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Et ne vous croyez pas obligés d’être aussi puissants et percutants que Dante. Si vous avez eu plaisir à lire les lignes qui suivent et s’il vous est arrivé de passer d’agréables moments à vous remémorer des souvenirs personnels heureux de votre vie en Tunisie ; si vous éprouvez l’envie de les partager avec des amis plus ou moins proches, adressez les -- sous une forme écrite mais la voix sera peut-être bientôt aussi exploitable -- à l’adresse : jean.belaisch@wanadoo.fr et vous aurez au moins le contentement d’être lus à travers le monde grâce à l’internet et à ses tentacules.

Vous aurez peut-être aussi davantage c'est à dire que d’autres personnes, le plus souvent des amis qui ont vécu les mêmes moments viendront rapporter d’autres aspects de ces moments heureux et parfois corriger des défaillances de votre mémoire qui vous avaient fait prendre pour vérité ce qui était invention de votre cerveau émotionnel.

Ne soyez pas modestes, tout rappel peut être enrichissant, n’hésitez pas à utiliser votre propre vocabulaire, à manier l’humour ou le sérieux, les signes de richesse (y compris intellectuelle) ou les preuves de la pauvreté (y compris d’un moral oscillant). Vous avez toute liberté d’écrire à la condition que vous fassiez preuve de responsabilité puisque d’une façon ou d’une autre nous représentons tous un groupe de personnes qui a aimé la Tunisie et qui a pour d’innombrables raisons, choisi de vivre sur une autre terre.

Bienvenue donc et écrivez dès que vous en sentirez l’envie.


Un des responsables de ce qui pourrait aussi devenir un livre, si vous en éprouvez le désir !

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vendredi 31 décembre 2010

Influences italiennes sur le judaïsme tunisien par Lionel LEVY

Influences italiennes sur le judaïsme tunisien

TUNISIENS ET LIVOURNAIS : TENSIONS ET PARENTÉS

(Paris, Mairie du XVIe 5/01)

L’histoire des communautés juives, plus encore que celle des peuples d’Europe, ne se conçoit qu’en termes de longue durée. On ne peut rechercher les influences italiennes sur le judaïsme tunisien en se bornant aux temps modernes, et encore moins à l’époque contemporaine des nationalités qui a vu naître l’Italie.

L’espace musulman.-

A partir du IXe siècle la Tunisie est comprise dans un ensemble occidental musulman du sud méditerranéen englobant l’Espagne, le Maghreb et la Sicile. Les liens culturels et humains tissés entre les différentes régions de cet espace maritime concerneront particulièrement leurs différentes communautés juives. Ils ne s’interrompront pas, même après la rechristianisation progressive de l’Espagne du Xe au XVe siècle et de la Sicile au XIe siècle. Les ruptures politiques et religieuses affectant les uns ou les autres de ces pays seront pour les Juifs l’occasion d’autres liens puisque tour à tour des Juifs d’Afrique du Nord, au XIIe siècle, émigreront en Espagne, en Sicile et en Italie, alors que des Juifs siciliens, puis espagnols et portugais s’établiront dans le Maghreb aux XIVe et XVIe siècles. La position stratégique et économique de Kairouan, point de rencontre des caravanes entre Orient et Occident, rejaillit sur Tunis, porte ouverte sur les républiques marchandes d’Italie. Au XIVe siècle Tunis était la seule place du monde musulman où toutes les grandes maisons de commerce florentines avaient fondé des succursales. Pour Yves Renouard, Tunis faisait alors partie des 25 principaux centres commerciaux du monde.

Rappelons déjà au XVe siècle la grande osmose entre les communautés juives de Tunisie et de Sicile. Cette dernière, forte de 40 000 personnes, est de loin la plus importante. Nous savons par les documents des consuls de Venise qu’en 1470 Ferugeo, juif sicilien de Trapani établi à Tunis, y attend la livraison de 18 bottes de vin casher. Son père n’est autre que le chef de la communauté juive de Tunis, ce qui nous ouvre des perspectives insoupçonnées sur les influences réciproques, 140 ans avant l’arrivée des Livournais. Combien de Juifs siciliens, après 1497, ont-ils émigré en Tunisie ? Dans quelles conditions s’y sont-ils fondus ? N’ont-ils pas contribué à la remarquable ouverture des Juifs de Tunis? Parmi les marchands actifs à Tunis on relève à cette époque un nommé Calipapa dont le nom sous la forme Galipapa ou Galipe se retrouve à Barcelone. Mais il y a longtemps que l’émigration des Juifs d’Espagne vers le Maghreb a commencé.

Au XVe siècle, la nouvelle puissance de la Tunisie Hafside, alors que les Italiens subissent la pression des Turcs en Méditerranée orientale, ouvre une dure compétition entre Vénitiens, Génois et Florentins pour le contrôle de ce marché occidental. Les Génois souffrent d’une mauvaise réputation auprès des Tunisiens. Ils ne tiennent pas leurs engagements contrairement aux Vénitiens. Ces derniers ont d’abord la préférence car ils assurent des liaisons maritimes régulières entre Orient arabe, Espagne et Europe du Nord. Mais les Florentins s’imposeront sur le plan financier grâce à la qualité de leur monnaie et à leur réseau bancaire international.

Des Livournais portugais dans un Tunis espagnol.-.

Au début du XVIIe siècle, les Livournais, qui sont encore des hispano-portugais bien plus que des Italiens, bénéficient certes de la tradition de leurs marchands habitués depuis toujours au grand négoce vers l’Orient, le Maghreb, l’Italie et les Pays-Bas, mais héritent des circuits maritimes vénitiens et de la réputation toscane. En 1615, un Manoel Carvalho, très vraisemblablement de la famille dont est issue une dynastie de rabbins médecins et marchands livournais de Tunis, organise un circuit maritime Rotterdam, Tunis, Venise, Alexandrie. Livourne deviendra vite le centre méditerranéen principal des marchands d’origine nouvelle-chrétienne, détrônant Venise. Au début du XVIIIe siècle, d’ailleurs, les doges de l’orgueilleuse sérénissime adressaient une véritable supplique aux Massari de la Nazione Ebrea de Livourne pour les inciter à s’établir dans leur ville, afin, disaient-ils, de ravivare il nostro estenuato commercio. Ainsi ces hommes de la Nation, comme on les appelle en Europe, remplissent-ils en pays d’Islam l’ancienne fonction de Venise et de Florence.

Il serait faux de croire que ces Nouveaux-Chrétiens soient apparus à leurs coreligionnaires tunisiens comme tombés de la planète Mars. Pour les Juifs maghrébins les Juifs ibériques ne sont pas des étrangers. Tout grand marchand tunisien ou algérien faisait autrefois le voyage de Valence, de Séville ou des Baléares. Il existait encore à Tolède en 1492 des Hayat, des Zerah, des Hayon. Beaucoup de “Portugais” ont fait une étape, soit à Oran, soit dans les places fortes portugaises du Maroc. Ils ont été encouragés – ou parfois forcés – à s’y rendre parce que leur connaissance de l’arabe est utile. Dès le début du XVIe siècle on voit dans ces places marocaines, les Darmon, Pariente, Levy, Carilho, Caçuto, familles qu’on trouvera à Tunis du XVIIe au XIXe siècle, tous pratiquant l’arabe que les marchands portugais n’ont jamais abandonné plus d’un siècle après la reconquista. On peut donc soutenir que l’arrivée des Portugais de Livourne au XVIIe siècle à Tunis ne signifiait pas encore l’intrusion de l’Italie dans la société maghrébine, mais l’un des nombreux recyclages ibériques qu’elle a connus.

Si ces Portugais de Livourne ouvrent si volontiers à Tunis, à partir de 1615, des comptoirs stables ou provisoires, c’est qu’ils y disposent désormais de puissantes et nombreuses relations. Non seulement les deys y sont favorables aux nouveaux-chrétiens comme les Sultans de Constantinople, mais, depuis 1609 Tunis est devenue une grande ville espagnole. Le Dey Othman, en effet, et c’est la politique de La Porte, a donné asile à des dizaines de milliers de Morisques espagnols chassés par Philippe III. Il leur a octroyé d’importants privilèges. Huit sur dix des syndics de corporations, les amine, sont morisques – on dit “andalous”. L’amine des chéchias, toujours andalou, est de droit président du tribunal de commerce. Cette forte minorité constitue l’élite de la société tunisoise. La vieille ville de Tunis conserve les magnifiques palais qu’elle a construits. Ces “Andalous” sont en grande majorité des Espagnols du Nord ayant perdu depuis des générations l’usage de l’arabe, et continuent pendant au moins un siècle et demi à parler et à écrire l’espagnol. Cela explique que les quelques grands marchands livournais installés à Tunis aient privilégié l’espagnol, qui est d’ailleurs leur langue de culture, de préférence au portugais, langue populaire et administrative à Livourne même. Ils n’utiliseront le portugais que dans leurs correspondances avec Livourne.

NOTE On nommait "Nouveaux-Chrétiens" les juifs convertis au catholicisme de gré ou le plus souvent de force, et suspectés de continuer à pratiquer le judaïsme. Les Moriscos, en français "Morisques", étaient des
espagnols musulmans convertis de force et restés massivement fidèles à l'Islam. Leur expulsion avait été différé sous la pression des propriétaires des grands domaines agricoles dont ils formaient l'essentiel de la main d'oeuvre. Leur expulsion définitive fut consommée par Philippe III en 1609. Plusieurs dizaines de milliers trouvèrent refuge en Tunisie, d'autres dans le Languedoc où ils se fondirent dans la masse, phénomène explicable par l'absence de persécution et d'inquisition
.

Ces Livournais que leurs coreligionnaires désignent “les commerçants” au même titre que les chrétiens les nomment “gens du négoce” ont-ils influencé au moins les élites juives tunisiennes ? C’est certain. Mais linguistiquement c’est l’espagnol qu’ils diffusent plutôt que l’italien. Ce dernier est utilisé dans les actes notariés passés au Consulat de France, grâce au régime des capitulations dont les Juifs dits “francs” sont bénéficiaires, mais lorsqu’il s’agit d’actes sous-seing privés, même à la fin du XVIIIe siècle on voit des marchands livournais et tunisiens utiliser ensemble l’espagnol. L’influence n’est pas unilatérale. Tout d’abord il y a les rapports confessionnels. Les premiers nouveaux-chrétiens arrivés en Toscane ne sont pas circoncis. La circoncision d’anciens chrétiens en terre chrétienne est périlleuse. Les fonctionnaires toscans complaisants le conseillent aux nouveaux venus : allez donc vous faire circoncire à Tunis. Ainsi sont organisés des aller-retours Pise-Livourne-Tunis où cette dernière ville prend une nature missionnaire. Plus tard lorsque des Livournais séjourneront à demeure à Tunis, ce sont des Tunisiens qui formeront leurs premiers rabbins. C’est le cas des rabbins Tsemah Sarfati et Abraham Taïeb dont le disciple Isaac Lumbroso sera le premier rabbin de la nouvelle communauté portugaise. On a parfois décrit cette séparation comme un schisme, accompagné d’un véritable coup de force. Mais les choses se sont passées paisiblement. Le rabbin Ouziel Elhaik affirme que la création d’une synagogue portugaise indépendante a été acceptée comme une décision de Dieu. Des accords écrits ont été passés. Du reste, en 1741, à la mort d’Abraham Taïeb, son disciple Isaac Lumbroso devient rabbin des deux communautés, ce qui montre qu’il subsistait entre les deux groupes au moins une parenté, et que l’indépendance des Livournais n’avait rien à voir avec le schisme de Luther.

Deux sociétés différentes et parentes.-

Pourquoi deux communautés ? Des jeunes récemment posaient la question presque avec irritation, par le regard anachronique d’une génération qui a connu la Shoah et Israël, oubliant d’ailleurs que l’avènement de la société israélienne n’a nullement effacé les différences historiques et culturelles. Chacun avait ses raisons. Les quelques chefs de famille livournais ayant ouvert comptoir à Tunis appartenaient à la grande bourgeoisie, l’une des plus anciennes d’Europe. À Rome déjà, la communauté locale avait voulu bénéficier par rapport aux nouveaux venus, Espagnols, Catalans ou Siciliens, d’une autorité tenant au “droit du sol” (jus soli). Ces étrangers ne voulant pas se soumettre créèrent plusieurs synagogues distinctes. À Tunis, les chefs de la communauté tunisienne invoquèrent un “droit d’aînesse” justifiant, à leurs yeux “l’assujettissement” des nouveaux venus à leurs coreligionnaires déjà sur place. Cette revendication n’avait aucune chance d’être acceptée par des Livournais qui venaient d’obtenir en Toscane une consécration sociale sans précédent et qui apparaissaient en Méditerranée, pour reprendre les termes de Filippini, comme une véritable puissance.

On pourrait se demander pourquoi les Tunisiens avaient invoqué un droit “d’assujettissement” sur ces Portugais, alors que les précédentes vagues d’immigration ibérique n’avaient jamais provoqué de conflit de pouvoir et même que les rabbins espagnols et catalans avaient pris la direction des communautés autochtones. C’est oublier qu’au début du XVIIe siècle la situation était tout à fait différente. Loin d’apporter des rabbins de prestige, les Livournais demandaient aux Tunisiens de les initier à un judaïsme auquel ils revenaient après parfois un siècle et plus. On conçoit que ces incirconcis adultes, parfois vieux, même lorsqu’ils venaient en Afrique pour y subir une circoncision, étaient observés comme des gens impurs à qui l’on ne pouvait accorder de pouvoir dans la communauté. Haïm Zafrani a expliqué que les Juifs marocains qui reçurent avec chaleur les exilés de 1290 et 1492 au point de leur confier la direction de la communauté, reçurent avec suspicion et distance les anciens marranes de 1550 à 1600, refusant même de reconnaître aux Cohen leurs attributions sacerdotales.

On a vu qu’à Tunis cette séparation n’a pas empêché la collaboration théologique. Les œuvres du rabbin livournais Isaac Lumbroso, juge des deux communautés, furent imprimées après sa mort, en 1768, par son ancien disciple Yeshua Cohen Tanugi. Au XIXe siècle il arriva aux deux tribunaux rabbiniques de siéger en commun pour trancher un litige concernant deux plaideurs tunisiens, les frères Nataf, événement qui ne doit pas être étranger au fait qu’une branche de la famille Nataf était établie à Livourne. Enfin, à la veille du Protectorat, les synagogues livournaises de Tunis accueillaient des foules de Tunisiens, en bonne harmonie.

