Bienvenue

Ouvrez vous à l’espérance vous qui entrez dans ce blog !

Et ne vous croyez pas obligés d’être aussi puissants et percutants que Dante. Si vous avez eu plaisir à lire les lignes qui suivent et s’il vous est arrivé de passer d’agréables moments à vous remémorer des souvenirs personnels heureux de votre vie en Tunisie ; si vous éprouvez l’envie de les partager avec des amis plus ou moins proches, adressez les -- sous une forme écrite mais la voix sera peut-être bientôt aussi exploitable -- à l’adresse : jean.belaisch@wanadoo.fr et vous aurez au moins le contentement d’être lus à travers le monde grâce à l’internet et à ses tentacules.

Vous aurez peut-être aussi davantage c'est à dire que d’autres personnes, le plus souvent des amis qui ont vécu les mêmes moments viendront rapporter d’autres aspects de ces moments heureux et parfois corriger des défaillances de votre mémoire qui vous avaient fait prendre pour vérité ce qui était invention de votre cerveau émotionnel.

Ne soyez pas modestes, tout rappel peut être enrichissant, n’hésitez pas à utiliser votre propre vocabulaire, à manier l’humour ou le sérieux, les signes de richesse (y compris intellectuelle) ou les preuves de la pauvreté (y compris d’un moral oscillant). Vous avez toute liberté d’écrire à la condition que vous fassiez preuve de responsabilité puisque d’une façon ou d’une autre nous représentons tous un groupe de personnes qui a aimé la Tunisie et qui a pour d’innombrables raisons, choisi de vivre sur une autre terre.

Bienvenue donc et écrivez dès que vous en sentirez l’envie.


Un des responsables de ce qui pourrait aussi devenir un livre, si vous en éprouvez le désir !

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dimanche 5 septembre 2010

SEFARADES ET ASHKENAZES : une chronologie décalée par Jean Belaisch

SEFARADES ET ASHKENAZES : une chronologie décalée

La spécificité tunisienne vue à travers une expérience familiale

Jean Belaisch

Ce texte ne cherche en aucune façon à être exhaustif. Ce n'est pas un travail universitaire. C'est une tentative, à partir de souvenirs familiaux, de ma vie en Tunisie et de ce que j'ai appris plus tard de mes amis, d'expliquer l'efflorescence et la transformation rapide d'un groupe humain, des juifs tranquilles vivants en circuit fermé en Tunisie, à partir du moment où s'est ouvert pour lui un accès à la culture européenne.

Première remarque que je dois à Daniel Cattan, la majorité des juifs tunisiens ne sont pas stricto sensu des séfarades. Ils ne sont pas passés par l'Espagne. Ils sont vraisemblablement venus de Palestine par la cote. Mais le pli est pris de séparer les "juifs de la méditerranée parfois appelés juifs arabes" de ceux qui ont pris pied en Europe. Et pour ma part le terme de juifs d'Orient alors que nous vivions à l'ouest d'Israël, me paraît tout à fait erroné.

Deuxième et petite note. J’avais cru que les quelques réflexions humoristiques que je me suis permises dans ce texte étaient immédiatement déchiffrables. Mes petits enfants m’on convaincu, comme je le savais déjà que mon "humour" n’est pas compris par tout le monde, en tous cas pas toujours par eux. Ils m’ont suggéré, ce qui est assez original, de faire précéder ces phrases par un idéogramme -;) qui annonce le deuxième degré. Je me suis plié à ce vœu en demandant aux lecteurs avertis de pardonner ce petit jeu familial…mais il s’agit bien ici, on le verra aisément, d’une histoire de famille.

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La lecture du prestigieux recueil de conférences prononcées par Jorge Semprun entre 1986 et 2005 : Une tombe au creux d'un nuage, m'a donné envie de me lancer dans cette réflexion. Dans plusieurs de ses exceptionnels exposés, il insiste sur le rôle joué par l'élite des penseurs juifs dans l'évolution de l'Europe surtout depuis le 18ème siècle. A la même époque les Séfarades en Tunisie ne semblent pas avoir occupé de positions leur permettant de jouer un rôle analogue pour l’Afrique, très loin de là même.

Ces réflexions à propos d'un décalage chronologique qui me parait, peut-être à tort, impressionnant, sont soutenues par l'idée de les inclure dans notre blog afin de recueillir certes des commentaires, mais surtout des critiques de personnes compétentes et de susciter chez celles-ci, si elles estiment le thème intéressant, le désir de rédiger une comparaison plus documentée et substantielle.

La connaissance du judaïsme européen et surtout de ses élites par Semprun et l'expérience personnelle, malheureusement plus réduite, que j'ai de nos juifs Séfarades en Tunisie réduisent la validité de ces propos. Cependant il semble que les grandes lignes de la comparaison exposée ici comportent une part de réalité à partir de laquelle on peut avancer.

Les juifs d’Europe comme d'Afrique et plus précisément de la Méditerranée en général se définissent par la grande pauvreté d'une importante composante de la population -ce que ne savent pas ou ne veulent pas savoir les antisémites constitutionnels-. Celle-ci est logée dans le schtetl, la Hara, le Mellah et vit à l'étroit dans des logements insalubres dont on voit des exemples désormais vides -car tous sont partis en Israël- en Ouzbékistan, à Boukhara ou à Samarkand.

Si les grands rabbins de Prague de Cracovie ou de Galicie ont marqué leurs communautés par leur connaissance de la condition humaine et de son imprévisibilité, et ont laissé des traces impérissables même dans la littérature mondiale, les grands rabbins de Tunisie, doués de la même sagesse, ont été plutôt l'objet de culte et sont révérés pour les miracles qu'ils ont accomplis en leur temps. Comme les saints chrétiens, ils étaient invoqués dans les conditions de danger imminent: "Rabbi Eliaou Taieb maa na :" Rabbi Taieb sois avec nous !

Passons maintenant aux juifs de rang social ou universitaire élevé, sujets de descriptions laudatives ou fortement dépréciatives par leurs contemporains selon la tolérance de ceux-ci aux éléments étrangers.

Les juifs d'Europe se sont frottés à l'élite intellectuelle chrétienne qui les entourait au cours des siècles de leur cohabitation. Dès le 17eme siècle, ils se sont hissés aux plus hauts niveaux, Heinrich Heine, né en Allemagne et mort à Paris en est un des exemples célèbres. En France, Brunschwig, Bergson, et plus près de nous,Yankelevitch, Levinas appartiennent à la catégorie des philosophes les plus écoutés. En Allemagne, Husserl est manifestement le plus admiré de Jorge Semprun, sa réputation est en effet exceptionnelle puisqu'il a rénové, avec sa phénoménologie, l'ensemble de la philosophie moderne. Dans le champ de la littérature, les Heine, plus tard Jakob Wasserman, Stefan Zweig, Arthur Schnitzler, Israël Zangwill, Thomas Mann puis Arthur Koestler ont apporté leur richissime contribution à la compréhension des convulsions de l'Europe. Quant à la France il suffirait de nommer Proust, même s'il n'était qu'à demi juif pour marquer deux siècles. - ;) Einstein lui aussi, démontre la capacité de l'esprit juif à trouver les lois de la terre que Dieu a créée pour les hommes. Et ses théories absolument nouvelles ont au début été combattues plus en raison de ses origines ethniques que par des arguments purement scientifiques, (ce qui est moins su est qu’il a également existé une pègre juive ashkenase si l’on en croit Gershom Sholem qui, dans une interview publiée dans le cahier de l’Herne qui lui est consacré, la décrit avec beaucoup d’humour).

Mais parallèlement ces juifs du nord se sont convertis (Husserl, Mendelssohn, Bergson…Malher) et ont abandonné les traditions familiales. Non pas, peut-on penser, parce que la religion qu'ils adoptaient leur paraissait plus proche du vrai : -;) Jésus a ressuscité pour que le monde ne change pas d'un iota et que des combattants soient bénis en son nom avant de s'entretuer en croyant bien faire pour leur pays et leur église. Mais vraisemblablement parce que c'était la religion du milieu dans lequel ils vivaient désormais et qu'ils ne croyaient plus assez dans les dogmes de la religion des hébreux pour accepter les inconvénients que leur appartenance au monde juif leur apportait sans la moindre compensation ou pour prendre le temps de les étudier.

Que se passait-il chez les séfarades durant ces années?

