibilité de transmission des caractères acquis, théorie prisée par les marxistes. Nous venions de vivre l’époque où Lyssenko et l’idéologie soviétique officielle, par cette théorie lamarckienne, rejetaient la génétique moderne de Mendel et faisaient prendre un retard de plusieurs décades à la science russe. Pour ma part, tout en goûtant leur compagnie, je m’intéressais d’avantage au piano du séjour. Une fois de plus, grâce à une veuve, je pus retrouver mon plaisir favori et refaire une partie du retard après quelques années d’interruption.

Les bruits de la rue étaient cependant bien différents. Non loin de là se postait tous les jours un vieux mendiant juif qui demandait l’aumône en répétant inlassablement : « Sdaka fi sdaka » (qu’on peut traduire par justice par la charité, le même mot d’hébreu, tsedaka, signifiant les deux). On entendait aussi les rires des prostituées se dirigeant vers leur quartier de Sid Abdel Aguèche, et parfois les bruits de disputes en judéo-arabe. Avec mes nouveaux amis du PCB, toute une promotion qui allait suivre ensuite le même cursus d’études de médecine, se retrouvant plus tard à la Cité Universitaire de Paris, ce fut une autre paire de manches : l’un d’entre eux, Claude Sultan, mon futur beau-frère, disposait d’une grande cave où nous nous retrouvions pour des surprises-parties. Il y avait aussi les monômes, où nous défilions dans les rues de Tunis, en blouses et déguisés, agitant des fémurs, et chantant à tue-tête des chants de carabins.

Mais pour moi, la plus grande joie, la vraie compensation par rapport à cette première année difficile de séparation d’avec mes parents et d’études intensives fut le Théâtre Municipal de Tunis, pour ses opéras et ses concerts. Mon goût n’était pas encore très formé pour les premiers, et j’aimais bien le Faust de Gounod. Je trouvais surtout du plaisir à entendre la Belle de Cadix chantée par Luis Mariano (Tchik Atchik Atchik Ayaya). Mais les concerts étaient nombreux et riches d’émotions artistiques. Nous avions en fait des programmes exceptionnels. J’ai eu la chance d’écouter une fois Yehudi Menuhin interprétant le concerto pour violon de Beethoven. Il était jeune, beau, se tenait droit, et jouait avec une étonnante sobriété de mouvements. La beauté et l’émotion à l’état pur. Une autre fois, ce fut un concert avec une pièce de Messiaen – eh oui, Messiaen – avec Yvonne Loriot aux ondes Martenot. Je sus dès cette époque, quitte à surprendre mes amis, distinguer empiriquement dans la musique contemporaine ce qui avait du goût et de la profondeur. Messiaen était à l’époque jeune et productif. Je savais qu’à Paris, il improvisait tous les dimanches en l’église de la Trinité, mais quand j’arrivais à Paris, un an plus tard, je ne franchis jamais le seuil de l’église.

Plus tard, lors de mon retour en Tunisie à la fin de mes études pour mon service militaire, je constituais ma collection de disques : on venait de passer aux 33 tours, et j’eus rapidement un nombre important de disques couvrant une bonne partie du répertoire, depuis les classiques jusqu’aux modernes du 20ème siècle, Prokofiev et Bartók en particulier. Je découvris et adorais le concerto pour violon de Bartók interprété par Yehudi Menuhin. Ecouter ces disques représentait ma principale distraction. Ce fut même la seule les fois où nous étions consignés dans nos quartiers, par exemple pendant quelques semaines à la suite du bombardement par l’armée française, en pleine guerre d’Algérie, de Sakiet-Sidi-Yousef. Cela me permit de respirer avec les lieds de Schubert chantées par Elisabeth Schwartzkopf, dont j’appris chaque nuance. Plus tard je terminais mon service militaire comme médecin embarqué dans un escorteur d’escadre et faisant le tour des ports de Méditerranée. Je restais souvent au carré des officiers, faisant le quatrième au bridge, pendant que les autres joueurs alternaient selon les moments où ils étaient libres ou de quart. Mon musicien préféré à l’époque fut Ravel, et en particulier les deux concertos pour pianos. C’est en les écoutant que je revins un jour à Bizerte, lors d’une escale. La Tunisie n’était déjà plus mon pays. Je ne devais y retourner que comme touriste, et, plus tard, pour essayer de préserver et restaurer les vestiges dévastés du cimetière juif de Bizerte.

Musique, soleil, eau bleue, toutes les cultures de mon enfance noyée dans ce paysage et ces sonorités. Mariage étonnant du religieux et de l’art, de l’orient et de l’occident, des tonalités et des scansions, de la lumière et de la musique, toute une richesse mémorielle et renouvelée qui allait m’accompagner toute ma vie.

Le 17 mai 2009
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