La séparation n’empêchait pas la collaboration commerciale. Dans un contrat passé en langue italienne entre David de Montel de Livourne et un groupe de marchands livournais et tunisiens de Tunis, le 15 avril 1776, de Montel a pour mandataire non point un Livournais, mais un Tunisien, “il Signore Eliau Attal”. Parmi les marchands associés dans cette opération d’exportation de cuirs on trouve de nombreux Livournais mais aussi Salom Bizis, Joseph Coen Zardi, Samuel d’Ioseph Semama et Salom Mareh. Dès 1743 d’ailleurs on trouve un Bises (Bessis) parmi les notables de Livourne, administrateur d’une œuvre de bienfaisance. Dans un autre contrat du 25 août 1779 interviennent les mêmes parties. Cette fois il s’agit d’un contrat rédigé en espagnol et traduit en italien. Les intervenants tunisiens, mis à part le mandataire Attal, sont 4 sur 19. Apparemment ils comprennent l’espagnol, langue à cette époque encore répandue à Tunis, chez les Livournais et les Andalous, deux catégories avec lesquelles les grands marchands juifs tunisiens ont nécessairement des contacts. A Tunis encore le 15 avril 1782 un contrat de société est passé en langue espagnole entre des membres des familles Enriches et Franchetti et d’autres Livournais (Coen de Lara, Nunes, Kaiki – Haïk–). Le contrat est traduit en italien par Jacob Spinosa, Livournais de Tunis, ce qui peut laisser penser que les Livournais de Tunis utilisaient davantage l’espagnol que l’italien.

L’influence tunisienne sur les Livournais de Tunis et de Livourne est frappante en tous cas sur un plan gastronomique dès le XVIIe siècle. En 1650 on trouve dans les connaissements des navires à destination de Livourne mention d’expéditions de sacs ou tonneaux de couscous en provenance des ports du Maghreb. Il est vrai que ce mets était connu en Andalousie au moins au XIIe siècle. Il existe d’ailleurs un nom spécifique, espagnol et portugais : acuzcuzù, devenu tant à Livourne que chez les Livournais de Tunis : cuscussù. Il est vraisemblable d’ailleurs que ce plat ait été déjà adopté à l’occasion de séjours dans d’autres régions du Maghreb, en particulier le Maroc. En tous cas ce plat, avec quelques autres, est encore cuisiné à Livourne, malgré l’extinction de la plupart des vieilles familles.

Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que les Livournais de Tunis commencent à s’identifier à l’Italie. Mon sentiment est que l’une des causes de la prédominance de l’italien est l’effacement progressif des langues ibériques à Livourne même, mais aussi que l’arabisation progressive des Maures andalous a marginalisé l’espagnol à Tunis. Affectivement il y a le fait que l’idée nationale commence à émerger en Italie, avec un progrès chez les Juifs des idées nouvelles et d’un sentiment universaliste les rapprochant des autres Toscans et Italiens. La percée de la franc-maçonnerie chez les Livournais de Tunis et de Livourne s’accorde mal avec un repli communautaire. Si cet engouement vers la maçonnerie a été combattu vigoureusement par les rabbins tunisiens, c’était bien parce qu’il risquait de contaminer leur propre groupe, ce qui était déjà une forme d’influence italienne. Car en même temps s’amorce un début de modernisation des marchands juifs tunisiens, grâce à leur avènement dans le négoce international. Cette évolution économique les porte à sortir d’Afrique dans deux directions qui les mêleront étroitement aux Livournais : Livourne et Marseille. À Livourne, les nombreux commerçants maghrébins qui prennent place se font “ballotter”, c’est-à-dire obtiennent leur intégration à la Nazione Ebrea et la nationalité toscane. Cette nationalité se perd après deux ans d’absence, et d’ailleurs, retournés à Tunis, ces Tunisiens d’origine sont revendiqués par leur communauté si bien que, contrairement à ce qu’on a cru, il y a peu de recrutement livournais à Tunis même. Ainsi la famille Junès, algériens français établis à Livourne. Angiolo Junès, fixé à Tunis, commence par s’inscrire chez les Livournais; mais sans doute fait-il l’objet de revendication de la communauté tunisienne, si bien qu’on le voit en 1875 président de la délégation tunisienne du Comité pour la création des Ecoles de l’AIU. Or les Junès sont alliés de plusieurs grandes familles livournaises de Tunis, des Guttières, Santillana, Levy, Cittanova ayant épousé des sœurs d’Angiolo. Il y a une autre façon de devenir Livournais : c’est de s’installer à Marseille. Marseille fut jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, interdite aux Juifs. Mais le privilège accordé aux Portugais permet aux Livournais (de Livourne et de Tunis) d’y créer une communauté portugaise. Les statuts prévoient référence expresse aux usages de Livourne, et adoption de l’espagnol comme langue communautaire. Les Livournais de Marseille, comme ceux de Livourne même, ont une politique pluriethnique et intègrent largement non seulement des Comtadins, qui obtiennent ainsi, grâce à un passeport livournais, le droit d’établissement à Marseille, mais des Maghrébins, surtout tunisiens, et des Gibraltariens.

Cette percée des Maghrébins en Europe s’accompagne de mariages mixtes, beaucoup plus fréquents qu’à Tunis. Si par la suite à Tunis les choses bougent ce sont les représentants de ces familles “livournisées” par ces séjours marseillais et livournais qui initieront de tels mariages. L’occidentalisation de la bourgeoisie juive tunisienne est ainsi en marche, alors que les litiges intercommunautaires se durcissent curieusement. N’y a-t-il que l’explication fiscale, souhait chez le groupe le plus pauvre et le plus nombreux de mieux partager les ressources ? Il y a aussi le fait qu’apparaît plus clairement après ces expériences européennes, le prestige des Livournais auxquels on se mêlait à Livourne ou Marseille, mais qui sont plus fermés à Tunis. Les “livournisés” redeviennent Tunisiens, car leur groupe les revendique ; mais il n’acceptent plus la ségrégation. La grande ambition de fusion des deux communautés c’est le vif désir d’effacer toute différence sociale entre la nouvelle bourgeoisie et l’ancienne. La tendance s’affirme même dans la moyenne bourgeoisie. L’on voit les parents d’une jeune fille Slama bouder l’union de leur fille avec un Smadja, parce que les parents du promis seraient “très arriérés, très tunisiens”(Annie Goldman : les Filles de Mardochée). Comme ce mouvement coïncide avec l’italianisation des Livournais, il est désormais de bon ton de s’italianiser. C’est concomitamment que Livournais et grands-bourgeois tunisiens s’italianisent au début du XIXe siècle. Contrairement à ce qui a été parfois avancé, ce ne sont point les nouveaux immigrants qui déclenchent l’italianisation. Celle-ci a commencé à Tunis en même temps qu’à Livourne. C’est la Révolution française qui a réveillé le nationalisme italien dès deux côtés de la mer. Les Juifs y seront sensibles plus que d’autres parce que la restauration en Italie a été une insupportable régression. Or les liens sont restés très étroits avec Livourne, parce que les courants migratoires dans les deux sens sont restés très actifs.

L’influence italienne part d’abord des Tunisiens de Livourne et de Marseille rentrés à Tunis. Un fait est peu connu, c’est la grande importance culturelle des domestiques toscanes. Les Livournais, depuis que la charte de 1593 leur en a accordé expressément le droit, emploient des domestiques et nourrices chrétiennes et toscanes. Ainsi pour les enfants de grandes familles juives tunisiennes qui adoptent cet usage réputé de bon ton, la langue maternelle devient l’italien. Paul Sebag m’expliquait son propre cas. Issu d’une famille notable juive tunisienne, il n’a parlé qu’italien durant sa première enfance, élevé par la bonne d’enfants que sa mère, née Attal, avait été engager à Livourne où une branche des Attal vivait encore. Mais l’usage gagna même par la suite la bourgeoisie sicilienne. Mon ami Adrien Salmieri, historien des Siciliens de Tunisie, m’a lui-même raconté que, comme les Livournais, il avait été élevé par une servante toscane.

A cet italien d’initiés devait succéder peu avant le Protectorat un italien de masse grâce à l’arrivée de forts contingents d’Italiens du Sud, Siciliens, Calabrais et Sardes. Ces immigrés pauvres ne parlent que leur patois. Ils se mettent vite à l’arabe, mais leur italianisation sera le fait des Livournais, brusquement promus au rôle d’élite intellectuelle et bourgeoise de tout un peuple chrétien. Certes le Protectorat amorce vite la francisation des élites juives tunisiennes, mais Tunis devient une grande ville italienne. L’italien est nécessaire pour se faire comprendre du plombier, du menuisier, du marchand de poisson, de la femme de ménage. Dans les régions de colonisation sicilienne comme le Cap Bon, les Juifs côtoient les Italiens, les engagent comme agents de maîtrise ou cadres, ou s’emploient auprès d’eux. Ce pluralisme culturel fera, aux yeux de Fernand Braudel le charme incomparable de Tunis : «Je fis halte à Tunis, la ville nord-africaine, méditerranéenne, déjà levantine, que je préférais à toutes les autres...L’Italie et la France, tout en se querellant, y avaient greffé sur un vieil héritage la ville la plus joyeuse, étonnante et capiteuse que j’aie jamais connue (...) Poésie, lumière, joies de la table (....) plaisir éperdu de la mer (...) La Méditerranée est, pour moi, mélange (...) Tunis me plaisait : un mélange. »

Ce pluralisme n’eût pas été possible sans la présence de cette vieille bourgeoisie livournaise cultivée et progressivement renouvelée depuis la fin du XVIIIe siècle. Car dès cette date les nouvelles familles qui s’installaient à Tunis y trouvaient des parents déjà sur place. Ce climat n’aurait pu s’expliquer davantage en ignorant que les élites juives tunisiennes s’étaient depuis longtemps mêlées aux élites livournaises, en influences réciproques et fructueuses. Mais les évolutions nationales devaient diviser entre eux les Livournais en groupe français, minoritaire mais puissant, et italien, très majoritaire. L’action sociale et culturelle des Livournais italiens : hôpitaux, écoles, journaux, les rendrait indispensables à la présence italienne, mais provoquerait à leur égard l’hostilité française. Les conventions franco-italo-tunisiennes de 1896 consolideraient le pouvoir des élites livournaises en consacrant l’autonomie culturelle italienne, la liberté professionnelle et la garantie de la nationalité par le droit du sang. Une Italie dreyfusarde s’attirerait les sympathies juives dans une Tunisie soumise aux retombées de l’antisémitisme algérien. Mais l’Italie mussolinienne devait pervertir cruellement l’héritage humaniste du Risorgimento. A partir de 1938 l’histoire allait fusionner les deux communautés dans la France. L’aspect administratif et politique, la dissolution de la communauté portugaise en 1944, n’irait pas sans blessures, car les Juifs plus que tous autres ressentent les atteintes à la mémoire, et aussi par cet aspect discriminatoire : les Juifs de nationalité italienne se voyaient interdire toute fonction au sein de la communauté fusionnée. L’intolérance frappa tous les groupes religieux : les catholiques italiens se virent interdire leur procession spécifique du 15 août de la Madonna di Trapani. Ils devraient désormais pratiquer leur religion à la française. Il reste que dix-huit ans plus tard tous Juifs de Tunisie emportaient en France une part d’Italie, et dans leur découvertes touristiques de l’Italie retrouvent une part d’eux-mêmes.