Nous laisserons de côté les Séfarades de Turquie, Grèce, ou des Balkans en général, qui font assez clairement partie d'un groupe à part. De même pour ceux d'Espagne, qui ont donné leur nom à ce groupe humain dispersé. Tout le monde connaît l'âge d'or qu'ils ont vécu puis la période amère de leur longue disparition. Ils ont produit dans un moyen âge européen obscurantiste des philosophes, des poètes, des médecins célèbres, des financiers internationaux. Ils ont essaimé et Spinoza est un de leurs descendants en Hollande. La mère de Montaigne était une marrane et Cervantès aussi vraisemblablement. Tout le monde le sait mais mieux vaut le rappeler comme me l’a signalé Henri Slama.

Les juifs égyptiens et en particulier de la célèbre Alexandrie ont probablement suivi la même évolution que ceux de Tunisie, il serait néanmoins prétentieux de l’affirmer.

Nous nous attacherons donc ici à ce groupe restreint de juifs demeurant en Tunisie depuis des millénaires et semble-t-il dans un état d'immobilité socio-culturelle quasi absolue.

Personne ou presque parmi eux ne se convertissait et les mariages mixtes étaient si rares, même 200ans plus tard, qu'on en parlait à mots couverts, pendant des mois ! Mais à partir de la fin du 18ème siècle tout a changé et nombre de juifs ont cherché à s'extirper de la gangue dans laquelle ils étaient englués. En fait le premier combat des "israélites" animés par un désir de progrès, a été mené avec acharnement contre la pauvreté. Le but était clair : quitter les quartiers déshérités où leurs ancêtres avaient vécu depuis des temps immémoriaux. Quelques familles très aisées avaient certes, toujours vécu dans le proche environnement des beys, par exemple les collecteurs d'impôts, mais ils ne représentaient qu'une petite poignée. Et c'est parmi les autres que se recrutèrent les pionniers qui ont fait des pieds et des mains à partir des débuts du protectorat pour parvenir à une certaine aisance. Presque immédiatement, dès leurs premiers succès, ils ont envoyé leurs enfants dans les écoles françaises.

Avant 1881, le retard par rapport aux juifs ashkénazes d'Europe était littéralement écrasant. Il n'aurait jamais été question lors des réunions de famille de discuter des impératifs de Kant ou de joutes intellectuelles sur les absurdités de la destinée humaine. La majorité des garçons (ne parlons pas des filles !) allaient dans des Kettabs où on leur faisait ânonner des prières dont il n'était pas toujours question de leur donner les explication sur leur sens, tant la langue sacrée devait rester à l'abri de réflexions profanes. Du point de vue de Sirius il ne devait pas y avoir beaucoup de différences avec les écoles coraniques telles qu'elles ont persisté, même après la deuxième guerre. Ce n’était cependant pas le cas des kettabs de la région de Djerba où la religion était une inspiratrice de tous les instants et son étude toujours approfondie.

Mais ils apprenaient tous à lire et c'était là déjà un avantage crucial. Ils lisaient ainsi à l'âge adulte des livres imprimés en caractère hébreux et dont le texte était rédigé en judéo-arabe. Les filles et donc les femmes, elles, ne devaient rien savoir donc rien apprendre, ce qui rendait bien plus simple la vie de leurs contemporains masculins !

Il faudrait ici écrire un double et très long panégyrique. D’une part pour l’institution de l’Alliance Israélite Universelle qui a contribué remarquablement à l’acculturation des juifs d’Afrique du Nord. Il est littéralement impossible de magnifier son apport jusqu’à la hauteur de son mérite. Et d’autre part aux autorités rabbiniques qui étaient conscientes de la perte d’influence qui pourrait découler de la présence d’écoles modernisatrices et qui ont tout de même accepté que l’Alliance prenne pied en Tunisie, en pensant aux bénéfices qui s’ensuivraient pour leurs ouailles. Elles le méritent amplement mais ce n’est pas ici l’objectif principal de ces lignes.

Avec une extrême rapidité, les enfants, garçons et filles des familles qui avaient devant elles de quoi manger pour les 2 à 3 jours suivants, étaient poussés dans les collèges et lycées français qu'ils "colonisaient" à leur tour. Ils passaient leur certificat d'études primaires puis, pour les filles, au début leur brevet simple puis supérieur ou pour les favorisées et les garçons, leur baccalauréat ; et il est inutile de dire ici le rôle majeur joué par le très fameux Lycée Carnot de Tunis dans ce bond en avant. Dès la fin de la Grande Guerre ils entreprenaient des études supérieures qui impliquaient un séjour en métropole donc un minimum de possibilités pécuniaires pour leurs parents prêts d'ailleurs à faire pour eux les plus grands sacrifices. Des sacrifices qu'ils cachaient avec des précautions de sioux à leurs proches qui sans cela auraient vite su que la famille vivait aux limites discréditées de la pauvreté.

Ici encore sauf exceptions, le but était tout autre que la recherche pure, dont Einstein après l'acception de ses premiers travaux pour publication, est devenu l'exemple universel, c’était celui d'une profession non seulement profitable, mais si possible destinée également à faciliter le développement des entreprises familiales ! Et les premiers avocats, architectes, médecins juifs pouvaient revenir en Tunisie où ils étaient assurés de trouver dans leur environnement familial, les clients avec lesquels ils se sentiraient en communauté (c'est le mot adéquat) de pensées.

Cependant, aucun grand écrivain ou penseur ou artiste comme à la même époque les ashkénazes en avaient engendré, n'avait fait éclater la gangue bien maillée de la tradition. Quelques-uns de nos juifs tunisiens ont tout de même été très loin, par exemple Elie Léon Brami qui avait créé la revue méditerranéenne où les plus grands esprit de son temps de France et également du pourtour de notre mer intérieure avaient écrit, et qui plus tard en 1941 avait ouvert une galerie de tableaux : Sélection. Dans ce domaine également une poignée de peintres de grand talent, les Levy, les Lelouche, étaient parvenus à une célébrité qui devait dépasser les limites de la Tunisie, mais ils étaient, redisons-le, l'exception.

Note en bas de page

Cependant en Tunisie et surtout à Tunis, une colonie juive vivait en autarcie, murée dans sa supériorité culturelle et financière bien réelle et fruit d'une longue collaboration avec l'Europe.

- ;) Elle était nommée portugaise et de ce fait parlait l'italien qui était la langue maternelle de la grande majorité des guernis ou granas, comme chacun l'a compris. Certes ils étaient des Séfarades (au sens propre du terme) mais européanisés de très longue date grâce à leurs relations étroites avec l'Italie, et spécialement la ville de Livourne. Ils en imposaient par leur comportement empreint de noblesse et parfois d'affectation. Ils représentaient donc le no man's land de Tunisie entre l'Europe et l'Afrique, nous n'y reviendrons pas. On pourra trouver ailleurs dans ce blog un développement de ce thème.

Ainsi, la majorité des juifs tunisiens était bloquée depuis des millénaires dans un état de misère et de pauvreté intellectuelle -par les effets conjoints de la religion juive et par l'immobilité des institutions musulmanes à qui ils avaient du leur survie plutôt pacifique malgré quelques rares épisodes sanglants-.

On a écrit, m'a appris Josette Violaine Lumbroso, que cette immobilité généralisée d'une civilisation qui avait été si brillante et fastueuse avait été le "fruit" du refus de la révolution guttenbergienne. Cette hypothèse a le mérite de la simplicité et de la profondeur à la fois. Est-elle acceptée par l'élite intellectuelle musulmane? C'est là une question fondamentale. En tous cas elle peut en partie expliquer la suite des événements chez les juifs tunisiens qui comme tous leurs corréligionnaires savaient lire.

Car la population juive tunisienne, dès qu'elle a eu un large accès aux livres avec l'arrivée des français, a fait un saut prodigieux amenant une grande partie d'entre eux à un niveau de culture européenne et universelle alors qu'il avait fallu des siècles aux ashkénazes pour y accéder.

Les quelques représentants des juifs européens qui avaient fui l'Allemagne ou la France, les docteurs Loewy par exemple, avaient gardé une avance certaine non par leur culture mais dans la distinction des manières tout comme les "grands Guernis".

En revanche, ceux que l'on appelle désormais couramment les Tuns ou Tunes conservaient généralement un accent d'au delà de la méditerranée bien reconnaissable et un comportement bon enfant, extraverti, généreux souvent, qui n'excluait pas un esprit d'entreprise –peut-être parfois trop apparent- dans les domaines les plus divers.