Influences italiennes sur le judaïsme tunisien par Lionel LEVY


Influences italiennes sur le judaïsme tunisien
TUNISIENS ET LIVOURNAIS : TENSIONS ET PARENTÉS
(Paris, Mairie du XVIe 5/01)
L’histoire des communautés juives, plus encore que celle des peuples d’Europe, ne se conçoit qu’en termes de longue durée. On ne peut rechercher les influences italiennes sur le judaïsme tunisien en se bornant aux temps modernes, et encore moins à l’époque contemporaine des nationalités qui a vu naître l’Italie.
L’espace musulman.-
A partir du IXe siècle la Tunisie est comprise dans un ensemble occidental musulman du sud méditerranéen englobant l’Espagne, le Maghreb et la Sicile. Les liens culturels et humains tissés entre les différentes régions de cet espace maritime concerneront particulièrement leurs différentes communautés juives. Ils ne s’interrompront pas, même après la rechristianisation progressive de l’Espagne du Xe au XVe siècle et de la Sicile au XIe siècle. Les ruptures politiques et religieuses affectant les uns ou les autres de ces pays seront pour les Juifs l’occasion d’autres liens puisque tour à tour des Juifs d’Afrique du Nord, au XIIe siècle, émigreront en Espagne, en Sicile et en Italie, alors que des Juifs siciliens, puis espagnols et portugais s’établiront dans le Maghreb aux XIVe et XVIe siècles. La position stratégique et économique de Kairouan, point de rencontre des caravanes entre Orient et Occident, rejaillit sur Tunis, porte ouverte sur les républiques marchandes d’Italie. Au XIVe siècle Tunis était la seule place du monde musulman où toutes les grandes maisons de commerce florentines avaient fondé des succursales. Pour Yves Renouard, Tunis faisait alors partie des 25 principaux centres commerciaux du monde.
Rappelons déjà au XVe siècle la grande osmose entre les communautés juives de Tunisie et de Sicile. Cette dernière, forte de 40 000 personnes, est de loin la plus importante. Nous savons par les documents des consuls de Venise qu’en 1470 Ferugeo, juif sicilien de Trapani établi à Tunis, y attend la livraison de 18 bottes de vin casher. Son père n’est autre que le chef de la communauté juive de Tunis, ce qui nous ouvre des perspectives insoupçonnées sur les influences réciproques, 140 ans avant l’arrivée des Livournais. Combien de Juifs siciliens, après 1497, ont-ils émigré en Tunisie ? Dans quelles conditions s’y sont-ils fondus ? N’ont-ils pas contribué à la remarquable ouverture des Juifs de Tunis? Parmi les marchands actifs à Tunis on relève à cette époque un nommé Calipapa dont le nom sous la forme Galipapa ou Galipe se retrouve à Barcelone. Mais il y a longtemps que l’émigration des Juifs d’Espagne vers le Maghreb a commencé.
Au XVe siècle, la nouvelle puissance de la Tunisie Hafside, alors que les Italiens subissent la pression des Turcs en Méditerranée orientale, ouvre une dure compétition entre Vénitiens, Génois et Florentins pour le contrôle de ce marché occidental. Les Génois souffrent d’une mauvaise réputation auprès des Tunisiens. Ils ne tiennent pas leurs engagements contrairement aux Vénitiens. Ces derniers ont d’abord la préférence car ils assurent des liaisons maritimes régulières entre Orient arabe, Espagne et Europe du Nord. Mais les Florentins s’imposeront sur le plan financier grâce à la qualité de leur monnaie et à leur réseau bancaire international.
Des Livournais portugais dans un Tunis espagnol.-.
Au début du XVIIe siècle, les Livournais, qui sont encore des hispano-portugais bien plus que des Italiens, bénéficient certes de la tradition de leurs marchands habitués depuis toujours au grand négoce vers l’Orient, le Maghreb, l’Italie et les Pays-Bas, mais héritent des circuits maritimes vénitiens et de la réputation toscane. En 1615, un Manoel Carvalho, très vraisemblablement de la famille dont est issue une dynastie de rabbins médecins et marchands livournais de Tunis, organise un circuit maritime Rotterdam, Tunis, Venise, Alexandrie. Livourne deviendra vite le centre méditerranéen principal des marchands d’origine nouvelle-chrétienne, détrônant Venise. Au début du XVIIIe siècle, d’ailleurs, les doges de l’orgueilleuse sérénissime adressaient une véritable supplique aux Massari de la Nazione Ebrea de Livourne pour les inciter à s’établir dans leur ville, afin, disaient-ils, de ravivare il nostro estenuato commercio. Ainsi ces hommes de la Nation, comme on les appelle en Europe, remplissent-ils en pays d’Islam l’ancienne fonction de Venise et de Florence.
Il serait faux de croire que ces Nouveaux-Chrétiens soient apparus à leurs coreligionnaires tunisiens comme tombés de la planète Mars. Pour les Juifs maghrébins les Juifs ibériques ne sont pas des étrangers. Tout grand marchand tunisien ou algérien faisait autrefois le voyage de Valence, de Séville ou des Baléares. Il existait encore à Tolède en 1492 des Hayat, des Zerah, des Hayon. Beaucoup de “Portugais” ont fait une étape, soit à Oran, soit dans les places fortes portugaises du Maroc. Ils ont été encouragés – ou parfois forcés – à s’y rendre parce que leur connaissance de l’arabe est utile. Dès le début du XVIe siècle on voit dans ces places marocaines, les Darmon, Pariente, Levy, Carilho, Caçuto, familles qu’on trouvera à Tunis du XVIIe au XIXe siècle, tous pratiquant l’arabe que les marchands portugais n’ont jamais abandonné plus d’un siècle après la reconquista. On peut donc soutenir que l’arrivée des Portugais de Livourne au XVIIe siècle à Tunis ne signifiait pas encore l’intrusion de l’Italie dans la société maghrébine, mais l’un des nombreux recyclages ibériques qu’elle a connus.
Si ces Portugais de Livourne ouvrent si volontiers à Tunis, à partir de 1615, des comptoirs stables ou provisoires, c’est qu’ils y disposent désormais de puissantes et nombreuses relations. Non seulement les deys y sont favorables aux nouveaux-chrétiens comme les Sultans de Constantinople, mais, depuis 1609 Tunis est devenue une grande ville espagnole. Le Dey Othman, en effet, et c’est la politique de La Porte, a donné asile à des dizaines de milliers de Morisques espagnols chassés par Philippe III. Il leur a octroyé d’importants privilèges. Huit sur dix des syndics de corporations, les amine, sont morisques – on dit “andalous”. L’amine des chéchias, toujours andalou, est de droit président du tribunal de commerce. Cette forte minorité constitue l’élite de la société tunisoise. La vieille ville de Tunis conserve les magnifiques palais qu’elle a construits. Ces “Andalous” sont en grande majorité des Espagnols du Nord ayant perdu depuis des générations l’usage de l’arabe, et continuent pendant au moins un siècle et demi à parler et à écrire l’espagnol. Cela explique que les quelques grands marchands livournais installés à Tunis aient privilégié l’espagnol, qui est d’ailleurs leur langue de culture, de préférence au portugais, langue populaire et administrative à Livourne même. Ils n’utiliseront le portugais que dans leurs correspondances avec Livourne.
NOTE On nommait "Nouveaux-Chrétiens" les juifs convertis au catholicisme de gré ou le plus souvent de force, et suspectés de continuer à pratiquer le judaïsme. Les Moriscos, en français "Morisques", étaient des
espagnols musulmans convertis de force et restés massivement fidèles à l'Islam. Leur expulsion avait été différé sous la pression des propriétaires des grands domaines agricoles dont ils formaient l'essentiel de la main d'oeuvre. Leur expulsion définitive fut consommée par Philippe III en 1609. Plusieurs dizaines de milliers trouvèrent refuge en Tunisie, d'autres dans le Languedoc où ils se fondirent dans la masse, phénomène explicable par l'absence de persécution et d'inquisition
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Ces Livournais que leurs coreligionnaires désignent “les commerçants” au même titre que les chrétiens les nomment “gens du négoce” ont-ils influencé au moins les élites juives tunisiennes ? C’est certain. Mais linguistiquement c’est l’espagnol qu’ils diffusent plutôt que l’italien. Ce dernier est utilisé dans les actes notariés passés au Consulat de France, grâce au régime des capitulations dont les Juifs dits “francs” sont bénéficiaires, mais lorsqu’il s’agit d’actes sous-seing privés, même à la fin du XVIIIe siècle on voit des marchands livournais et tunisiens utiliser ensemble l’espagnol. L’influence n’est pas unilatérale. Tout d’abord il y a les rapports confessionnels. Les premiers nouveaux-chrétiens arrivés en Toscane ne sont pas circoncis. La circoncision d’anciens chrétiens en terre chrétienne est périlleuse. Les fonctionnaires toscans complaisants le conseillent aux nouveaux venus : allez donc vous faire circoncire à Tunis. Ainsi sont organisés des aller-retours Pise-Livourne-Tunis où cette dernière ville prend une nature missionnaire. Plus tard lorsque des Livournais séjourneront à demeure à Tunis, ce sont des Tunisiens qui formeront leurs premiers rabbins. C’est le cas des rabbins Tsemah Sarfati et Abraham Taïeb dont le disciple Isaac Lumbroso sera le premier rabbin de la nouvelle communauté portugaise. On a parfois décrit cette séparation comme un schisme, accompagné d’un véritable coup de force. Mais les choses se sont passées paisiblement. Le rabbin Ouziel Elhaik affirme que la création d’une synagogue portugaise indépendante a été acceptée comme une décision de Dieu. Des accords écrits ont été passés. Du reste, en 1741, à la mort d’Abraham Taïeb, son disciple Isaac Lumbroso devient rabbin des deux communautés, ce qui montre qu’il subsistait entre les deux groupes au moins une parenté, et que l’indépendance des Livournais n’avait rien à voir avec le schisme de Luther.
Deux sociétés différentes et parentes.-
Pourquoi deux communautés ? Des jeunes récemment posaient la question presque avec irritation, par le regard anachronique d’une génération qui a connu la Shoah et Israël, oubliant d’ailleurs que l’avènement de la société israélienne n’a nullement effacé les différences historiques et culturelles. Chacun avait ses raisons. Les quelques chefs de famille livournais ayant ouvert comptoir à Tunis appartenaient à la grande bourgeoisie, l’une des plus anciennes d’Europe. À Rome déjà, la communauté locale avait voulu bénéficier par rapport aux nouveaux venus, Espagnols, Catalans ou Siciliens, d’une autorité tenant au “droit du sol” (jus soli). Ces étrangers ne voulant pas se soumettre créèrent plusieurs synagogues distinctes. À Tunis, les chefs de la communauté tunisienne invoquèrent un “droit d’aînesse” justifiant, à leurs yeux “l’assujettissement” des nouveaux venus à leurs coreligionnaires déjà sur place. Cette revendication n’avait aucune chance d’être acceptée par des Livournais qui venaient d’obtenir en Toscane une consécration sociale sans précédent et qui apparaissaient en Méditerranée, pour reprendre les termes de Filippini, comme une véritable puissance.
On pourrait se demander pourquoi les Tunisiens avaient invoqué un droit “d’assujettissement” sur ces Portugais, alors que les précédentes vagues d’immigration ibérique n’avaient jamais provoqué de conflit de pouvoir et même que les rabbins espagnols et catalans avaient pris la direction des communautés autochtones. C’est oublier qu’au début du XVIIe siècle la situation était tout à fait différente. Loin d’apporter des rabbins de prestige, les Livournais demandaient aux Tunisiens de les initier à un judaïsme auquel ils revenaient après parfois un siècle et plus. On conçoit que ces incirconcis adultes, parfois vieux, même lorsqu’ils venaient en Afrique pour y subir une circoncision, étaient observés comme des gens impurs à qui l’on ne pouvait accorder de pouvoir dans la communauté. Haïm Zafrani a expliqué que les Juifs marocains qui reçurent avec chaleur les exilés de 1290 et 1492 au point de leur confier la direction de la communauté, reçurent avec suspicion et distance les anciens marranes de 1550 à 1600, refusant même de reconnaître aux Cohen leurs attributions sacerdotales.
On a vu qu’à Tunis cette séparation n’a pas empêché la collaboration théologique. Les œuvres du rabbin livournais Isaac Lumbroso, juge des deux communautés, furent imprimées après sa mort, en 1768, par son ancien disciple Yeshua Cohen Tanugi. Au XIXe siècle il arriva aux deux tribunaux rabbiniques de siéger en commun pour trancher un litige concernant deux plaideurs tunisiens, les frères Nataf, événement qui ne doit pas être étranger au fait qu’une branche de la famille Nataf était établie à Livourne. Enfin, à la veille du Protectorat, les synagogues livournaises de Tunis accueillaient des foules de Tunisiens, en bonne harmonie.
La séparation n’empêchait pas la collaboration commerciale. Dans un contrat passé en langue italienne entre David de Montel de Livourne et un groupe de marchands livournais et tunisiens de Tunis, le 15 avril 1776, de Montel a pour mandataire non point un Livournais, mais un Tunisien, “il Signore Eliau Attal”. Parmi les marchands associés dans cette opération d’exportation de cuirs on trouve de nombreux Livournais mais aussi Salom Bizis, Joseph Coen Zardi, Samuel d’Ioseph Semama et Salom Mareh. Dès 1743 d’ailleurs on trouve un Bises (Bessis) parmi les notables de Livourne, administrateur d’une œuvre de bienfaisance. Dans un autre contrat du 25 août 1779 interviennent les mêmes parties. Cette fois il s’agit d’un contrat rédigé en espagnol et traduit en italien. Les intervenants tunisiens, mis à part le mandataire Attal, sont 4 sur 19. Apparemment ils comprennent l’espagnol, langue à cette époque encore répandue à Tunis, chez les Livournais et les Andalous, deux catégories avec lesquelles les grands marchands juifs tunisiens ont nécessairement des contacts. A Tunis encore le 15 avril 1782 un contrat de société est passé en langue espagnole entre des membres des familles Enriches et Franchetti et d’autres Livournais (Coen de Lara, Nunes, Kaiki – Haïk–). Le contrat est traduit en italien par Jacob Spinosa, Livournais de Tunis, ce qui peut laisser penser que les Livournais de Tunis utilisaient davantage l’espagnol que l’italien.
L’influence tunisienne sur les Livournais de Tunis et de Livourne est frappante en tous cas sur un plan gastronomique dès le XVIIe siècle. En 1650 on trouve dans les connaissements des navires à destination de Livourne mention d’expéditions de sacs ou tonneaux de couscous en provenance des ports du Maghreb. Il est vrai que ce mets était connu en Andalousie au moins au XIIe siècle. Il existe d’ailleurs un nom spécifique, espagnol et portugais : acuzcuzù, devenu tant à Livourne que chez les Livournais de Tunis : cuscussù. Il est vraisemblable d’ailleurs que ce plat ait été déjà adopté à l’occasion de séjours dans d’autres régions du Maghreb, en particulier le Maroc. En tous cas ce plat, avec quelques autres, est encore cuisiné à Livourne, malgré l’extinction de la plupart des vieilles familles.
Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que les Livournais de Tunis commencent à s’identifier à l’Italie. Mon sentiment est que l’une des causes de la prédominance de l’italien est l’effacement progressif des langues ibériques à Livourne même, mais aussi que l’arabisation progressive des Maures andalous a marginalisé l’espagnol à Tunis. Affectivement il y a le fait que l’idée nationale commence à émerger en Italie, avec un progrès chez les Juifs des idées nouvelles et d’un sentiment universaliste les rapprochant des autres Toscans et Italiens. La percée de la franc-maçonnerie chez les Livournais de Tunis et de Livourne s’accorde mal avec un repli communautaire. Si cet engouement vers la maçonnerie a été combattu vigoureusement par les rabbins tunisiens, c’était bien parce qu’il risquait de contaminer leur propre groupe, ce qui était déjà une forme d’influence italienne. Car en même temps s’amorce un début de modernisation des marchands juifs tunisiens, grâce à leur avènement dans le négoce international. Cette évolution économique les porte à sortir d’Afrique dans deux directions qui les mêleront étroitement aux Livournais : Livourne et Marseille. À Livourne, les nombreux commerçants maghrébins qui prennent place se font “ballotter”, c’est-à-dire obtiennent leur intégration à la Nazione Ebrea et la nationalité toscane. Cette nationalité se perd après deux ans d’absence, et d’ailleurs, retournés à Tunis, ces Tunisiens d’origine sont revendiqués par leur communauté si bien que, contrairement à ce qu’on a cru, il y a peu de recrutement livournais à Tunis même. Ainsi la famille Junès, algériens français établis à Livourne. Angiolo Junès, fixé à Tunis, commence par s’inscrire chez les Livournais; mais sans doute fait-il l’objet de revendication de la communauté tunisienne, si bien qu’on le voit en 1875 président de la délégation tunisienne du Comité pour la création des Ecoles de l’AIU. Or les Junès sont alliés de plusieurs grandes familles livournaises de Tunis, des Guttières, Santillana, Levy, Cittanova ayant épousé des sœurs d’Angiolo. Il y a une autre façon de devenir Livournais : c’est de s’installer à Marseille. Marseille fut jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, interdite aux Juifs. Mais le privilège accordé aux Portugais permet aux Livournais (de Livourne et de Tunis) d’y créer une communauté portugaise. Les statuts prévoient référence expresse aux usages de Livourne, et adoption de l’espagnol comme langue communautaire. Les Livournais de Marseille, comme ceux de Livourne même, ont une politique pluriethnique et intègrent largement non seulement des Comtadins, qui obtiennent ainsi, grâce à un passeport livournais, le droit d’établissement à Marseille, mais des Maghrébins, surtout tunisiens, et des Gibraltariens.
Cette percée des Maghrébins en Europe s’accompagne de mariages mixtes, beaucoup plus fréquents qu’à Tunis. Si par la suite à Tunis les choses bougent ce sont les représentants de ces familles “livournisées” par ces séjours marseillais et livournais qui initieront de tels mariages. L’occidentalisation de la bourgeoisie juive tunisienne est ainsi en marche, alors que les litiges intercommunautaires se durcissent curieusement. N’y a-t-il que l’explication fiscale, souhait chez le groupe le plus pauvre et le plus nombreux de mieux partager les ressources ? Il y a aussi le fait qu’apparaît plus clairement après ces expériences européennes, le prestige des Livournais auxquels on se mêlait à Livourne ou Marseille, mais qui sont plus fermés à Tunis. Les “livournisés” redeviennent Tunisiens, car leur groupe les revendique ; mais il n’acceptent plus la ségrégation. La grande ambition de fusion des deux communautés c’est le vif désir d’effacer toute différence sociale entre la nouvelle bourgeoisie et l’ancienne. La tendance s’affirme même dans la moyenne bourgeoisie. L’on voit les parents d’une jeune fille Slama bouder l’union de leur fille avec un Smadja, parce que les parents du promis seraient “très arriérés, très tunisiens”(Annie Goldman : les Filles de Mardochée). Comme ce mouvement coïncide avec l’italianisation des Livournais, il est désormais de bon ton de s’italianiser. C’est concomitamment que Livournais et grands-bourgeois tunisiens s’italianisent au début du XIXe siècle. Contrairement à ce qui a été parfois avancé, ce ne sont point les nouveaux immigrants qui déclenchent l’italianisation. Celle-ci a commencé à Tunis en même temps qu’à Livourne. C’est la Révolution française qui a réveillé le nationalisme italien dès deux côtés de la mer. Les Juifs y seront sensibles plus que d’autres parce que la restauration en Italie a été une insupportable régression. Or les liens sont restés très étroits avec Livourne, parce que les courants migratoires dans les deux sens sont restés très actifs.
L’influence italienne part d’abord des Tunisiens de Livourne et de Marseille rentrés à Tunis. Un fait est peu connu, c’est la grande importance culturelle des domestiques toscanes. Les Livournais, depuis que la charte de 1593 leur en a accordé expressément le droit, emploient des domestiques et nourrices chrétiennes et toscanes. Ainsi pour les enfants de grandes familles juives tunisiennes qui adoptent cet usage réputé de bon ton, la langue maternelle devient l’italien. Paul Sebag m’expliquait son propre cas. Issu d’une famille notable juive tunisienne, il n’a parlé qu’italien durant sa première enfance, élevé par la bonne d’enfants que sa mère, née Attal, avait été engager à Livourne où une branche des Attal vivait encore. Mais l’usage gagna même par la suite la bourgeoisie sicilienne. Mon ami Adrien Salmieri, historien des Siciliens de Tunisie, m’a lui-même raconté que, comme les Livournais, il avait été élevé par une servante toscane.
A cet italien d’initiés devait succéder peu avant le Protectorat un italien de masse grâce à l’arrivée de forts contingents d’Italiens du Sud, Siciliens, Calabrais et Sardes. Ces immigrés pauvres ne parlent que leur patois. Ils se mettent vite à l’arabe, mais leur italianisation sera le fait des Livournais, brusquement promus au rôle d’élite intellectuelle et bourgeoise de tout un peuple chrétien. Certes le Protectorat amorce vite la francisation des élites juives tunisiennes, mais Tunis devient une grande ville italienne. L’italien est nécessaire pour se faire comprendre du plombier, du menuisier, du marchand de poisson, de la femme de ménage. Dans les régions de colonisation sicilienne comme le Cap Bon, les Juifs côtoient les Italiens, les engagent comme agents de maîtrise ou cadres, ou s’emploient auprès d’eux. Ce pluralisme culturel fera, aux yeux de Fernand Braudel le charme incomparable de Tunis : «Je fis halte à Tunis, la ville nord-africaine, méditerranéenne, déjà levantine, que je préférais à toutes les autres...L’Italie et la France, tout en se querellant, y avaient greffé sur un vieil héritage la ville la plus joyeuse, étonnante et capiteuse que j’aie jamais connue (...) Poésie, lumière, joies de la table (....) plaisir éperdu de la mer (...) La Méditerranée est, pour moi, mélange (...) Tunis me plaisait : un mélange. »
Ce pluralisme n’eût pas été possible sans la présence de cette vieille bourgeoisie livournaise cultivée et progressivement renouvelée depuis la fin du XVIIIe siècle. Car dès cette date les nouvelles familles qui s’installaient à Tunis y trouvaient des parents déjà sur place. Ce climat n’aurait pu s’expliquer davantage en ignorant que les élites juives tunisiennes s’étaient depuis longtemps mêlées aux élites livournaises, en influences réciproques et fructueuses. Mais les évolutions nationales devaient diviser entre eux les Livournais en groupe français, minoritaire mais puissant, et italien, très majoritaire. L’action sociale et culturelle des Livournais italiens : hôpitaux, écoles, journaux, les rendrait indispensables à la présence italienne, mais provoquerait à leur égard l’hostilité française. Les conventions franco-italo-tunisiennes de 1896 consolideraient le pouvoir des élites livournaises en consacrant l’autonomie culturelle italienne, la liberté professionnelle et la garantie de la nationalité par le droit du sang. Une Italie dreyfusarde s’attirerait les sympathies juives dans une Tunisie soumise aux retombées de l’antisémitisme algérien. Mais l’Italie mussolinienne devait pervertir cruellement l’héritage humaniste du Risorgimento. A partir de 1938 l’histoire allait fusionner les deux communautés dans la France. L’aspect administratif et politique, la dissolution de la communauté portugaise en 1944, n’irait pas sans blessures, car les Juifs plus que tous autres ressentent les atteintes à la mémoire, et aussi par cet aspect discriminatoire : les Juifs de nationalité italienne se voyaient interdire toute fonction au sein de la communauté fusionnée. L’intolérance frappa tous les groupes religieux : les catholiques italiens se virent interdire leur procession spécifique du 15 août de la Madonna di Trapani. Ils devraient désormais pratiquer leur religion à la française. Il reste que dix-huit ans plus tard tous Juifs de Tunisie emportaient en France une part d’Italie, et dans leur découvertes touristiques de l’Italie retrouvent une part d’eux-mêmes.

Actualité de Spinoza par Lionel LEVY

Actualité de Spinoza

ENCORE SPINOZA

De tous les grands penseurs d'Europe, Baruch Spinoza est celui autour duquel, après quelques décennies d’occultation, s’est fait le plus grand bruit. Ce bruit va s’amplifiant si l’on en juge par le nombre d’ouvrages et d’articles dont il a fait récemment l’objet. Juifs, chrétiens, croyants ou libres-penseurs, lecteurs fervents ou critiques, nul ne conteste sa grandeur et sa modernité. La force et l’actualité de cette pensée découlent-elles au moins pour une part des sources sociales et nationales du penseur ? Est-il indifférent que ce philosophe insolite soit non seulement un sépharade, mais un fils de marranes ?

Lionel Lévy, spécialiste de la nation portugaise, a analysé dans les lignes qui suivent quelques unes de ces études. Il a accepté que ses réflexions orientées dans un sens qui ne peut qu’intéresser tous nos lecteurs, reparaissent dans notre blog.

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ANCIENS PROCÈS ET NOUVEAUX LIVRES

Dans le Monde des Livres du 22 octobre 1999, Roger-Pol Droit, sous l’heureux titre : «Un calme rebelle», consacrait un très bel article à la dernière traduction française du Traité théologico-politique de Baruch Spinoza 1. Extrayons-en quelques passages : “Ce qui frappe, à la lecture, c’est combien Spinoza est toujours tranquillement scandaleux. Ses analyses peuvent toujours déranger. Serait-elle devenue banale, tout à fait acceptée et acceptable, cette idée majeure que « la peur fait délirer les hommes » ? Ou bien : « Le plus violent des États sera celui où l’on refusera à chacun la liberté de dire et d’enseigner ce qu’il pense».

Après avoir énuméré les préjugés dont fut victime ce “géomètre de la métaphysique, le parricide classique de son maître Descartes”, notamment au XIXe siècle voyant en lui ce “très méchant juif qui n’en devint pas meilleur chrétien”, Droit oppose l’auteur du Traité aux philosophes des Lumières. Pour Baruch en effet, il ne s’agit nullement de se défaire de tout sentiment religieux ou de tout rapport à Dieu, mais seulement des fantasmagories délirantes engendrées par la déraison 2. Et Jean-Pol Droit de conclure ainsi : ténacité, rigueur, amour du vrai et béatitude de la compréhension. Le reste, anecdotes.

Au même moment paraissait chez Chandeigne, le dernier ouvrage de Yosef Kaplan 3. Hostiles ou admiratifs, tous spécialistes de l’histoire sépharade ont en commun un regard vivant où le philosophe est non point seulement un miracle isolé, mais le produit d’un milieu et d’une culture. Ainsi Yosef Kaplan situe-t-il Baruch dans l’univers des Nouveaux-chrétiens revenus au judaïsme, qu’il désigne par le néologisme bienvenu de nouveaux-juifs. Kaplan est sans doute un des premiers historiens à saisir toute l’ambiguïté de l’identité juive des Nouveaux-chrétiens chez qui l’identification intérieure à l’héritage religieux juif importait plus, en effet, que l’observance même des préceptes. Ainsi les nouveaux-chrétiens demeurés en “terre d’idolâtrie” ne sont-ils pas rejetés de la “Nação”. Après quelques conflits, des nouveaux chrétiens sont acceptés dans les cimetières juifs. Les statuts de Mohar Ha-Betuloth, confrérie vouée au mariage des jeunes filles pauvres, admettent comme compagnons tous absents, même non circoncis, si se trouvent établies leur croyance en l’unité du Seigneur du Monde et leur connaissance de la vérité de sa très Sainte Loi. Ces nouveaux-Juifs exercent à l’égard du judaïsme officiel l’attitude critique développée face à la religion chrétienne. Parallèlement le judaïsme cesse pour eux d’être un mode de vie dictant tous les aspects de l’activité humaine, pour devenir une religion. Une telle évolution confère au séphardisme occidental un rôle de précurseur dans le mouvement de modernisation des XVIIe et XVIIIe siècles.

NOTE On nommait "Nouveaux-Chrétiens" les juifs convertis au catholicisme de
gré ou le plus souvent de force, et suspectés de continuer à pratiquer
le judaïsme. Les Moriscos, en français "Morisques", étaient des
espagnols musulmans convertis de force et restés massivement fidèles à
l'Islam. Leur expulsion avait été différée sous la pression des
propriétaires des grands domaines agricoles dont ils formaient
l'essentiel de la main d'oeuvre. Leur expulsion définitive fut consommée
par Philippe III en 1609. Plusieurs dizaines de milliers trouvèrent
refuge en Tunisie, d'autres dans le Languedoc où ils se fondirent dans
la masse, phénomène explicable par l'absence de persécution et
d'inquisition.

Observons ce vertigineux parallèle : la modernité née du deuxième marranisme – le chrétien –, rejoint, cinq siècles plus loin, lors du marranisme musulman du XIIe siècle, celle de Maïmonide. Un demi-millénaire sépare en effet deux démarches intellectuelles étroitement parentes, comme si chaque fois la prison de l’étroitesse, chrétienne ou musulmane, avait secrété la même défense contre toutes les étroitesses, et plaçant les deux plus célèbres penseurs du judaïsme ibérique dans les mêmes hauteurs morales, pour susciter à la fois scandale et ferveur.

Daniel Lindenberg dédie son très riche Figures d’Israël 4, à son “grand-père Shaül Stupnicki, auteur d’un livre en langue yddish sur Spinoza”. Lindenberg, pour qui l’histoire juive est toujours recommencée, se penche sur le déroulement et le résultat des grandes crises de l’identité juive pour conclure que l’une d’elles, consécutive au départ forcé et à la persécution de très nombreux juifs d’Espagne (1648), a donné naissance à un phénomène d’une nature complètement inédite dans l’histoire juive. Il s’agit du marranisme dont il veut tenter de démontrer qu’il est la matrice de toutes les figures possibles du Juif moderne, et de tous les repères idéologiques et spirituels auxquels il peut s’attacher. C’est, dit-il, à travers trois biographies exemplaires que l’on peut tenter de saisir la productivité infinie de la source marrane. Il s’agit de Menassé Ben Israël, chef spirituel de la nouvelle communauté d’Amsterdam; du “faux messie” Sabbataï Tsvi, né et mort en Turquie; et de Baruch Spinoza. A chacun d’eux il consacre un chapitre. Celui qu’il réserve à Baruch, le dernier, est, sans commune mesure, le plus important ; et d’abord parce que, nous dit-il, l’appartenance de Spinoza au patrimoine de l’humanité au petit nombre de penseurs qui ont vraiment bouleversé le monde ne fait aucun doute, lui, “géant de la pensée qui sut reléguer Platon et Aristote au magasin des antiquités, montrer les inconséquences du cartésianisme, et de surcroît mettre à distance les religions révélées pour permettre de les penser”.

Lindenberg est frappé par les polémiques sur la judéité ou la trahison de Spinoza. Le langage employé, même, précise-t-il, sous la plume des savants les plus indiscutables, reste d’une très grande violence. Mais faut-il le suivre quand il voit dans le mouvement d’intellectuels juifs hostiles à Spinoza, la Cabale des dévots ? Certes, lui-même ne le pense assurément pas en tout cas pour Henry Méchoulan dont il salue l’excellent ouvrage 5. Mais il est sévère pour Levinas dont le destin, souligne-t-il avec quelque malice, aurait été, “sans doute à son corps défendant, de devenir une sorte de philosophe officiel de l’Eglise catholique”. En revanche il évoque ceux qui tentèrent de réhabiliter l’excommunié, tel Ben Gourion demandant officiellement au grand rabbin d’Israël, mais en vain, de lever le herem de 1656. Il souligne combien les meilleurs spécialistes chrétiens admiratifs de Spinoza, comme le P. Stanislas Breton, sont ceux dont la compréhension du fait juif est la plus grande.