Une condition des plus ouvertes sur l'avenir donc, sauf pour les jeunes filles qui restaient enfermées dans leur cercle familial étroit et tatillon, figé comme au cours des siècles précédents. Les professions commerciales leur étaient interdites, seules celles de l'enseignement trouvaient grâce aux yeux des parents. Quelques fortes têtes parvenaient néanmoins à devenir avocates ou très rarement médecins (les jeunes femmes européennes de Russie par exemple ou même des Etats Unis avaient eu à surmonter les mêmes obstacles mais plusieurs années auparavant). Leur destin était scellé : tomber sous la puissance maritale; sort commun avec les demoiselles ashkénazes de leur époque et encore aujourd'hui dans tant de pays en développement !

Cependant de nombreuses jeunes filles de Tunisie des classes moyennes se démarquaient de toutes les autres personnes de sexe féminin par leur avidité pour la lecture et leur soif de connaître le monde. En matière de littérature française nombre d’entre elles avaient lu aussi bien Maurice Dekobra que Chateaubriand et Henri Bordeaux, pour ne pas citer les grands classiques Racine et sa Bérénice Victor Hugo et son Esmeralda! et Romain Rolland et Joseph Kessel avec son équipage… Ma tante n'hésitait cependant pas à lire les livres qui décrivaient en termes ésotériques les positions amoureuses les moins orthodoxes. Mais c'était après son mariage!

C'était surtout leur connaissance de la littérature mondiale qui était impressionnante. Les écrivains juifs allemands cités plus haut ne l'ont pas été par hasard et pour le plaisir d'écrire une énumération à la Prévert. L'exemple de ma tante Alice et de ma mère qui se passaient leurs livres avec des commentaires privilégiés sur les amours des héroïnes aujourd'hui célèbres, me chagrinaient toujours en me montrant mon ignorance de l'âme féminine. Les anglais les plus arides ne les rebutaient pas et elles m'ont initié à la lecture de Aldous Huxley ou de Bertrand Russel. Les lointains scandinaves telle que Selma Lagerlöf étaient l'objet d'une vénération qui n'était pas uniquement le fruit de son prix Nobel. Même les auteurs peu connus comme ceux de Roumanie ou Bulgarie tel que le sulfureux Panait Istrati attiraient leur intérêt. Quant aux auteurs américains ils étaient le sujet de conversation de toutes les femmes de la famille en particulier Faulkner. Le souvenir qui m'a marqué est celui de "Une tragédie américaine" de Théodore Dreiser que Woody Allen a si génialement plagiée dans son Match Point en se contentant d'en inverser la fin. - ;) Il avait de bonnes raisons de penser que seuls quelques enfants de ces jeunes femmes de Tunisie seraient à même de reconnaître l'origine de son scénario !

" Quand il était enfermé dans la prison, après sa condamnation à mort, tu n'as pas été frappé par une phrase? m'avait dit ma mère à propos de ce livre.

Non je n'avais rien remarqué !

- Lorsque les prisonniers du secteur des condamnés à mort (et le héros du livre, contrairement à celui du film de Allen, avait été condamné à mort) étaient subitement plongés dans une obscurité presque complète, ils savaient alors que l’exécution de l'un d'entre eux était en cours parce que la chaise électrique pompait une énorme quantité de courant ! Ce rappel répété du sort du jeune homme, en partie injuste parce qu’il n’avait pas voulu la mort de sa fiancée, avait beaucoup ému ma mère.

Les auteurs russes n'avaient pas autant de succès pour des raisons qui relèvent du mystère de l'âme humaine pourtant si merveilleusement décrit par ces écrivains.

Y avait-il une spécificité de la jeune fille tunisienne? On peut en admettre la réalité parce qu'elle était la conséquence d'une situation particulière: l'accession à la culture par les longues années de lycée ou collège, l'impossibilité de pratiquer une profession lucrative, un confinement à la manière judeo-arabo-corse de la méditerranée… et la possibilité pour les parents de surveiller leurs merveilles sans en avoir l'air puisqu'elles lisaient à la maison !

J'ai dit ailleurs la surprise d'officiers supérieurs américains, professeurs d'université dans le civil, invités à déjeuner après la libération de Tunis en 1943. Ils étaient demeurés sidérés et l'exprimaient de façon répétitive, devant le savoir sur la littérature de leur pays qui surpassait sur certains points les leurs, de deux jeunes femmes d'un petit pays perdu d'Afrique dont ils n'imaginaient même pas qu'elles aient pu seulement entendre parler de Hemingway ou de Scott Fitzgerald!

- ;) Ce n'est donc que grâce au génie et à la bienveillance active de Habib Bourguiba que la population aisée des juifs de Tunisie ayant choisi d'émigrer en France a pu se plonger dans la science et la philosophie. Elle a gagné des prix internationaux comme Marcel Bessis dont la fortune familiale lui avait permis d'acquérir un microscope électronique et qui a élucidé certains aspects de la structure de l'hémoglobine, ou comme Albert Memmi sorti de la colonisation et qui en a admirablement décrit des aspects dissimulés. Alain Gerard -Pic de la Mirandole- Slama qui a montré la masse immense de connaissances qu'un cerveau humain peut engloutir et restituer à son environnement avec une célérité absolue. Marcel Bismut et José Taieb dirigeant l'Office National d'Etudes Aéronautiques, un autre Bismut, Jean Michel, devenant membre de l'Institut dans la section des mathématiques et un dernier Bismuth, Henri devenant chirurgien des hôpitaux de Paris et professeur internationalement connu. Les élèves du Lycée Carnot à la suite de Roger Cattan et de Fernand Layani, et je ne cite ici que ceux que j'ai bien connus, sont en effet, parvenus aux postes de Professeurs de Médecine : Robert Slama, Robert Zittoun, Robert Modigliani, Robert Haiat, la répétition du prénom n'étant due qu'au seul hasard puis qu'on peut y ajouter celui de Daniel Cattan avant de reconnaître que les anciens et leurs descendants (comme Pierre petit fils de Roger Cattan) ne peuvent désormais être tous cités tant ils sont nombreux, alors qu'auparavant seuls les noms à consonance alsacienne ou germano-polonaise ou des noms de villes allemandes comme Worms, avaient pu accéder à ces postes prestigieux. Et si nous voulons monter plus haut, au prix d'une petite entorse à notre titre et inclure les juifs algériens nous pouvons même dire qu'aux Lwow et Jacob et à Charpak ont succédé les Cohen Tannoudji dans la liste des Nobels. En matière d’art le chemin a également été suivi par exemple par un autre Cohen Boulakia dont le nom peut maintenant se lire dans une avenue où l’on ne trouvait naguère que des Bernheim et de même origine.

EN CONCLUSION

Ainsi les juifs de Tunisie avaient souffert pendant des siècles d'un retard impressionnant dans le domaine intellectuel *.

Ils avaient vécu entassés dans des locaux d'une insalubrité difficilement surpassable. Puis au prix d'efforts que l'on a peine à imaginer tant ils paraissent insensés ou qui témoignaient d'un sens de l'anticipation bien accroché, ils sont parvenus à se hisser hors de ce bourbier. Ce qui n'exclut pas, et de multiples preuves en témoignent, que quelques foyers religieux de haut niveau intellectuel ont pu exister et avoir un retentissement même hors de l'Afrique du Nord.

La France débarque et l'évolution décrite ici, prend un départ certes progressif mais possédant une accélération qui n'a pas du avoir beaucoup d'égales dans d'autres lieux de la planète.

Seul, si l'on peut utiliser cet adjectif, l'immense malheur de la Shoah nous empêche de nous réjouir de ce fulgurant rattrapage des acquis ashkénazes. Heureusement nous restent des –sky, des –baum, des –bré et de l'autre côté des -haim, des –boul ou -bol, des -rief pour que la comparaison puisse se poursuivre.

Mais sa signification n'est plus la même. Il y a bien des raisons de croire que nous appartenons tous à un même groupe humain, quoique les prédispositions à certaines maladies restent différentes, mais les amitiés nouées et les mariages mixtes ont créé un nouveau tissage rendant obsolètes les lignes qui précèdent et qui m'ont donné tant de plaisir et tant de mal à écrire.

Quels seront les nouveaux accomplissements de la nouvelle vague séfarade ou bien que tombera-t-il sur leurs têtes réunies sous la même coupole que celle des ashkénazes de France? Un bourguiba* français ou un raz de marée de conversions suivi ou non d'une Inquisition capable de les poursuivre à travers plusieurs générations ?

Ne répondez pas, l'histoire s'écarte volontiers des chemins les mieux tracés !

* note de bas de page

Ils avaient peut-être même subi un net recul par rapport aux juifs qui seraient dénommés bien des années plus tard "séfarades" qui avaient arrêté leur périple à partir de Palestine à Djerba. Car la culture juive s'était maintenue en cette île à un niveau très élevé. Il y avait aussi probablement eu une forme de déclin au nord de la Tunisie dans le Cap Bon. On avait sans succès, cherché depuis des lustres des traces de la présence juive pendant la période punique. Mais ce n'est que tout récemment qu'on a trouvé à Kelibia (la Clupea latine qui avait sûrement été dotée auparavant d'un nom carthaginois !) une fort belle mosaïque pavant une "synagogue" témoin de la migration des juifs qui avaient peut-être accompagné Didon quittant la Phénicie pour créer Carthage. De même les tombes dans la nécropole juive située dans le cimetière des armées françaises à Gamarth, dans un des plus beaux sites de la région du nord de Tunis, témoignaient d'un haut niveau de civilisation en relation avec la présence romaine. Une régression en rapport probablement avec l'effacement de cette présence a donc eu lieu au cours des siècles.

Deuxième note. "Le génie et la bienveillance active de Habib Bourguiba" ne sont pas obligatoirement des formules ironiques contrairement à ce que j’avais pensé en écrivant cette phrase. Car les juifs séfarades ont été chassés de tous les pays arabes. Et souvent d’une façon brutale et très pénible. Il ne semble pas que cela ait été le cas de la Tunisie. Et peut-être est-ce grâce à l’habileté et à la mansuétude de Bourguiba que ce départ s’est déroulé d’une façon qui somme toute, n’a pas été inhumaine.

UNE BARMITZWAH A TUNIS par Henri Slama

UNE BARMITZWAH A TUNIS par Henri Slama

Dans la vie de chaque Juif, la bar mitzwah est un événement important, le passage de l’enfance à la majorité religieuse. A partir de ce jour, on fait partie du minian de dix hommes indispensable pour pouvoir réciter un kaddish. On est un homme. Pour déterminer la date de la bar mitzwah, les rabbins font aujourd’hui des calculs savants. En Tunisie, les rabbins que j’ai connus déterminaient cette date à l’apparition chez le garçon des premiers poils pubiens.

Durant les années ou les mois qui précédaient ce jour, l’adolescent apprenait les rudiments d’hébreu, à chanter des passages de la Thora, à mettre le taleth et les tephilines ( ou phylactères ). On ne cherchait pas à comprendre ce qu’on lisait, mais on le chantait avec les intonations voulues.

La veille de la cérémonie à la synagogue, la famille recevait les invités, parents , amis et voisins, en l’honneur du communiant..

Tout d’abord, les tantes et autres femmes âgées venaient habiller de neuf le jeune homme, mais le plus difficile était de lui faire enlever son slip devant toutes ces dames.

Ensuite, le jeune homme s’asseyait au milieu du salon. Un coiffeur venait lui couper les cheveux. Y avait il un rapport avec les cérémonies d’initiation, chez les peuples anciens, ou un rapport avec l’histoire de Samson, je ne sais pas. Cela se passait avec les ri-ri et les you-you des femmes, les taalil en l’honneur de l’adolescent, la voix de Raoul Journo et les chants de circonstance qui annonçaient un avenir paradisiaque au héros de la soirée, paré de toutes les vertus, à la grande gloire de ses parents.

Au milieu du brouhaha des conversations et des effusions de retrouvailles, les jeunes filles de la maison distribuaient l’assiette anglaise qui comprenait forcement une brick, une tranche de minina, une de salami et des variantes, le tout accompagné des bouteilles de boukha que l’on faisait circuler de main en main, en même temps que le vin Bokobza.

Malgré le bruit, on pouvait parler et écouter les autres, tandis qu’aujourd’hui les orchestres envoient tellement de décibels qu’il est impossible de dire une phrase à sa cousine qu’on n’a pas vue depuis dix ans. Venait ensuite le tour de l’assiette dessert, avec son cigare au miel, banane, mandarine et makroud.

Le lendemain, à la synagogue, le jeune homme participait à l’office du matin,. Il revêtait le taleth, tout neuf ( peut-être commandé à Jérusalem), il mettait les tefiline au bras et au front et devait « monter au sepher thora « pour écouter les versets de la bible de ce jour. Selon son degré de connaissance de l’hébreu, il chantonnait quelques versets appris par cœur, avec l’intonation voulue, même si le sens en était complètement ignoré. Ou alors, s’il était plus doué, il arrivait à lire sur le parchemin sacré, sans ponctuation ou voyelles, les versets thoraiques.

Après l’office, on se rendait en cortège à la maison où nous attendaient un verre d’orgeat bien frais, une citronnade glacée et des gâteaux.

Suivait la séance de photo ou le barmitzwah, entouré de sa famille et de ses copains posait pour que le souvenir de cette journée mémorable puisse être marqué à tout jamais pour les générations futures.

Après le repas somptueux de midi, le bar mitzwah faisait un tour en calèche jusqu’au Belvédère et et emmenait ses amis pour une séance de cinéma « au Mondial « pour voir un Laurel et Hardy.

Au delà de ces festivités, le souvenir qui m’a le plus touché, c’est de découvrir ,plusieurs années après, que mes parents avaient tout commandé en double : costumes, chaussures, chemises, taleth, tefiline, gâteaux pour qu’un jeune pauvre qu’ils ne connaissaient pas puisse lui aussi faire sa bar mitzwah, comme le petit bourgeois que j’étais..

P.S. Comment ne pas mentionner, en bonne place, les cadeaux reçus ce jour par le communiant : bracelets montre, réveils, lampes de bureau, boutons de manchette, livres de toutes sortes, enveloppes ainsi que les embrassades qui vont avec.