Lindenberg semble réservé – l’ai-je bien compris ? – sur les jugements qui “réintègrent” Spinoza dans la philosophie judéo-arabe du Moyen Age, de Maimonide à Hasdai Crescas, dont il représenterait l’aboutissement. Mais n’a-t-il pas lui-même vu dans le marranisme un accélérateur de la modernité ? Et ce marranisme n’a-t-il pas commencé au XIIe siècle, avec Maimonide ?

Y aurait-il un procès moderne contre Spinoza tendant à une confirmation du herem de 1656 par “substitution de motifs” ? On le croirait, à voir avec quelle sévérité des historiens, et non des moindres, se sont attachés à rechercher dans les propos et les opinions du coupable un caractère volontairement défavorable aux Juifs et au judaïsme. Tout, se passe comme si, le herem pour délit d’opinion en matière philosophique ou religieuse apparaissant à l’opinion juive moderne choquant ou périmé, il eût fallu le réactualiser par ce nouveau grief d’une sorte de diffamation insupportable perpétrée contre le peuple juif.

Je ne renie point ce que j’en proclamais dans l’introduction à ma thèse soutenue en mai 1997 6 : “De tous ceux qui ont écrit sur le marranisme, nous confiait Jean-Pierre Filippini, Yossef Hayim Yerushalmi est le plus grand. Nous ne sommes pas loin de le croire aussi.” Aussi vive fût-elle pourtant, l’admiration ne m’empêchera point de mettre en doute les conclusions de son étude : Propos de Spinoza sur la survivance du peuple juif 7. Certes Yerushalmi, contrairement à d’autres excommunicateurs du philosophe, ne lui dispute-t-il point sa qualité de Juif. Il le désigne opportunément, d’ailleurs, comme étant “bien plus Baruch que Benedictus”; mais n’était-il pas aussi Bento, voire Bendito ? Comment du reste nier toute identité juive au penseur qui, dans la droite ligne de la pensée biblique et maïmonidienne, plaça au centre de sa réflexion morale le lien, d’une part entre amour et connaissance, d’autre part entre l’ignorance et la haine ? N’expliquait-il pas les inimitiés entre groupes religieux par leur ignorance réciproque des mœurs et religions des autres, suggérant ainsi clairement qu’il n’estimait justifiées ni l’aversion des chrétiens pour les religions juive ou musulmane, ni celle des fidèles de ces deux dernières pour les autres religions ?

Yerushalmi, avec une affirmation de certitude surprenant chez un grand historien rigoureux dans un procès posthume – au surplus d’intention –, où l’on sait qu’aux causes habituelles de risque d’erreur judiciaire s’ajoute encore l’anachronisme, croit trouver dans le rapprochement des écrits de Spinoza avec l’histoire aujourd’hui connue du marranisme, avec les méthodes inquisitoriales et la politique de discrimination menée dans la péninsule, la preuve d’une déformation volontaire de la réalité historique à seule fin, pense-t-il, de justifier une explication humiliante de la fidélité des Marranes à leur religion d’origine. Il est fait grief à Spinoza, non seulement d’avoir affirmé à tort que ce serait la “haine des Gentils” qui aurait favorisé l’attachement des Juifs à leur foi, mais aussi d’avoir, pour étayer cette thèse calomnieuse, faussement exposé que la persécution eût été plus forte au Portugal qu’en Espagne même. Yossef Kaplan admire d’ailleurs le brillant exposé où Yerushalmi découvre intuitivement que la distinction du philosophe entre les conversos d’Espagne qui, selon lui s’étaient assimilés à la société chrétienne, et ceux du Portugal qui étaient demeurés séparés du reste de la population, avait des racines ibériques évidentes. Kaplan découvre cette influence dans le contenu de la bibliothèque espagnole de Baruch. Mais pourquoi ne pas analyser toute la bibliothèque et sa composante juive telle que les écrits de Maimonide, Crescas, Abravanel et d’autres ? Le plus curieux est que l’explication par la persécution du retour à la foi des marranes a été avancée récemment par de grands maîtres de l’historiographie juive, comme Cecil Roth et Herman P. Salomon. Le premier a même exposé une explication raciale, suggérant à propos des thèses de Maimonide sur les conversions forcées : “une plus grande force d’âme règne au nord des Pyrénées” (sic). Or il n’est venu à l’idée ni de Yerushalmi, ni d’aucun contempteur actuel de Spinoza, de condamner Roth pour diffamation contre une fraction du peuple juif. Personne n’a davantage taxé Jean-Paul Sartre d’antisémitisme pour avoir développé dans son magistral Essai sur la question juive l’explication du défi, comme aliment fondamental de l’affirmation d’identité face à l’environnement hostile. N’est-il pas vrai que l’affaire Dreyfus ait été pour Herzl l’étincelle du sionisme ? Ne voit-on pas des Juifs orthodoxes regretter l’érosion de l’antisémitisme parce qu’elle affaiblirait la pratique religieuse ?

Pour le reste, des différences ont existé dans le temps entre les pratiques antijuives portugaise et espagnole. Yerushalmi lui-même l’explique : au début du XVIIe siècle, des nouveaux-chrétiens portugais furent encouragés par Olivares à revenir en Espagne où l’Inquisition se révéla alors plus laxiste qu’au Portugal. Or, el conde duque Olivares, grand d’Espagne et ministre de Philippe IV, ne représentait-il pas une entorse voyante aux règles de la limpieza de sangre, lui dont la mère et la femme étaient issues de familles de conversos, et dont les ennemis, au nombre desquels l’écrivain Quevedo, surnommaient la camorilla du nom éloquent de sinagoga ?

Comment la réaction de défi serait-elle humiliante quand elle obéit précisément au sens de l’honneur ? La fidélité du groupe à sa religion se fonde pour l’essentiel sur le respect dû aux ancêtres. La force du quatrième commandement dans les communautés juives explique une fidélité plus grande. Or le sens de l’honneur commence par celui qu’on rend aux aïeux. Quant à affirmer que les Juifs seraient restés fidèles à leur religion pour la seule raison qu’elle serait objectivement meilleure que les autres, c’est donner, semble-t-il, en matière de foi, trop d’importance au jugement individuel dans des attitudes collectives. Sens de l’honneur, affirmation orgueilleuse d’identité face au groupe persécuteur et négateur, entrent bien dans les ressorts de cette extraordinaire permanence.

Yerushalmi, en préliminaire, prend un peu en dérision non seulement le philosophe Spinoza, mais la philosophie tout court, laissant entendre qu’il n’y entendrait rien, et réservant à d’autres le loisir d’admirer. Or, n’a-t-il pas lui-même étudié patiemment, pour les réfuter certes, mais avec admiration et affection, les travaux de Freud ?

Mino Chamla, dans Spinoza e il concetto della “tradizione ebraica” 8, observe que les traductions en hébreu des textes de Spinoza ont pu trahir la pensée de l’auteur habitué à la formuler en espagnol ou/et en portugais. A propos du traditionnel reproche, fait au philosophe frappé du herem, de s’être rangé aux côtés des détracteurs du peuple juif, Chamla rappelle que déjà, au milieu du XIXe siècle, le constant recours de Spinoza aux sources de la pensée juive imposait un examen plus attentif des textes. Mino Chamla cite l’étude de Geneviève Brykman, La judéité de Spinoza 9, le terme de judéité, emprunté à Albert Memmi, s’entendant d’un lien dont le sujet lui-même pourrait n’être pas conscient. Chamla croit apercevoir que le terme pharisien utilisé par Spinoza s’applique au sens large au Juif croyant en la tradition, observant toutefois qu’au plan historique, entre Saducéens et Pharisiens, les antipathies substantielles du philosophe vont aux premiers, accrochés de façon obtuse à la matérialité du texte sacré. Ce n’est jamais le Talmud, constate Chamla qui, pour Spinoza, représenterait ce qu’il détesterait le plus dans la tradition juive. Au contraire, nous dit-il, le philosophe manifeste pour ce texte, tout compte fait, davantage d’intérêt sympathique et soutenu que de détachement sévère.

De telles conclusions rejoignent bien les passionnants travaux de Philippe Cassuto dont la Lettre Sépharade a publié l’intéressant compte-rendu de Michèle Bitton 10 .

*

Qu’à deux numéros d’intervalle le Monde des Livres consacre un nouvel article à Spinoza, et sous quelle plume!, celle de Jorge Semprun commentant le nouveau livre d’Alain Minc : Spinoza, un roman juif 11 alors que l’auteur, comme l’observe Semprun, est plus connu comme essayiste de l’actualité que comme philosophe ou historien – lui permettant la belle image d’excursion buissonnière – , il faut bien admettre que le sujet soit actuel, car nous ne sommes certes pas dans le domaine de la mode. Semprun suggère, pour l’écarter aussitôt, un brin de coquetterie intellectuelle. En citant Einstein, pour qui malgré le gouffre théologique l’opposant à la synagogue la conception du monde de Spinoza est de fond en comble pénétrée des manières de penser et de sentir qui sont si caractéristiques de la pensée juive vivante..., Minc se fait l’écho d’une assez géniale intuition, car Einstein ne possédait pas alors tout l’appareil historiographique qui rattachait encore les descendants de marranes à une culture juive enfouie depuis plus d’un siècle, même s’il avait certainement lu les propos d’Heinrich Heine reproduits ci-dessous. Et il peut sembler évident pour Minc ou Semprun d’expliquer la modernité de Spinoza par l’empreinte d’Amsterdam, quand il était alors moins courant de voir la source essentielle de cette modernité dans le marranisme ibérique lui-même, comme l’a si bien fait Yirmyahu Yovel il y a quelques années 12, et comme vient de le faire Lindenberg. Les hommes d’affaires juifs portugais ne sont pas nés à Amsterdam, mais à Séville, à Lisbonne, porteurs encore d’une vivante tradition judéo-hispano-arabe médiévale, celle du marchand lettré. De la Renaissance à l’aube des temps modernes, ces familles du négoce, ces gens de la Nação, n’ont pas cessé d’être liés à l’avènement de la modernité.

Alain Minc se défend d’écrire de la philosophie. Son livre se veut simple biographie. C’est donc l’homme Spinoza qui l’intéresse. Il vient à l’esprit que l’intérêt du biographe est sous-tendu par l’admiration ou l’affection. Et Minc semble nous le confirmer quand il situe son modèle : anti-Voltaire, anti-Descartes, anti-Pascal; mais prenant sur eux l’ascendant :

« Tout procède de Spinoza au XIXe siècle, et plus rien de Descartes. » Or, nous assistons, de page en page, d’abord surpris, puis atterrés, enfin lassés, à une recherche obsessionnelle de petitesse. On peut comprendre, en un sens que, par goût, Minc se soit grisé lui-même à rapetisser tant de grandeur. Est-ce réalisme, souci de vérité ? J’en doute, car les griefs étranges imputés à l’homme Baruch, faute de témoins ou de matière extérieure à l’œuvre, faits plus d’insinuations que d’allégations fermes, relèvent de l’hypothèse, souvent gratuite, et non de déductions claires. Nous appelons la première connaissance opinion, écrivait Spinoza, parce qu’elle est sujette à l’erreur et parce qu’elle n’a jamais lieu à l’égard de quelque chose dont nous sommes certains, mais à l’égard de quelque chose qu’on dit conjecturé ou supposé. A l’appui de l’insinuation, Minc invoque, non point le seul ouï-dire – témoignages jugés par lui-même fragiles –, mais ce que sa seule imagination livre à sa propre opinion. Ainsi, tour à tour, celui qu’il classe comme l’un des trois grands juifs de rupture 13, est-il par lui taxé de narcissisme, de pusillanimité, de perversité, voire d’antisémitisme, selon une logique d’accusation dont l’intellectuel Minc ne manquerait pas de dénoncer la faiblesse dans le cas d’une bavure judiciaire, comme si en histoire la seule imagination, portée par le talent, permettrait des condamnations qui, en justice quotidienne, seraient scandaleuses. Quand Spinoza, bénéficiaire du legs d’un mécène, le refuse, puis en obtient des héritiers la réduction de moitié, Minc résume : “Ils font affaire à 300 florins...”, souillant ainsi de façon inopportune, par l’expression triviale, le désintéressement unanimement reconnu au philosophe 14. Quand un disciple, Colerus, effrayé par les idées du maître, exprime néanmoins son admiration à l’homme, Minc n’y voit là que “fade plaidoirie”. Et que Lucas, autre disciple, exprime son admiration tant pour l’homme que pour la pensée, il “fait”, selon Minc, “dans l’apologie”. Certes, on brille, on est moins “fade”, on s’amuse davantage à “faire” dans le dénigrement. On en viendrait à comprendre les Anglais, dont Stendhal disait : ”Ils ont horreur du brio”.

La déception sera d’autant plus vive pour des admirateurs de Baruch qui auront lu au préalable l’alléchante et enthousiaste recension du Monde où Jorge Semprun décrit « cette prodigieuse aventure d’un esprit libre (Baruch Spinoza), élevé dans les meilleures écoles judaïques de la Nouvelle Jérusalem que fut Amsterdam à cette époque-là, s’avançant sans stridences d’aucune sorte vers une radicale autonomie de la pensée, assumant sa différence et son exclusion de la communauté avec une superbe et modeste certitude.»

Nous allons reprendre au hasard quelques unes des touches péjoratives de Minc, mais avant même de constater qu’elles ne reposent sur rien de déterminant quand elles ne sont pas simplement arbitraires ou décoratives, il faut bien convenir que de dessiner à coups d’épingles un sujet de cette dimension ne peut que le défigurer, faute de perspective. Comment, aussi, séparer un homme de son œuvre ? Or Minc s’est défendu d’exposer, même partiellement, même synthétiquement, la pensée de Baruch. Il la ramène ainsi à une sorte de préséance historique dans l’athéisme, où il voit son essentiel mérite. Et s’il la banalise ainsi, par un raccourci trompeur, c’est que, malgré la citation d’Einstein, à l’avant-dernière page, il lui dénie ses racines juives ancestrales. Que n’a-t-il réfléchi sur l’une des œuvres rencontrées dans la bibliothèque du philosophe, celle de Maïmonide. Il y aurait trouvé des fils directeurs : la connaissance, source de joie et d’amour ; l’ignorance source de haine 15 ; le souci constant de concilier foi et raison, présent depuis le IXe siècle au moins chez les grands théologiens du judaïsme ; l’idée morale essentielle que la vertu est sa propre récompense. Il y aurait vu ainsi que Baruch n’est pas le seul produit de la libre Hollande. Se penchant de plus près sur la société des anciens marranes, il aurait évité les caricatures anachroniques à propos de ceux-là mêmes qui avaient condamné Spinoza. Non, ils n’étaient pas des intégristes barbus et ignares. Simplement des notables soucieux de se ménager le pouvoir en place et de maintenir le leur. La notion de liberté dans la Hollande du siècle d’or restait relative. Elle ne s’appliquait pas à ceux qui niaient l’immortalité de l’âme ou la transcendance, voire l’existence de Dieu. Les Portugais d’Amsterdam n’avaient rien à envier aux Hollandais pour la vie culturelle. Ce petit groupe ethnique de deux mille personnes avait fondé plusieurs Académies littéraires, comptait plusieurs poètes, historiens, économistes, hellénistes, latinistes de renom. Ses mœurs semblaient assez policées pour que Lucas, parlant de son maître, admirât cette politesse de cour dans une ville de commerce, impliquant ainsi une hiérarchie des manières entre les autres marchands d’Amsterdam et les Portugais. Que la rencontre des marranes avec la Hollande nouvelle ait été synergique, sans doute. Mais le marranisme lui-même, Lindenberg et Yovel l’ont bien montré, avait été depuis longtemps facteur de modernité, et Méchoulan, confirmant l’analyse de Revah, constate, après une étude approfondie, la constante participation du judaïsme portugais d’Amsterdam aux évolutions intellectuelles de son entourage chrétien.

De même pour le milieu social. Baruch n’était pas un petit-bourgeois, définition elle-même marquée d’anachronisme. Revah, Borgès Coelho, Méchoulan ont démontré que sa famille était apparentée aux dix familles fondatrices de la Nation portugaise d’Amsterdam, toutes issues de l’aristocratie marchande. Son bisaïeul Fernão Espinhoza fut en 1565 l’un des principaux négociants de Lisbonne ; ses biens étaient alors évalués à 150.000 reis, capital considérable. La famille de Spinoza et les familles alliées firent l’objet d’une centaine de procès de l’Inquisition, poursuites qui visaient prioritairement les grandes familles. Le père de Baruch, Michael, était classé en 1630 parmi les trois cents chefs de famille les plus riches d’Amsterdam avec un compte bancaire de 61.883 florins. Contrairement à ce que Minc affirme, ce n’est point de son propre chef que Baruch suivra les cours de l’ancien médecin jésuite Van den Enden, pour apprendre le latin, les mathématiques, la physique et la médecine, mais sur les instructions et aux frais de son père.

D’autres erreurs, de détail, méritent le passage. Non, la Bible de Ferrare ne fut pas traduite par un certain “Ferrara”(sic) mais éditée à Ferrare 16 en 1553 par Abraham Usque, alias Duarte Pinel et Yom-Tob Athias, alias Geronimo de Varga 17. Non, Abraham Espinoza (ou Abraham Jesurun Espinoza) n’est pas le grand-père de Baruch, mais son grand-oncle, frère de son grand-père Isaac, père de Michael. Michael avait épousé en premières noces sa cousine germaine Raquel, fille d’Abraham dont il eut une fille, Rebecca. Abraham était donc le grand-père de Rebecca, sœur consaguine de Baruch, ce qui a pu brouiller les pistes. Outre Gabriel, son plus jeune frère, né comme lui-même et Myriam, du deuxième mariage, Baruch avait un frère aîné, Isaac, également du deuxième mariage, mort en 1649. De même, le mouvement pour un retour des Juifs en Terre Sainte qui, au XVIIe siècle, anticipa le sionisme, ne naquit pas à Amsterdam mais à Smyrne, sous l’impulsion du faux-messie Sabbatay Zevi, et trouva certes un écho enthousiaste auprès des Portugais d’Amsterdam et d’ailleurs.

Si l’on n’a pas retrouvé la réponse de Spinoza à la lettre du savant anglo-allemand Oldenburg l’interrogeant sur ces entreprises, il est bien imprudent, en tout cas peu rigoureux, d’en déduire et d’affirmer, comme Minc, qu’il n’aurait pas répondu, alors que Cecil Roth, historien confirmé, assure, pour sa part, avoir trouvé la preuve que Baruch avait jugé légitime, en d’autres occasions, la renaissance d’une patrie temporelle pour les Juifs. Une telle affirmation péremptoire par Minc : “ il n’a pas répondu”, sent le part-pris, et tend à étayer l’un des seuls procès d’intention qu’il n’ait pas inventé lui-même, la thèse de l’antijudaïsme de Baruch, et même, est-il dit, sa haine 18. Si les attaques de Spinoza à l’égard des pharisiens d’Amsterdam qui venaient de prononcer ce cruel herem 19 impliquaient son antijudaïsme, qu’en serait-il de Minc qui voit en eux des intégristes aussi caricaturaux que ceux qu’il dénonce en Israel. Dans une lettre à Oldenburg, que Minc pourtant cite, Baruch manifeste clairement sa fierté de l’héroïsme des martyrs juifs de l’Inquisition. A plusieurs reprises il explique l’antijudaïsme des chrétiens par la seule ignorance, signifiant clairement que la connaissance de la religion et des mœurs des Juifs suffirait à l’éteindre. Le mot haine est antinomique à Baruch. Minc pourtant va jusqu’à lui imputer, par on ne sait quelle fantaisie freudomane, jusqu’à la haine de son propre père, alors que son amour et son respect pour ce père dont il a hérité le message universaliste et humaniste résulte de tous les témoignages. C’est pourtant Baruch qui a proclamé : “la haine vient du ouï-dire seul”, et : “la haine est toujours et nécessairement mauvaise, parce qu’elle est une tristesse. Même quand elle s’exerce contre les ennemis de la société elle est contraire à la nature de l’homme.”

Quant au grief de “pusillanimité”, il vise l’auteur hésitant à publier des œuvres sulfureuses avant de s’être assuré de l’accueil du public et des réactions de l’autorité. Et de moquer cet intellectuel couard qui n’aurait pas risqué grand-chose dans la “libre” Hollande du XVIIe. Or la liberté de la Hollande avait ses limites. Sans allumer les bûchers que leur maître Calvin avait mis en œuvre à Genève pour l’hérétique Servet, les calvinistes d’Amsterdam ne plaisantaient pas avec leurs propres hérésies. Grotius n’avait-il pas proposé qu’avant de donner asile aux nouveaux-chrétiens on s’assurât qu’ils croient en la vie éternelle et en la vérité de la loi de Moïse ? Van den Enden, maître du jeune Baruch, ne dut-il pas s’exiler pour éviter des poursuites ? Apprécie-t-on la force de caractère qu’exigeait, chez le jeune garçon, l’assommoir du herem, sa mise au ban du groupe vital ? Imagine-t-on ce qu’eut représenté humainement une excommunication de plus, laïque celle-ci, le mettant au ban du monde non juif ? Sa fermeté, Baruch l’a exprimée aussi en 1672, lors de l’assassinat de Jean de Witt, courant placarder un texte pamphlétaire dénonçant les assassins, mais opportunément arrêté à temps par Van der Spyck. Là, Minc concède le courage, voire l’inconscience, mais avec cette réserve : “Pour une fois, Spinoza réagit à un événement et ne se terre pas.” Par ce “pour une fois”, certes gratuit, l’auteur s’est fait plaisir à bon compte.

Elitiste, Spinoza ? Ni plus ni moins qu’un Stendhal, seul jacobin des romantiques, dont la démocratie, deux siècles plus tard, se satisferait d’un vote censitaire. Pour Baruch, il est vain d’élever la multitude au niveau de la raison. Aussi prescrit-il pour la masse, sous la domination de l’imagination, un deuxième langage approprié, car on ne peut, à ses yeux, tenir le même langage selon que les hommes seraient guidés par l’imagination ou la raison. Inutile donc, à ses yeux, de glisser dans l’esprit de sa brave logeuse quelque réserve sur la religion luthérienne qu’elle pratiquait.

En revanche, les débats sur le “panthéisme” ou “l’athéisme” de Spinoza sont ouverts bien que l’équation : Spinoza = panthéisme = athéisme paraisse très réductrice. On ne peut comprendre Baruch en oubliant, malgré sa modernité, qu’il est encore un homme du XVIIe, et sans tenir compte de l’héritage métaphysique dans lequel il a baigné, fait de spiritualité abstraite, détachée des rites matériels, dans un rapport direct de l’homme à Dieu. Dans l’esprit des marranes, la supériorité du judaïsme sur le christianisme tenait à la conception du Dieu abstrait, infini, opposé au Dieu chrétien de l’incarnation. Baruch a porté jusqu’à l’absolu cette abstraction et cet infini, par négation de la transcendance. Mais comment ne pas ressentir, dans sa pensée, ce sens du sacré et de l’adoration si bien vus par Alain, et que ressentent aujourd’hui tant d’admirateurs chrétiens de l’homme et de l’œuvre ?

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Alain, toujours – le philosophe... –, l’a écrit : “les pierres lancées contre Spinoza retombent sur nous”. Les procès faits à Baruch ne siéent pas à sa grandeur. Avant Einstein, Alain, Ben Gourion, Kaplan, Yovel, Lindenberg, Chamla, Droit, Semprun et bien d’autres, le plus grand des marranes modernes — et lequel! —, Heinrich Heine, le disait comme seule la langue de la poésie le permet :

Un grand génie se forme à l’aide d’un autre, moins par assimilation que par frottement. Un diamant polit un autre diamant. Ainsi la philosophie de Descartes a, non pas enfanté, mais fait éclore celle de Spinoza...La lecture de Spinoza nous saisit comme l’aspect de la plus grande nature dans son calme vivant, c’est une forêt de pensées hautes comme le ciel, dont les cimes fleuries s’agitent en mouvements onduleux, tandis que les troncs inébranlables plongent leurs racines dans la terre éternelle. On sent dans ses écrits flotter un certain souffle qui vous émeut d’une manière indéfinissable. On croit respirer l’air de l’avenir. L’esprit des prophètes israélites planait-il encore sur leur arrière-descendant ? Il y aussi en lui un sérieux, une fierté qui a conscience de sa force, une grandeza de la pensée, qui semble un héritage ; car Spinoza faisait partie de ces familles martyres que les rois catholiques avaient alors chassées d’Espagne.

1-Texte établi par Fokke Akkerman, traduit en français par Pierr-François Moreau, PUF, 1999, 862 p.

2- Le philosophe Alain, contrairement à l’interprétation faisant de Baruch un agnostique, voyait aussi en lui une dimension spirituelle essentielle : “Mais lui, Spinoza, n’eut point peur de son esprit et s’y livra tout, avec la naïveté admirable d’un lecteur de la Bible”... Ceux qui ont grandi en familiarité avec la Bible ont une immense avance sur leurs contemporains ; ils savent adorer et ils savent mépriser; d’où leur est venue cette persécution continue qui, en les séparant des hommes, les a obligés à former l’Humanité. ( Alain, Spinoza, éd. Gallimard, coll. Idées, 1949)

3- Yosef Kaplan, Les Nouveaux-Juifs d’Amsterdam, essais sur l’histoire sociale et culturelle de judaïsme séfarade au XVIIe siècle, éd. Chandeigne, 10 rue Tournefort, 1999, 251 p.

4- Hachette Littératures, 1997. Daniel Lindenberg, professeur à l’université de Paris VIII, est membre du comité de la revue Esprit. Il a publié : Le Marxisme introuvable (Calmann-Lévy, 1975); Lucien Herr, le socialisme et son destin (avec P.A. Meyer, Calmann-Lévy, 1977); Les années souterraines - 1937-1947 (La Découverte, 1990).

5- Henry Méchoulan, Etre juif à Amsterdam au temps de Spinoza, Albin Michel, 1996.

6- Lionel Lévy, La Nation Juive Portugaise, 1591-1951, Livourne, Amsterdam, Tunis, éd. l’Harmattan, 1999.

7- In Y. H. Yerushalmi, Sefardica, recueil d’Essais sur l’histoire des Juifs, des marranes et des nouveaux-chrétiens d’origine hispano-portugaise, éd. Chandeigne, 1998.

8- Milan, éd. Franco Angeli, 1996; recension Myriam Silvera in La Rassegna Mensile di Israel, Vol LXIII, n. 2, Août 1997.

9- Paris 1972.

10- Philippe Cassuto, Spinoza et les commentateurs juifs, Commentaire biblique au premier chapitre de Tractatus Theologico politique de Spinoza, en français, avec citations en hébreu et en latin, Publication de l’université de Provence, 1998. Compte-rendu Michèle Bitton in L.S. n°29.

11- Alain Minc, Spinoza, un roman juif, Galimard 1999. Recension Jorge Semprun sous le titre “Alain Minc à la frontière du judaïsme” in Le Monde des Livres du 12.11.99.

12- Yirmiyahu Yovel, Spinoza et autres hérétiques, version anglaise éd. Princeton University Press, 1989, version française, éd. du Seuil 1991.

13- Avec Marx et Freud, mais le rapprochement est-il bienvenu?

14- Mieux, Minc, pour qui Spinoza est un “faux modeste”, imputation qui n’est pas sans saveur, le dépeint comme un auteur prolixe, avec une “volonté boulimique de tout dire, de tout écrire aussi longtemps que l’occasion lui en est donnée.” On croit rêver à propos de boulimie quand on sait que toute l’œuvre de Spinoza tient en un volume de la Pléïade, et que celle de Minc n’est pas achevée.

15- Baruch expose dans son Traité Théologico-politique qu’en hébreu, Yod’oh signifie à la fois connaître et aimer.

16- Déjà La Fontaine, fable 7, livre IV, après Esope, raille les ignorants présomptieux : “Notre magot prit pour ce coup/le nom d’un port pour un nom d’homme”. ce singe ignorant et prétentieux. L’expression est restée sous la forme : “Prendre le Pirée pour un homme”, NDLR.

17- Déjà La Fontaine, fable 7, livre IV, après Esope, raille les ignorants présomptieux : “Notre magot prit pour ce coup/le nom d’un port pour un nom d’homme”. ce singe ignorant et prétentieux. L’expression est restée sous la forme : “Prendre le Pirée pour un homme”, NDLR.

18- Minc ose cette formule : “Il y a du Drumont chez cet homme-là”.

19- Sans rien ignorer de la brutalité de la formule du herem, notons sa banalité relative. Contrairement à ce qu’en croit Minc, cette formule n’était pas réservée à Baruch. La même formule fut utilisée en 1741 par les rabbins de Tunis contre ceux des fidèles qui achèteraient leur viande dans les boucheries livournaises. Elle s’appliqua également aux fidèles portugais d’Amsterdam qui viendraient à acheter leur viande dans les boucheries ashkénazes... Nous pouvons nous en indigner sans être taxés d’antijudaïsme.