Grandir dans une famille médicale. par Lucien Moatti

L’inconscience de l’enfance et de la jeunesse l’amène souvent à occulter les problèmes qui l’entourent. Nous gardons de cette période une « nostalgie ensoleillée » alors que, dans ces années 50/60, près de nous, des drames se nouaient, des femmes s’usaient pour nourrir leurs enfants, des enfants mourraient faute de soins, des pères désespéraient de pouvoir un jour leur préparer un avenir, une guerre se déroulait aux frontières. Inconscience ou bulle dans laquelle nos parents nous ont fait évoluer alors qu’ils étaient eux-mêmes engagés dans bien des combats ?
Enfant, adolescent, j’ai grandi, à Tunis, dans une famille privilégiée, sereine, ouverte aux autres, au sein de cette société multiculturelle, multiethnique, multiconfessionnelle. Mes parents ont su m’inculquer ce respect de l’autre qu’ils portaient en eux tout en vivant entièrement insérés dans leur milieu : bourgeois, tuniso-français, juif, et surtout médical, mais aussi italien, agricole, politico-administratif. Mon père Léon MOATTI*, oto-rhino-laryngologiste incontournable, ami de tous, humbles ou puissants, était une référence dans bien des domaines. La maison familiale était un centre névralgique où défilaient les amis de tous bords venus se retrouver pour débattre, à toute époque, des problèmes de l’heure et échanger des idées sur tout et sur rien en un débat ouvert, convivial, chaleureux, toujours serein. Ils y étaient accueillis par Denyse, ma mère, qui par sa douce autorité imprégnait sa marque.
C’est l’été dans la villa de LA MARSA que cette atmosphère si caractéristique de « chez les Moatti » prenait toute sa dimension. Tous les après-midi, après l’heure de la sieste vers 17 heures, du jardin, arrivaient petit à petit les amis. La véranda, face à la mer, abritée du soleil à cette heure-là, avec ses fauteuils confortables, son banc de marbre et sa balustrade peinte en bleu, faisait un accueil chaleureux aux amis de tous les jours ou aux plus intermittents, qui venaient s’installer autour de Léon pour lui apporter les nouvelles et connaître ses réactions. Beaucoup étaient médecins et m’ont permis de découvrir cette société médicale qui un jour, beaucoup plus tard, m’a poussé à en tracer le tableau dans un livre de biographies.*.
Cette villa, œuvre de l’architecte Valensi, ayant appartenue au docteur Emilio CASSUTO* (le père de la Maison du médecin à Tunis), était située à Marsa-Cubes sur une place face à la villa du docteur MASSELOT*, célèbre phtisiologue, et sur l’autre face à celle des BRUN. C’est dans leur imposante villa que vivait, l’été, la famille du docteur Gabriel BRUN* éminent chirurgien de l’hôpital Sadiki, décédé en 1940, que je n’ai donc pas connu. Mais sa veuve Madame le docteur Madeleine ROMME-BRUN*, voisine, amie, intelligente et cultivée faisait partie du groupe de la véranda. En fait les rencontres avaient lieu parfois aussi chez Madame BRUN, certains jours fériés, quand Léon faisait le déplacement, de l’autre coté de la place, en fin de matinée, pour un café ou un apéritif, face à la mer, pour évoquer leurs souvenirs d’internat parisien, puisqu’ils y étaient collègues presque contemporains, ou ceux de Sadiki, leur hôpital à Tunis.
Le premier arrivé, l’après-midi, sur la véranda, presque chaque jour, venant de sa villa voisine, était Chedly BEN ROMDHANE*, à l’élégance princière, l’ami de toujours, adjoint de Léon à l’hôpital. Chafika son épouse le rejoignait souvent, mais la plupart du temps beaucoup plus tard dans l’après-midi. Chedly venait porter les nouvelles des amis et des patients de l’Hôpital. Un jour, il raconta avec sa faconde habituelle : « Tu sais Léon, je viens de rencontrer notre ancien patient de l’hôpital le religieux de la grande mosquée. Il m’a demandé de tes nouvelles en souhaitant très fortement que tu puisses mourir un jour musulman » !!!
Charles SAUMAGNE, non médecin, fin lettré, historien, haut fonctionnaire connaissant parfaitement tous les milieux du pays, des élites aux paysans les plus simples, y venait souvent et restait dîner depuis qu’il était veuf de sa merveilleuse « Titine » à l’accent parigot plus vrai que nature. La conversation avec Monsieur Saumagne était toujours passionnante, qu’il s’agisse de Saint Augustin, de la princesse Tanit, du paysannat dont il était un ardent défenseur, des dernières réformes en cours, de son ami et condisciple Bourguiba ou de son dernier problème de santé. C’était un cours d’Histoire ancienne ou contemporaine permanent.
Elie COHEN-HADRIA*, dermatologiste, militant socialiste, très proche de Léon dans son action pour les enfants malades et défavorisés à l’OSE, parfois avec Lucien TAHAR* Secrétaire général de l ‘Association. Les sujets ne manquaient pas du domaine médical au politique, local et international,
Venaient se joindre le docteur Tahar ZAOUCHE* oto-rhino-laryngologiste, également voisin, dont le langage franc et précis, le regard direct, les opinions tranchées traduisaient l’humaniste à l’éthique rigoureuse, qui l’amenèrent à de très hautes responsabilités, notamment au Conseil de l’Ordre des médecins. Mohamed KORTOBI* ophtalmologiste, installé depuis peu de l’autre côté de la rue passait quelques fois.
Nous y avons vu, également quelquefois, la dynamique et sympathique Jacqueline DAOUD* qui savait illuminer cette assemblée d’hommes de ses réflexions intelligentes. Venant aussi de leur résidence d’été à Marsa-Cubes Roger GANEM*, nommé au même concours d’internat de Paris que Léon, et son épouse Suzanne, avec Ezio et Zouzou BOCCARA. Fernand SMADJA* se joignait au groupe et de sa voix grave dans un français souvent précieux racontait comment sa mère, subjuguée par le docteur LEMANSKI*, toujours élégant et raffiné, l’avait poussé à faire médecine.
Les plateaux de citronnade ou de coupes de glace de chez Salem tournaient sans arrêt pour éponger la soif de ces bavards impénitents, coordonnés par Denyse, maîtresse de maison de haut vol. Parfois Léon devait quitter le groupe pour recevoir un patient venu de la plage voisine, ou du village de Gamarth où notre famille avait tissé des liens étroits depuis si longtemps dès l’époque du grand-père ATTAL et de son vignoble et de ses oliviers, avant même la plantation des arbres fruitiers, (orangers et péchers) par Léon.
La véranda n’était pas très grande et les amis se relayaient. Neila la voisine mitoyenne, amie d’enfance, qui sera la belle-sœur du Président Bourguiba, la famille Zouiten dans toutes ses composantes, des fonctionnaires métropolitains des Administrations et leurs épouses, des amis de Tunis ou de l’Intérieur, agriculteurs, dentistes, avocats. Cette compagnie n’était pas forcément médicale, ni homogène sur les plans des idées et des amitiés mais cohabitait et débattait intelligemment dans ce lieu de consensus. Beaucoup d’autres médecins, avec ou sans leurs épouses, défilaient presque chaque jour. Ils ne seront pas cités tous ici, mais leurs biographies se trouvent dans ma « Mosaïque médicale de Tunisie » dont ils sont parmi les constituants.
Je me nourrissais de ces idées médicales, sociales, politiques littéraires et artistiques.
Quelques-uns de ces médecins m’ont fait faire mes premiers pas en médecine. Le principal, mon premier Patron, fut Sani BENMUSSA* à qui Léon me confia, pour me tester et peut-être me rebuter. Il m’a conduit dans son service de l’hôpital Charles Nicolle, et en entrant avec moi a souligné que « chaque jour de ma carrière je pénètrerai dans un service hospitalier » Là j’ai découvert un monde inconnu, des salles de cinquante malades, comme il n’en existe heureusement plus aujourd’hui, des consultations bondées, bruyantes, impressionnantes, une misère et des souffrances que je ne connaissais pas. J’ai appris, des infirmières, à nettoyer les seringues, à préparer les flacons de pénicilline, à faire des pansements. J’ai appris surtout auprès de André NAHUM*, adjoint du Patron, à ausculter, à palper, à interroger, à faire vraiment mes premiers pas dans ce métier qui sera le mien. Je leur en suis, à tous, infiniment reconnaissant. A cette même période, certains après-midi, avec d’autres camarades issus du PCB nous étions initiés à l’ostéologie par Hassen ABDULWAHAB, interne du service de mon père. Hassen sera plus tard professeur d’ORL à Alger, après l’indépendance. Ce n’est que bien plus tard, à la fin de ma spécialisation, que j’ai passé un an d’internat dans le service de Léon où j’ai tant appris sur la pathologie ORL et la pratique opératoire. Surtout, j’ai appris à connaître mon père par ces contacts professionnels si proches, car depuis mon enfance je l’avais toujours vu absorbé par son service d’hôpital, son Cabinet secondé par son si fidèle, compétent, dévoué Slimen, l’OSE et les autres Associations et tant d’autres choses, qui lui laissaient bien peu de temps pour s’occuper de ma sœur Nicole et de moi .
Grandir dans une telle famille a été aussi enrichissant que frustrant car la barre était haute et il fallait y arriver.


Quelques biographies tirées de « La mosaïque médicale de Tunisie -1800-1950 » par Lucien MOATTI – 2006 GLYPHE-Edit Paris (+ 33 (0)1 53 33 06 23. ;
Léon Moatti est né en 1900 à Sousse. Il décède en 1979. Après une scolarité primaire et secondaire jusqu’à la classe de troisième à Sousse, puis jusqu’au baccalauréat au Lycée Carnot de Tunis, il fait ses études de médecine à Paris où il soutient en 1929 sa thèse

Emilio Cassuto est née en 1875 à Tunis. Il fait ses études de médecine à Paris où il soutient en 1900 sa thèse de doctorat…………

Félix Masselot est né en 1887 Tunis. Il fait ses études de médecine à Bordeaux où il soutient en 1917 sa thèse…………

Gabriel René Eugène Brun est né en 1885 à Milianah (Algérie). Il fait ses études de médecine à Paris où il soutient en 1917 sa thèse……….

Madeleine Romme épouse Brun est née en 1890 à Paris. Elle fait ses études de médecine à Paris où elle soutient en 1919 sa thèse………….

Chedly Ben Romdhane est né en 1904 à Madhia. Il fait ses études de médecine à Paris où il soutient en 1935 sa thèse…….

Elie Cohen-Hadria est né en 1898 à Tunis. Après de brillantes études primaires et secondaires au lycée Carnot de Tunis, il part à Lyon où il soutient en 1922 sa thèse……..

Lucien Tahar dit Tallard est né en 1914 à Sali, au Maroc. Il fait ses études de médecine à Paris où il soutient en 1939 sa thèse……….

Tahar Zaouche est né en 1904 à Tunis. Il fait ses études de médecine à Paris où il soutient en 1932 sa thèse………..

Mokhtar Kortobi est né en 1895 à Tunis. Il soutient à Paris, en 1922, sa thèse………..

Jacqueline Gutmann, épouse Daoud, est née en 1920 à Paris. Elle fait ses études de médecine à Paris où elle soutient en 1949 sa thèse……….

Roger Victor Ganem est né en 1900 à Tunis. Il fait ses études de médecine à Paris, où il présente en 1921 sa thèse…………

Fernand Smadja est né en 1908 à Tunis. Après des études secondaires au lycée Carnot de Tunis, il fait ses études de médecine à Paris où il soutient en 1936 sa thèse……..

Withold Lemanski est né en 1862 à Rive-de-Giers, dans la Loire. Il meurt en 1927. Il fait ses études de médecine à Paris où il soutient en 1893 sa thèse………

Sion Sany Élie Benmussa est né en 1894 à Tunis. Il a fait ses études de médecine à Paris où il soutient sa thèse en 1920……….

André Nahum est né en 1921 à Tunis. Il commence ses études de médecine à la faculté d’Alger en 1940……….

Maurice Sitruck du Palmarium par Marianne Sitruck-Benacin :

Je vais raconter – l’histoire de ma famille et surtout celle de mon père, personnage un peu hors du commun, mais comme il y en avait beaucoup dans ces pays de la Méditerranée.
Maurice Sitruk est né à Tunis en 1904. Son père était rabbin et possédait une imprimerie. J’ai entendu dire que c’était un érudit et un poète. On dit aussi qu’il donnait des cours d’hébreu à un célèbre Baron, banquier de son état, le Baron d’Erlanger qui avait une maison à Sidi-Bou-Said, haut lieu du tourisme de la Tunisie moderne. Cette maison est actuellement le Conservatoire de Musique.
Ce grand-père, rabbin et poète, perdit son épouse et son imprimerie dans un incendie et fut ruiné. Ses trois fils aînés quittèrent l’école pour aller chercher du travail. Mon père, lui, resta dans l’école qu’il fréquentait, l’Alliance Israélite Universelle, jusqu’à douze ou treize ans, puis se mit lui aussi à chercher du travail .
C’est là que commence la tranche de sa vie la plus amusante, pleine d’humour et rebondissements extraordinaires.
Donc Maurice a treize ans et cherche un emploi. Une annonce dans un journal de Tunis le conduit vers un Monsieur Fiorentino, propriétaire du « dancing chic » au nom évocateur, le « Rossini Palace » . Il se présente, dit qu’il a seize ans, qu’il sait taper à la machine et qu’il a déjà travaillé. Le Signore Fiorentino – un bourgeois juif italien- le croit, l’embauche ….et la fiesta commence .
Les « Nuits Folles » de Tunis ! c’était une ville où on s’amusait beaucoup entre les deux guerres et même avant, réputée pour ses fêtes, ses carnavals au sein d’une population joyeuse.
Mon père nous racontait qu’il s’était tout de suite fait à cette vie : les fêtards, les entraîneuses (des personnes de bonne famille, disait-il) les droits de « bouchon» pour pousser les clients à consommer…Il y avait là de grands bourgeois, célibataires ou pas, et quelques personnages peu recommandables de la Mafia locale, maltaise principalement. Mon père était comme un poisson dans l’eau.
Comme il réussissait très bien, il devint quelques années plus tard, un jeune homme très intéressant pour les parents de filles à marier. Et c’est ainsi qu’un courtier en mariage le proposa à mon grand-père maternel. Shalom Bessis était un bon bourgeois bien tranquille, bijoutier au souk de Tunis qui avait, par bonheur, cinq filles à marier avec, semble-t-il, des dots intéressantes. Et comme mon père n’était pas mal du tout, physiquement, sympathique et beau parleur, il séduisit tout ce beau monde et surtout le second gendre de Shalom, le beau-frère de ma mère, qui s’appelait Moise Haggiag….Tonton Moise que j’ai tant aimé…
Mariage en grande pompe, voyage de noces en Italie, par le bateau, avec escale à Palerme et à Naples .Et que croyez-vous que firent ces jeunes mariés pendant cette lune de miel : les musées ? Les hauts lieux de la culture ? Les promenades sur la baie de Naples ou sur les collines de Rome ? Pas du tout ! ce fut une tournée infernale des boites de nuit et des dancings… Et sur le bateau du retour , Elise Sitruk , née Bessis, qui n’était jamais sortie de son périmètre, entre sa maison, son école, et, l’été, les plages tunisoises toujours rigoureusement accompagnée, se retrouva pour la fin de son voyage de noces accompagnée de trois entraîneuses que mon père avait engagées pour le Dancing .
Le dancing, qu’il racheta rapidement au Sieur Montefiore, il en fit un rapidement un cinéma , car il courrait aussi vite que le progrès . Le Rossini Palace devint le cinéma « Le Mondial » et mon père devint le « Roi local » du music hall .
Mon frère Yvan naquit en 1929 et moi neuf ans plus tard en 1939 .
Durant ces années que l’on appela folles (et qui le furent vraiment), Maurice organisa ou participa aux différents carnavals de la ville. Ces carnavals portaient toujours le nom de deux couleurs .Une année, ce fut « Vert jade et Mandarine» .C’est de celui là que mon père parlait le plus, outre les anecdotes qu’il avait vécues et qu’il se plaisait à évoquer par la suite. En voici quelques unes dont je me souviens :
Il était resté très ami avec les maltais de la mafia, racontait-il, dont François Malais, l’un des chefs qui était venu, un jour, cacher dans le bar du Dancing une arme avec laquelle il avait occis un rival. L’histoire dont je suis à peu prés sûre, c’est que, la nuit de ma naissance, le 5 Août 1939, se présenta précisément à la même clinique à Montfleury (banlieue de Tunis) un copain de F.Malais qui venait de recevoir plusieurs balles dans le « buffet » et qui tenait ce qu’il lui restait de ventre à pleines mains. Et mon père, toujours prêt à rendre service, faisait la navette entre la chambre de ma mère, dans les douleurs de l’accouchement et le couloir où se trouvait le mafieux moribond .
Lorsqu’il commença à s’intéresser au Music-hall il fit venir dans les années 1930 / 1940 les plus grandes vedettes françaises du moment : Maurice Chevalier, Albert Prejean , Charles Trénet …etc.

Avec le passage de ce dernier, Maurice n’eut pas le temps de s’ennuyer. Homosexuel de son état, Charles Trénet était un grand caractériel. Son pianiste était son petit ami qu’il avait pris la charmante habitude de battre, avec d’ailleurs l’aide, bénévole, de l’impresario qui les accompagnait. Un soir, le pianiste ne voulut pas jouer, tant il avait peur de Charles Trénet qui était en pleine crise de nerfs. Et mon père, avec l’aide du docteur Hector Bonan le convainquit de venir accompagner Charles, en lui promettant sa protection. Pour cela, il l’enveloppa dans une couverture (car le pianiste prétendait mourir de fièvre) l’embarqua dans sa voiture. Sur la scène il fit descendre un rideau qui le cachait du public…si bien qu’on ne voyait que le piano…et il joua comme cela , enveloppé comme une momie sans que le public puisse l’apercevoir .
L’insupportable Charles Trénet ,une autre fois, quitta délibérément la scène, en plein tour de chant, parce qu’un chat noir était passé par là et qu’il était très superstitieux . Il a fallu encore toute l’inventivité de mon père qui lui promit, s’il remontait sur scène , de faire passer un chat blanc, avec la queue en l’air (signe de chance, semble-t-il)…ce qui fut fait .

Et puis il y a eu la belle Rina Ketty (que Dalida imita des années plus tard). Quand elle arriva à Tunis, elle était en pleine déprime, son amant l’avait quittée .Mon père, toujours fourmillant d’idées, lui présenta un de ses meilleurs amis, un homme superbe dont elle tomba amoureuse et qui resta avec elle quelque temps. Et Rina Ketty offrit à ma mère un poudrier sur lequel était gravé : « avec toute ma reconnaissance » .

Encore deux histoires :…

Dans ses cinémas, (car il en eût plusieurs) Maurice louait de très grands films. Un jour un de ses amis qui s’appelait Uzan lui proposa un film italien dont il disait que c’était un chef d’œuvre. En version italienne bien sûr ...car de très nombreux clients comprenaient l’italien et mon père le parlait bien. Mon père lui dit « OK , on va visionner le film ensemble ».
Et durant toute la projection du film, sans sous-titre, Uzan ne comprenait rien à ce que les acteurs disaient et demandait à Maurice : « qu’est ce qu’il a dit ? Qu’est ce qui se passe ? Explique-moi ci, explique-moi ça …. »
A la fin du film apparaît le mot « FINE » . Uzan demande encore : Qu’est que ça veut dire ?
Et mon père énervé ; « Même ça tu n’as pas compris ! ». Néanmoins, il prit le film qui était bon et qui a bien marché . Mais le plus drôle, c’est que, à compter de ce jour, tout Tunis a appelé Uzan : « Fine »
Il y a quelques années, un ami à nous, turfiste impénitent, qui ne le connaissait que sous le nom de « Fine » nous parla de lui .Et je lui dis : « Tu sais qu’il ne s’appelle pas fine mais Uzan ; il n’en savait rien et c’est comme cela que je lui racontais l’anecdote» .