20-

SPINOZA, Suite

Nous avions annoncé une suite à l’analyse importante consacrée aux livres les plus récents parus sur Baruch Spinoza. La surprenante actualité du philosophe, exceptionnelle pour un homme du XVIIe siècle, justifiait ce complément. Des trois ouvrages présentés aujourd’hui, le premier, celui d’Ami Bouganim, malgré ses mérites incontestables, n’a pas bénéficié des paillettes des médias. Le second en a profité indirectement, si l’on peut dire, puisque la presse s’est fait l’écho, non sans gourmandise, des incidents ayant opposé son auteur, Patrick Rödel, à Alain Minc, à l’occasion de quelques emprunts jugés cavaliers, reprochés à ce dernier, que nous ignorions lors de notre précédent article. Quant aux troisième ouvrage, il s’agit de l’œuvre d’un grand penseur juif contemporain, Shlomo Pinès, apportant sur l’œuvre de Baruch Spinoza, en tant qu’héritier de la pensée juive, des informations et des éclairages fascinants et vivifiants.

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Ami Bouganim

LE TESTAMENT DE SPINOZA 1

Ne regrettons point les hasards du calendrier ; s’ils nous ont empêché d’inclure ce livre dans nos réflexions du trimestre dernier, il n’était pas mauvais, tout compte fait, de le présenter en arrière-garde à des lecteurs ayant déjà jaugé la dimension d’un personnage essentiel certes à la civilisation moderne, mais aussi à l’identité et au patrimoine juifs.

Cet ouvrage est important. Fruit de vingt années de travail, et non de quelque exercice de salon, il témoigne d’une louable probité, de beaucoup de modestie et d’un grand équilibre. C’est aussi l’œuvre d’un travail collectif, celui de toute l’équipe de l’Alliance Israélite Universelle dont Ami Bouganim est depuis longtemps un animateur éminent. Il est stimulant qu’un travail comme celui-là nous vienne d’une institution aussi symbolique. Retenons d’abord la synthèse de l’auteur : “Dans tous les cas Spinoza est allé jusqu’au bout de sa religion et de sa philosophie.” Et ce constat qui l’éclaire : ”Plutôt qu’à une liquidation ou même une transmutation des valeurs religieuses, l’Ethique procède à leur ravalement cartésien rationnel.” Que de convergences avec le philosophe Alain ! “Il était arrivé à Spinoza de lire Descartes, mais lui, Spinoza, n’eut point peur de son Esprit et s’y livra tout, avec la naïveté admirable d’un lecteur de la Bible.” Mais ne l’oublions pas : dans l’esprit de Baruch ce “ravalement cartésien” ne pouvait être présenté à la masse, vivant sous l’empire de l’imagination et non de la raison.

Tout homme est le produit de son milieu. Bouganim nous décrit et nous explique celui de Baruch avec pertinence et vie, mettant en scène des dialogues dont seule la forme est imaginaire. Les limites de la liberté de penser dans les Provinces-Unies, loin des images d’Epinal, nous sont bien montrées. En 1650 cinq universités néerlandaises excluent Descartes de leurs cours. “Les philosophes ne s’écarteront pas de la philosophie d’Aristote, ni dans leurs leçons publiques, ni dans leurs cours privés”, décrète en 1643 l’Université d’Utrecht. Des hérétiques seront décapités ou jetés en prison. Et Descartes d’ironiser : “Les personnes de ce pays révèrent non pas la probité et la vertu, mais la barbe, la voix et le sourcil des théologiens.” Il n’empêche qu’Amsterdam est le théâtre d’un grand bouillonnement mystique et culturel remettant en cause les schémas conformistes.

Les Marranes, et Bouganim le souligne bien, avaient cherché à dépasser tant le christianisme que le judaïsme. Revenus à leur religion, ils ne supportaient pas plus les persécutions de l’Inquisition que celles du Mahamad, et perpétuaient, même en ce domaine, les traditions d’orgueil espagnol. Plusieurs déviants nous sont montrés dont l’orgueil est la marque commune. Sauf Baruch, servi par une exceptionnelle force d’âme 2, tous seront brisés, au prix soit du suicide soit d’humiliants renoncements. L’orgueil est certes un trait essentiel de Baruch, mais il récuse l’ambition de gloire qui, selon lui, n’appartient qu’à Dieu. Sans nul doute, la distance prise par les Marranes à l’égard du rituel, l’intériorisation du fait religieux, a-t-elle privilégié l’appartenance raisonnée, bien qu’en ce domaine Descartes ait lui-même confessé, comme le rappelle opportunément Bouganim : “J’ai la religion de ma nourrice.”

Les notables qui exclurent Spinoza, tous grands marchands-lettrés, n’avaient a priori rien d’ignorants fanatiques. Joseph Raphaël Athias est l’un des plus importants éditeurs du monde ; Ephraïm Bueno, qui servit de modèle à Rembrandt, est chirurgien ; son père Joseph Bueno est le médecin de Maurice de Nassau ; Vicente de Rocamora, médecin, fut le confesseur de l’infante Marie d’Autriche ; Enrique Enriquez de Paz, ancien capitaine espagnol, chevalier de l’Ordre de San Miguel, est un homme de théâtre connu ; Samuel Isaac de Belmonte deviendra l’agent-général du roi d’Espagne pour les Provinces-Unies ; Jacob Nunez sera l’un des principaux actionnaires de la Compagnie des Indes orientales ; Tomas de Pinedo de Trancoso, élève des jésuites à Madrid, est l’un des philologues les plus réputés de son temps. Les rabbins qui liront au nom du mahamad le terrible anathème, Isaac Aboab de Fonseca et Saül Levi Morteira sont des savants. Morteira, ashkénaze italien, jouissait de l’admiration de Baruch qui voyait en lui “le plus philosophe, le plus rigoureux des rabbins”. Etaient-ils simplement des hommes bornés comme le suggère Bouganim 3, ou plutôt attachés à la raison d’Etat religieuse par un conservatisme soucieux de se ménager le pouvoir ? Notons que le herem n’était pas prononcé par les rabbins, lesquels n’avaient que voix consultative, mais par les chefs de la communauté. Nous noterons donc aussi que la doctrine de Spinoza, selon laquelle “dans tous les cas le pouvoir civil a la priorité sur le pouvoir religieux” n’était pas révolutionnaire à Amsterdam où elle était en vigueur tant chez les protestants que chez les Juifs. Apportons des nuances à ce que dit Bouganim de la bienfaisance portugaise. Sans être “égale” pour les ashkénazes, elle n’en était pas pour autant inexistante. A l’origine, quand il n’y avait pas encore de communauté ashkénaze, les Portugais avaient organisé des secours, sans doute pour éviter le spectacle de pauvres juifs mendiant dans les rues au risque d’indisposer les autorités hollandaises. Mais la solidarité s’exerçait puissamment et régulièrement en faveur des Juifs de l’Est victimes de pogroms. Des fonds importants étaient envoyés à Constantinople pour racheter les Juifs russes réduits en esclavage. Les travaux de Yossef Kaplan ont le mérite de rappeler ces faits, corrigeant ainsi l’image déplaisante qu’une certaine historiographie, souvent askénaze, avait tendance à pérenniser.

La conception juive d’un Dieu abstrait, contraire à l’anthropomorphisme traditionnel, avait, rappelons-le, choqué les empereurs romains. A plus forte raison était-il impossible, dans un monde chrétien, d’afficher une théorie poussant jusque au bout la logique d’une telle abstraction en des termes aussi scandaleux : “Par le nom de Dieu, j’entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connaissante, toute puissante, et par laquelle moi-même et toutes autres choses qui sont (...) ont été créées et produites”. La définition même de ce Dieu exclut, Ami Bouganim le souligne, toute notion de miracles, qui seraient contraires aux lois divines. “Tels sont les hommes en effet : tout ce qu’ils conçoivent par l’entendement pur, ils le défendent au nom du seul entendement et de la raison ; les croyances irrationnelles que leur imposentj les affections de l’âme, ils les défendent avec leur passion.”

Cette exclusive sur la passion confère à la morale spinozienne la rigueur mathématique qui fascine Bouganim. Ajoutons qu’elle s’accorde avec sa “gratuité”. Comme chez Maïmonide, en effet, la connaissance est, ici, amour désintéressé, et la vertu sa propre récompense. La quête de vérité suscite une joie presque charnelle, et il nous vient à l’esprit, dans la tradition judéo-espagnole du XIVe siècle, les réflexions du théologien David Abudarham à propos de l’étude de la Loi : “Pourquoi lisons-nous les Pirque Abot entre Pesah et Shabu’ot, un chapitre chaque shabbat ? La raison en est, nous dit R. Israel, qu’il s’agit des jours (et des semaines) qui précèdent le don de la Torah, des jours qu’il convient que nous comptions, comme l’amant (ou l’amante) qui, attendant l’arrivée de son (ou de sa) bien-aimé(e), compte les jours et les nuits jusqu’au dernier jour 4.”

Sur le plan théologique Ami Bouganim nous montre l’étroite filiation entre conception spinozienne et liturgie juive, rappelant la formule rituelle : “Tout est en toi, tout vient de toi.” Cela lui permet de conclure à propos de Baruch : “Il n’est pas plus athée que déiste, il est le partisan le plus inconditionnel du vrai, et si Descartes cherchait surtout la vérité, lui continuait de chercher le salut.” Est-ce certain ? Spinoza a-t-il “cherché le “salut”, ou plutôt tenté de définir Dieu dans le langage de la logique, trouvant là, sinon le ”salut”, du moins la béatitude de la vérité ? Qu’il parle de Dieu, qu’il parle de la nature, notions qui pour lui s’interpénètrent, il est vrai, en tout cas, que Baruch Spinoza les sacralise. Aussi ne tire-t-il nul désespoir de ses constats, mais la sérénité. Au delà de ses colères, il est capital de constater qu’il ne hait point, car il a compris que la haine vient du ouï-dire seul, c’est-à-dire de l’ignorance, et que la haine, même à l’égard des ennemis de la société, “est toujours et nécessairement mauvaise parce qu’elle est une tristesse.”

Si, pour Bouganim, l’œuvre de Spinoza serait un “Testament”, c’est que, selon lui, tout Juif moderne est un héritier de Baruch-Bento 5, mais aussi que cette ascèse de raison et d’unité annonce l’universalisme. Qu’importent, du moins à nos yeux, les erreurs ou incohérences rencontrées, au regard de tant de noblesse, d’intelligence et de pureté. Peut-on lui faire observer que son titre “Le Testament de Spinoza” est celui que les éditions Cerf avaient donné au recueil de réflexions de Léo Strauss sur Baruch Spinoza, publié en 1991 ?6

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Patrick Rödel

SPINOZA, LE MASQUE DE LA SAGESSE

Biographie imaginaire 7

Aurions-nous connu ce livre si Le Monde, puis Libération, ne s’étaient fait l’écho des protestations de son auteur, reprochant à Alain Minc “quelques emprunts cavaliers”, pour reprendre un euphémisme de Libé ? Euphémisme, c’est peu dire quand on a lu les lettres de Rödel... Mais, allant au delà de la déontologie, les plaintes de celui-ci nous instruisent sur la genèse de certaines idées developpées par Minc. J’avais parlé d’imagination, mais c’est de l’imagination au second degré car Rödel montre que des scènes qu’il a inventées lui-même de toutes pièces, comme la flagellation, puis le suicide d’Uriel da Costa, sont reprises par Minc, y compris une lettre fictive de Bouwmeester, reproduite par le même Minc entre guillemets, sans en indiquer la source, et pour cause. Sans doute n’avait-il pas remarqué le sous-titre en italiques suivant le titre principal de Rödel : “Biographie imaginaire”.

D’emblée nous savons ce qui fait la différence entre les imaginations des deux auteurs. Rödel est un philosophe qui n’a, jusqu’à présent, publié que des romans. Son ambition est, à partir de l’œuvre et des sources, de définir la personnalité de son sujet, projet de romancier psychologue plus que de penseur ou d’historien. Alain Minc, si l’on en croit ce qu’il expose à Rödel dans une lettre de décembre, se dit un “amateur éclairé”, en mesure de “contribuer à mettre davantage Spinoza au cœur de l’actualité que n’y parviennent malheureusement les spécialistes les plus respectables”. Et l’on comprend, si pour Minc il s’agit d’une œuvre de promotion, que la paternité des idées ou des inventions lui importe peu. Mais entre l’invention originale du romancier créateur, et l’imagination de deuxième main du vulgarisateur, il y a la différence de la nuance, et les contresens inévitables, d’où la sévère conclusion de Rödel : “vous avez abîmé les phrases en tentant de les transformer, vous avez travesti les idées en ne les comprenant pas...votre apport personnel se réduit à quelques anachronismes et quelques jugements sur Spinoza qui feraient rire dans les chaumières spinoziennes...”

Reconnaissons en tous cas à Minc ses talents de promoteur : aussitôt après une bonne publicité classique, trois articles de fond par Semprun, BHL et Jean Daniel, sans parler de Pivot. On peut s’étonner du transfert par lequel il attribue cette vertu à Baruch dans les termes suivants : ”Entre divas on assure soi-même son service de presse” (sic), p 169, au seul motif que celui-ci aurait proposé à Godefroy Leibniz, en 1671, l’envoi de son Tractatus. C’est par une démarche de même nature qu’après avoir fait ainsi de Spinoza une sorte de “fils de pub”, il le décrit comme “faux modeste”. Et si c’était là le problème de Minc : se croire, avec Baruch, entre divas ? Victor Malka suggère en une boutade que, pour Minc, il n’y aurait que deux grands Juifs : Baruch Spinoza et lui-même. Et de rappeler que Minc, qui se vante de n’avoir pas lu l’Ancien Testament, dit de la Bible que ce serait “du sous-Victor Hugo”. Qu’on m’excuse de m’écarter quelque peu du sujet, mais j’aime cette formule de Jules Renard :: “Ceux qui n’aiment pas Victor Hugo m’ennuient, même quand ils ne le disent pas.”