Jacques me rappelait l’autre jour une autre histoire au sujet d’un film qui s’appelait « la malle jaune de Hong Kong » un navet légendaire. Un jour l’opérateur de cabine inversa deux bobines ; mon père s’en aperçut mais ne dit mot : au point où l’on en était de cette débilité de film, ce n’était pas très grave. Mais un spectateur ami s’en fut se plaindre à mon père quant à la compréhension du film. Maurice, sans se démonter, lui dit : « Tu es vraiment le seul à n’avoir rien compris, ça doit être trop subtil pour toi » .

Autre chose dont je me souviens : un peu plus tard, le Mondial était devenu une référence dans la projection des films égyptiens et le producteur de ces films –et surtout loueur, c’est à dire celui qui louait les films aux exploitants de salles- s’appelait Khayat. Il était libanais, maronite. En fait ils étaient deux frères, l’un Edmond, de grande classe et d’un professionnalisme épatant ; et l’autre, Edouard, célibataire, hurluberlu, un peu mystique, petit, pas beau et radin …Si radin qu’un jour, pour faire quelques économies, il chercha le moyen le moins dispendieux pour prévenir son frère que les copies d’un film pouvaient être envoyées à Beyrouth, à partir de l’étranger, sans problème. Et il rédigea ce merveilleux télégramme, peut-être le plus court jamais envoyé : « copies beyroutables ». Le frère ne comprit rien et ils dépensèrent ensemble une fortune en télégrammes pour arriver à se comprendre …Ce radin avait la manie de passer dans les salles de cinéma pour compter les spectateurs pendant la projection et parfois, entraîné par la musique égyptienne, souvent très belle, il tapait dans ses mains et dansait dans la salle obscure ce qui conduisait les spectateurs à frapper dans leurs mains en mesure. Ambiance garantie …

Dans un autre registre, Maurice Sitruk était un autodidacte ; vu son cursus scolaire, ce n’étaient pas les diplômes qui l’encombraient ; d’ailleurs il n’en avait cure. Il connaissait très bien l’Ancien et le Nouveau Testament ; il en parlait très bien, et souvent il nous lisait certains textes. En outre, il se plaisait à faire des exégèses et avait des idées toujours très originales sur la signification des événements. Il était au mieux avec les autorités religieuses catholiques de Tunis. Il déjeunait souvent avec Monseigneur Bazin, évêque de Tunis qui venait aussi déjeuner chez nous et … bénissait le pain avant de passer à table. Et une fois par an, il était convié, avec quelques « happy few », à l’Archevêché à Carthage, chez Monseigneur Gounot, Primat d’Afrique. Croyez-moi, c’était pas rien ! Lorsque les nazis occupèrent la Tunisie, pendant quelques mois, ces Autorités religieuses avaient assuré mon père de leur protection pour lui et sa famille. C’est sans doute pour cela que je fus scolarisée à Notre Dame de Sion, après l’occupation, entre 4 et 7 ans.