“Spinoza, le masque de la sagesse” c’est, pour Rödel, une tentative de découvrir l’homme dissimulé derrière l’œuvre. Mais Spinoza cherchait-il à dissimuler sa personne, ou tout simplement nourissait-il le projet bien plus ambitieux de transmettre une philosophie ? Il semble que quand on appartient “au petit nombre de penseurs qui ont vraiment bouleversé le monde”, pour parler comme Daniel Lindenberg, on a autre chose à montrer que son nombril. L’exhibitionnisme romantique, qui ne se confond d’ailleurs pas avec la sincérité, n’avait pas encore été mis à la mode par des Jean-Jacques Rousseau ou Chateaubriand. Rödel découvre, et c’est son mérite, que la “vertu” de Spinoza n’est pas innée, mais fruit d’une lutte intérieure. Comment en serait-il autrement, et cet effort sur soi-même ne donne-t-il pas davantage de prix à la conquête ?

Quant au reste, ce qui découle de l’imagination du romancier, ou de ses dons de psychologue, je ne trancherai pas comme Roger-Pol Droit par : ”Anecdotes !”. Je dirai que, s’appuyant sur l’imagination on risque de s’éloigner de la rigueur de l’historien. Et c’est peut-être ce qui manque à cet ouvrage qui, certes, est bien plus que la “charmante biographie” que concède la majestueuse bienveillance de l’énarque parisien Minc au simple professeur de philosophie de province. L’étude plus approfondie de l’histoire aurait peut-être permis à Rödel, et par ricochet à Minc, de mieux baliser le personnage et l’œuvre. On n’invente pas l’histoire. Minc l’inventait en imaginant que Spinoza n’avait pas étudié l’hébreu. Rödel l’invente en imaginant que les Juifs portugais furent accueillis avec générosité par la communauté juive d’Amsterdam ! Quand les nouveaux-chrétiens, Portugais ou conversos y arrivèrent, à la fin du XVIe siècle, il n’y avait plus de Juifs, depuis longtemps, à Amsterdam. Au contraire, bien avant que ne s’y crée une véritable communauté ashkénaze, à l’arrivée de nombreux Juifs allemands, polonais et lituaniens, les Portugais prirent en charge la bienfaisance, avons-nous vu plus haut. Ils envoyèrent toujours des secours aux Juifs de l’Est victimes de pogroms. Ils payèrent les rançons nécessaires à la rédemption des captifs réduits en esclavage.

S’il avait connu le niveau culturel des anciens marranes, Rödel n’aurait pas évoqué “la grossièreté superstitieuse” des Juifs, qualifiés de “peuple primitif”. Ces Juifs n’étaient pas plus primitifs que Bossuet ou Fénelon. Même si la raison d’Etat les animait, ils n’étaient guère plus intolérants que Calvin, et certainement moins sanguinaires. Anachronisme aussi quand Rödel s’étonne de “l’ascendant des rabbins sur le peuple ignorant” (p. 39) et quand il croit que “la loi de l’Etat” aurait dû prévaloir. Ce peuple, loin d’être ignorant, était l’un des plus cultivés d’Europe. Le statut hollandais de 1616, préparé par le magistrat d’Amsterdam, réservait aux seuls parnassim, le pouvoir d’excommunier les transgressants, à l’exclusion des rabbins, selon une tradition laïque appliquée dans toutes les communautés portugaises d’Europe. Anachronique encore ce théorème : “Les philosophes sont par nature aristocrates” (p. 129). C’est le XVIIe sècle qui est gouverné par l’aristocratie, et Spinoza, par sa famille, est membre de l’une des plus vieilles aristocraties d’Europe, celle du négoce. Il en porte nécessairement les réflexes. Surprise aussi, cet étonnement de Rödel à voir un grand penseur accepter l’aide de mécènes, alors que c’est l’usage très banal d’une époque où il était difficile de vivre de sa plume. Pensons à Chamfort, à Diderot, à Mozart.

De même Rödel trouve “incongru” qu’un philosophe exerce un métier, comme le polissage de lentilles. A la rigueur aurait-il pu, sans déroger, vivre de ses droits d’auteur, observe-t-il. Mais l’originalité de la bourgeoisie d’affaires juive ibérique est sa tradition de marchands lettrés. Non seulement il n’est pas déshonorant, dans ce groupe, pour un homme de lettres, comme autrefois dans l’Espagne musulmane, d’être un marchand, mais il est déshonorant pour un marchand de n’être pas lettré. Tous les marchands nouveaux-chrétiens d’Anvers, depuis le XVe siècle, exerçaient une activité littéraire, traduisant le latin, le grec, l’hébreu ou l’arabe. On touche là l’antique clivage entre Orient et Occident. Hermès et Mercure, nous rappelle Claude Hagège, dieux du commerce, sont par ailleurs dieux des voleurs. Mais Thot, dieu égyptien du commerce, est aussi dieu de la philosophie. Le discrédit porté sur le commerce ou l’artisanat, en un mot sur le travail, dans le monde romain, c’est le mépris du maître pour l’esclave. Seule la guerre et la conquête, non l’entreprise, y légitime la richesse. C’est de cet héritage romain prolongé qu’est sans doute venu le déclin de l’Espagne. C’est en partie de l’héritage hispano-arabe, dans une histoire de longue durée, qu’est venu au XVIe siècle l’épanouissement économique et culturel des communautés juives portugaises.

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Shlomo Pinès

LA LIBERTÊ DE PHILOSOPHER

de Maïmonide à Spinoza 8

Le Docteur Gérard Haddad a bien voulu nous offrir ce grand livre, qu’il a eu le mérite d’éditer. Il omet de nous signaler qu’il y a collaboré directement comme traducteur d’hébreu, indépendamment des traductions, introductions et notes de Rémi Brague, spécialiste chrétien de la philosophie juive. Il fallait bien un Rémi Brague pour nous présenter Shlomo Pinès, dont nous savons que, né à Paris de parents juifs russes, revendiquant une lointaine ascendance espagnole, historien et philosophe israélien consacré, il fut, à Berlin, un ami et condisciple de Leo Strauss. Et d’abord son épitaphe empruntée à Baruch : “L’homme libre ne pense rien moins qu’à la mort”(...et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie).

De son cosmopolitisme traditionnel, Shlomo Pinès, qui a tenu a étudier non seulement l’hébreu, mais l’arabe classique, le sanscrit et d’autres langues anciennes et modernes, démontre l’existence de passerelles entre des traditions de pensée qu’on croyait séparées par des abîmes. Ainsi, après avoir relevé l’influence scolastique chrétienne sur les penseurs juifs tel Crescas au début du XVe siècle, il constate les influences judéo-chrétiennes sur les textes musulmans, et découvre chez Maïmonide que les sources du plus grand de ces penseurs juifs devaient être cherchées chez des auteurs arabes. Mais par ailleurs il voit en Ibn Khaldoun, auteur tunisien d’origine andalouse au XIVe siècle, l’héritage de Maïmonide. Pour Pinès, incontestablement, et c’est son originalité par rapport à son aîné Leo Strauss, isoler la culture juive de son large contexte culturel, et ignorer ce dernier, c’est fausser nécessairement la recherche sur cette culture. La culture juive en effet, ne peut s’apprécier que dans : 1° l’espace culturel gréco-romain, 2° la culture arabe, et 3° la culture christiano-européenne. Il voit comme un privilège du peuple juif cette particularité de son histoire : le fait que des parties importantes de sa nation ont vécu dans les centres culturels les plus importants de leur temps.

C’est dire que par la dimension de l’homme et de la pensée, Pinès est en lui-même un personnage essentiel à la compréhension de la culture juive et de la culture mondiale où elle s’intègre. Il est donc bon de l’étudier lui-même, à l’occasion de son étude de Spinoza. Pour Pinès, d’ailleurs, la distinction entre pensée juive “interne” et “externe” n’a pas cours, car la culture juive, comme celle de tout peuple, connaît un processus constant d’emprunts et de changements, fruit de ses contacts conscients ou non avec d’autres cultures.

Contrairement à la conception dominante de la pensée juive, qui voit une claire continuité, depuis la Bible jusqu’à nos jours, à travers le Talmud, puis la pensée médiévale – même si des penseurs juifs avaient subi l’influence de la pensée étrangère de leur zone culturelle –, Pinès admet que cette pensée juive étant pluriculturelle et multilinguistique, son étude non dénaturée doit passer par l’étude approfondie de nombreuses autres cultures et langues, ce qui exige – faut-il le dire? – une formation analogue à celle que lui-même eut le privilège de recevoir dans sa jeunesse. W. Z. Harvey, dans une étude contenue dans l’ouvrage présenté, a cette belle formule : “Les recherches de Shlomo Pinès nous enseignent que la pensée juive n’est pas un ghetto étroit, mais une métropole.”

Retenons comme constat essentiel de Pinès que la liberté, dans le sens de mot d’ordre de révolte des opprimés contre les oppresseurs, est l’un des héritages que le judaïsme devait donner au monde. Il affirme d’ailleurs que Spinoza a joué en Europe un rôle essentiel dans l’élaboration du concept de liberté dans le sens de libération de l’homme. Baruch est le premier a avoir énoncé ce principe si audacieux à l’époque : ”la liberté de philosopher peut être accordée sans qu’en souffrent la piété et la paix de l’Etat, mais l’on ne peut ôter celle-ci sans ôter avec elle la paix de l’Etat et la piété elle-même.” Et cette approche morale de la liberté à méditer par les politiques : ”L’homme libre n’agit jamais en fraude, mais toujours honnêtement.” J’observerai pour ma part que le concept de liberté de penser est intrinsèque à la condition marrane, et que Baruch n’en fut pas l’inventeur, même s’il fut le premier à l’exprimer en littérature. Un des martyrs de l’Inquisition portugaise, Izaque de Castro Tartas, face à ses juges, le 22 octobre 1646 à Lisbonne, revendiquait clairement, en véritable théoricien, la liberté de conscience comme un droit naturel, affirmant qu’entre le sacrifice de l’âme et celui du corps, il préférait perdre le corps, et proclamant que, le droit des gens se situant au dessus des lois nationales, dans tous les cas un enfant, baptisé ou non, ne saurait être engagé par un baptême reçu à un âge où il n’y a pas de consentement individuel valable.9 Izaque de Castro, avant même Baruch, acceptait la doctrine de la “raison” et des lois de la nature comme partie intégrante de la loi de Moïse, dans la tradition maïmonidienne. Son rejet de l’intolérance s’appliquait à toutes les religions, y compris la sienne, la juive. Ainsi, les marranes n’avaient-ils pas eu besoin d’Amsterdam pour inventer la liberté.

Admirons combien le modernisme de Spinoza dépasse celui du siècle suivant. Rousseau qui lui emprunte son projet de “religion universelle” et civile, n’hésite pas à prôner la peine de mort contre ceux qui contreviendraient à la morale officielle, et l’exclusion des intolérants. Or, si Spinoza a bien envisagé l’exclusion de la communauté des “intolérants”, il n’imaginait certes pas la peine de mort pour délit de trangression, lui qui proclamait que la haine est foncièrement mauvaise, même quand elle s’exprime à l’encontre des ennemis de la société.

A propos de ce qu’on a appelé la “christologie” de Baruch, Pinès qui y voit un aspect “ironique” évident, explique bien que Spinoza prête au Christ ses propres pensées philosophiques, pour s’en faire une sorte de caution, dans un monde où il eût été sacrilège de rejeter de front le personnage même. Il est vrai que d’autres grands Juifs – pensons à Jules Isaac, et au rabbin livournais Elia Benamozegh – ont intégré Jésus dans leur héritage, faisant observer que rien de ce qui sépare christianisme originaire et judaïsme, n’a été expressément affirmé de son vivant par Jésus. Benamozegh, pour sa part, avait rêvé d’une religion monothéiste unifiée, à condition que l’Eglise renonçât au dogme de la trinité 10.

Pour Pinès, Spinoza a été un lecteur “selon le cœur” de Maïmonide. S’il polémiquait parfois avec lui, nous dit-il, c’est en lecteur sérieux et perspicace, traquant les incohérences. Notons qu’il est difficile dans la critique d’un auteur ancien – plus de cinq siècles séparent les deux philosophes judéo-ibériques et leurs deux “marranismes” – de s’abstraire de tout anachronisme. Mais Pinès ajoute à cette source d’incompréhension l’effet du “camouflage” utilisé par Maïmonide, et non toujours perçu par son lecteur Baruch, pour éviter de choquer les croyances traditionnelles par des idées incompatibles. Or, Spinoza lui-même n’a-t-il pas utilisé, et pour de mêmes raisons, de tels langages codés ? Il n’empêche qu’il y a une grande

concordance entre les deux penseurs dans la conception de l’action directe de Dieu. Pour Maïmonide, comme pour Baruch, cette action ne se conçoit que comme enchaînement des causes matérielles. L’un et l’autre donnent un contenu purement allégorique aux invraisemblances des Ecritures, comme l’a fait au XXe siècle Teilhard de Chardin. L’un et l’autre, comme le musulman andalou Averroès, nient que la religion s’occupe d’une quelconque façon de la vérité “théorétique”.

Notons que ce grand livre, en dépit de l’importance des développements philosophiques et théologiques, est parfaitement abordable aux lecteurs bénéficiant d’une culture courante, qu’il récompensera par son effet vivifiant.

Lionel Lévy

1-Editions Nadir de l’Alliance Israélite, 2000, 389 p., 129 F.

2- Songeons qu’il n’avait que vingt-quatre ans lors du herem, ce qui nous permet d’admirer sa force de caractère et d’excuser ses colères.

3- p. 157 : “On ne quitte pas le judaïsme sans colère, surtout quand on en a été exclu par des êtres bornés.”

4- p. 157 : “On ne quitte pas le judaïsme sans colère, surtout quand on en a été exclu par des êtres bornés.”

5- C’est par erreur ou coquille que Bouganim fait de Bento, la forme espagnole de Benedictus. Il s’agit en fait de la forme portugaise. La forme espagnole est Bendito (cf. Cohn-Bendit...). La langue familiale de la famille Espinoza était le portugais, et sa langue de culture l’espagnol, comme pour la plupart des Portugais d’Amsterdam

6- Leo Strauss, Le testament de Spinoza, éd. du Cerf, 1991, 361 p.

7- Ed Climats, 34170 Castenau-le-Lez,1997, 142p, 85 F.

8- Collcct. Midrash, éd. Desclées de Brouwer, 1997, 484 p.

9- Collcct. Midrash, éd. Desclées de Brouwer, 1997, 484 p.

10- cf. Alessandro Guetta, Philosophie et Cabbale, Essai sur la pensée d’Elie Benamozegh, éd. L’Harmattan, collect. “Judaïsmes”, 1998.

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