Le Palmarium .
En fait, cette salle de cinéma dont mon père était fier comme si c’était la consécration de sa vie --- mieux qu’une palme à Cannes, mieux qu’un oscar à Hollywood .
C’était d’abord le Casino Municipal de la ville de Tunis, dont il eut la concession avant guerre, en 37/38 . Quelle vedette était passée par là ? Peut-être Maurice Chevalier en 38 , sûrement des revues italiennes, je ne sais plus trop .
C’est également à cette époque que « La Divine, la grande Gréta Garbo devait faire escale à Tunis ; et la Metro Goldwin Mayer, dont elle était la super star, demanda à mon père d’aller la chercher au bateau qui l’amenait et de la faire conduire à Hammamet, je crois bien. J’espère qu’on retrouvera la photo de Papa avec Garbo à son bras, le visage caché par son éternel feutre et ses yeux par ses éternelles lunettes.
Le Palmarium donc, lui fut retiré vers 1940/41 à cause des lois raciales édictées par Vichy ; puisque, comme on le sait, la Tunisie était un protectorat français obéissant aux lois de ceux qui avaient « bradé la France ». Je cite, bien entendu mon père qui avait expédié cela en pleine figure à un haut fonctionnaire français, donc de Vichy. La phrase exacte était « Vous vous enrichissez à la suite de la défaite de votre pays que vous avez bradé, vous êtes un charognard » .
Et dans la foulée, il refusa de signer l’abandon de ses autres biens (il était déjà assez riche) qui furent mis sous séquestre car il ne voulait surtout pas adopter le « profil bas » . Ce qui lui valut d’être expédié, et nous avec lui, dans sa villa de La Goulette, construite en 39, dans une sorte de « résidence surveillée » . J’étais alors toute petite mais il me revient quelques flashs de cet hiver à La Goulette. Je crois qu’Yvan prenait le train tous les matins pour aller à l’école – le TGM, ( Tunis- Goulette- Marsa ) l’ancêtre du TGV…
Et le Palmarium fut bombardé en 42, pendant l’occupation de Tunis par les allemands qui dura sept mois. Une mauvaise information fit que les Anglais qui arrivaient par la Lybie, pour libérer Tunis, ont cru que la salle était bourrée d’Allemands. En fait, elle était vide ; le Palmarium fut rasé par la RAF ; seuls deux passants « innocents » eurent malheureusement rendez-vous avec la mort ce jour-là .
Je me suis un peu trop étendue, enfin, tant pis .
Donc Tunis est libérée ; Maurice récupère ses biens, le Mondial, sa villa qui entre temps a été occupée par un couple de collabos français, puis par des soldats américains.
Mais lui n’avait qu’une idée en tête, reprendre sa concession, son Palmarium, le faire reconstruire, il a traversé toutes les difficultés ; il n’y avait rien pour l’arrêter. Entre son bagout, le don qu’il avait de convaincre, son assurance, et sa notoriété dans le spectacle, il avait tous les moyens de combattre.
Du reste, c’était la période où il était au mieux avec les Autorités Militaires de l’époque car il assurait souvent le « Loisir aux Armées » – ce qui lui donnait ses petites entrées à l’Etat-Major ; à l’entendre il était presque à tu et à toi avec le Général Blanc.
Dés qu’il eut le feu vert pour la reconstruction, il vint à Paris, peut-être en 46/47 . Je sais que juste avant nous avions fait un voyage, Papa, Maman, Yvan et moi, sur le bateau « Gouverneur Général Chanzy » pour aller à Vittel où nous avons fait la connaissance des Morabito qui devinrent les premiers maroquiniers de Paris et d’excellents amis de mes parents pendant très longtemps
A Paris, je ne sais quel patron de firme cinématographique lui parle d’une famille d’architectes, mari, femme et gendre : monsieur Demontaux, madame Gorska, son épouse, et monsieur Lesoufaché, le gendre (on croirait le jeu des sept familles).
A Tunis, on lui avait donné « carte blanche »; de toute façon carte blanche ou carte orange ou carte vermeille, il avait mis dans sa poche, voire anesthésié, tous ces pauvres fonctionnaires de la Mairie de Tunis, pour la plupart des corses, nonchalants et lymphatiques, qui ne pensaient qu’à l’anisette et à la sieste, incapables de résister à cet ouragan.. El Ninio.
Quelle époque ! même moi je m’en souviens !
Il a passé des mois sur ce chantier ; il savait tout sur tout : l’architecture, les plans, le béton, les fondations … Je ne sais combien il y eut de bagarres, de coups d’éclat, de conspirations même pour lui enlever sa concession. Bref, cette construction qui débuta dans l’entente la plus cordiale se termina dans un sac de nœuds de vipère ; tout le monde était contrarié, fâché .
Ordres et contre-ordres se bousculaient toute la journée sur le chantier, et plus personne ne savait qui était l’entrepreneur, l’architecte ou le commanditaire …
Enfin arriva la fin de ce chantier et enfin le soir de l’inauguration. Tout ce que Tunis comptait de personnalités se pressait, en tenue de gala, dans le somptueux hall de marbre. Mon père en queue de pie et nœud pap, ma mère dans une magnifique robe noire en organza et velours, avec mantille assortie, s’il vous plait, étaient très élégants et on aurait pu espérer que tout était rentré dans l’ordre. Mais le pire était à venir : Le Maire de Tunis qui se chargea de présenter, sur la grande scène (somptueuse) tous les protagonistes de cette construction, architectes, entrepreneurs, et autres…congratula et félicita tout ce beau monde, sauf… Maurice Sitruk, dont il ne prononça même pas le nom ! Crime suprême ! Horreur absolue ! Jamais mon père ne pardonnera ; et il fit à ce pauvre Maire – qui était son interlocuteur direct à la mairie – une vie tellement amère jusqu’à son départ que le pauvre homme dut jeter l’éponge avant la fin de son mandat.
Bon, voilà pour le Palmarium .
Et ce fut « l’âge d’or » pour Maurice, pour le Palmarium et pour Tunis. Les plus grands films devaient passer dans cette salle à commencer par « Autant en emporte le vent ». Et tous les autres films de la Metro Goldwin Mayer, de la Warner Bros, des Artistes Associés, d’Universal… Il n’y avait que la Paramount et la Columbia qui ne traitaient pas avec mon père – ce qui le mettait en rage : « Ces traîtres, ces vendus, qui donnaient leurs films à la concurrence. »
Parallèlement, la guéguerre « Ville de Tunis – Maurice Sitruk » se poursuivait. A un moment, en plein hiver, les souffleries du Palmarium ne fonctionnaient plus, donc plus de chauffage !
Or, croyez-moi, quand il faisait froid à Tunis, on se gelait vraiment. La Mairie considérait que mon père devait payer les réparations ; et lui que c’était à elle de le faire. Et, en attendant, les spectateurs grelottaient. Néanmoins la salle était pleine… Aussi, Maurice, plus sûr de lui que jamais, fit passer cette publicité dans les journaux :« le Palmarium, la salle chauffée par le public ». Ce slogan fut repris par le « Canard enchaîné » .
Du reste, Maurice n’était pas à son premier essai dans le registre du tapage publicitaire ; je devrais dire du culot …Car il avait fait encore plus fort quelques années auparavant :
Un journal de Tunis publia durant plusieurs jours le pavé suivant : Elle arrive, Elle arrive ! »
Quatre ou cinq parutions successives sans qu’on sut qui arrivait, ni quand , ni où..
Mais mon père se saisit de cette opportunité, de cette « arrivée » pour faire passer dans les journaux cette publicité : « Elle arrive, Elle arrive, la Fille du Bédouin …. au Cinéma le Mondial » . Il avait tout simplement détourné, à son profit, la publicité de la Nouvelle Bière Stella. Je ne sais pas comment il s’en est tiré sans procès .
Comme on l’a vu, son contact facile avec les gens de toute catégories et de toutes conditions, l’amenait à fréquenter toutes les strates de la société ; aussi était-il très lié au Bey de Tunis.
Il allait souvent rendre visite au monarque, dans son palais de Carthage. Je me souviens très bien l’avoir accompagné plusieurs fois. On entrait dans la salle du Trône, le Bey sur son siège, « trônait comme il se doit » comme dirait Charles Trenet, entouré de deux bouffons, nains bien entendu, mon père baisait la main de Sa Majesté, et moi je faisais la révérence .
Le Bey demandait toujours à mon père qu’il lui racontât ses voyages, et lui demandait souvent de rechercher, pour lui, des objets originaux, pour ses collections . Ayant entendu parler, un jour, d’un « Diamant Jonquille »(diamant jaune soleil, rarissime à l’époque), son caprice du moment était d’en avoir à tout prix .
Grâce à cette commande, nous fîmes Papa, Maman et moi (Ah, je n’étais pas à la traîne) le tour des joailliers, Place Vendôme, évidemment . Et du fait de cette demande extravagante pour l’époque, (ce diamant n’est plus si rare à présent) nous fûmes reçus chez « Chaumet », par le joaillier lui-même, qui nous fit visiter sa collection privée.
Mais la Jonquille resta introuvable, sauf une fois, mais si chère que le Bey lui-même y renonça.
Dans une autre occasion, Maurice racheta la Delage (carrossée par Ghia) que le Bey avait commandée pour son épouse… à qui elle ne plaisait pas. Magnifique berline, au capot très allongé, toute doublée de cuir et garni de bois.
Nous fîmes plusieurs voyages avec elle, notamment toute l’Italie, au cours duquel, sur un col de montagne, Maurice ne trouva rien de mieux que de dévisser le bouchon du radiateur parce que la voiture fumait. Il reçut une douche brûlante sur le bras ; par chance, nous étions accompagnés par les grands amis de mes parents, le docteur Hababou-Sala et sa femme ; il avait sa trousse de pharmacie avec lui…ce qui sauva le bras de mon père .
Deux jours après nous reprenions la route, Papa avait le bras en écharpe et son béret basque (il adorait les couvre-chef, tout comme moi d’ailleurs, sans parler de ma mère qui en avait une collection) et il tenait encore à descendre sur la Riviera que diable !!
Que diable, rien ne l’aurait arrêté ! et autour de lui personne ne bronchait… Il aimait tellement la Côte d’Azur ! C’est là que nous avons pu assister, grâce à la Metro Goldwin Mayer, à un festival de Cannes …. Et c’est comme ça qu’on a pu « les monter ».
Que sa vie de nabab ne se soit pas terminée là-bas, reste pour moi un grand étonnement et aussi un regret pour lui et pour ma mère .
Aujourd’hui, alors que tous ces souvenirs me reviennent, je ne comprends pas ce qui a pu se passer. Enfin, c’est comme ça !!!
Bon, il faut conclure ou … re-conclure .
La fin du premier chapitre me plaisait bien, avec le Paradis où il était très content que cette histoire soit ainsi racontée. Alors je pense qu’il y en a deux autres qui doivent afficher un petit sourire complice. Maman d’abord qui était présente pendant tout ce récit et qui m’a peut-être soufflé ce que j’aurais pu oublier ; et bien sûr, Yvan qui aurait pu écrire tout cela mieux que moi avec plus de détails et plus de joie, avec cet enthousiasme et cette admiration, cet amour qu’il avait pour Papa.
Et comme Franck Sinatra qu’il adulait, il aurait ajouté « I feel my heart so young …. »


Et puis ce fut la paix, avec le déferlement des films américains dont Yvan était fou ; il en connaissait les musiques, les paroles et il apprenait l’anglais grâce à elles. Et il le parla fort bien . Toutes ces grandes firmes holywoodiennes nous les connaissions parfaitement, et tous ces acteurs étaient comme des membres de la famille… C’est fou la culture que nous avons puisée la-dedans.

Maurice Sitruk fit alors reconstruire le Palmarium, casino municipal dont il était concessionnaire avant guerre et qui avait été bombardé par les anglais vers la fin de l’occupation allemande . Alors là, le Palmarium et Maurice Sitruk, c’est la plus grande histoire d’amour de sa vie…..un peu comme Gilbert Trigano et le Club Med…

Le Palmarium, la plus grande salle d’Afrique ! Il fit venir à nouveau les plus grandes vedettes du moment et celles qui devaient le devenir. C’est fou , ces dîners après le spectacle !
Patachou et Jacques Brel, Sacha Distel. Yves Montand, Bécaud, Aznavour, Paul Anka, Bill Halley et ses Comet’s…Il y eut une émeute à Tunis quand les Platters débarquèrent en ville. Jacques Hélian et son orchestre firent un triomphe et Jean Marco avec eux. Beaucoup sont inconnus aujourd’hui, mais à l’époque c’étaient des « Stars ».


Et tous ces voyages fabuleux dans lesquels il nous emmenait Maman et moi avec parfois Yvan…qui voyageait plutôt de son coté . Imaginez ! Comment pouvait-on laisser les cinémas sans qu’au moins un Sitruk soit là ?
Ces voyages, ces palaces, ces théâtres, ces restaurants, ces casinos quels souvenirs ! A Cannes au Palm Beach, il tendait, seigneurial, les clefs de la Studebaker en hélant le voiturier par son prénom : "Max » si je me rappelle bien .
Et nous entrions dans le hall, qui en smoking qui en robe du soir… Un jour il y avait là Ray Ventura avec sa famille. C’était un chef d’orchestre mondialement connu qui avait écrit de très nombreuses chansons à succès après-guerre et qui avait eu l’intuition et l’intelligence (flairant l’antisémitisme) de partir en 39 avec tout son orchestre au Brésil pendant toute la durée de la guerre.

Il avait un formidable contact avec les gens. Un soir , sur le quai de la gare à Cannes, attendant justement comme nous trois le départ du fameux « Train Bleu » pour Paris, il y avait ce couple de légende qu’était Michèle Morgan et Henri Vidal. Maurice ne se démonte pas , va vers eux, se présente comme le premier exploitant de cinémas d’Afrique et, avec son aplomb habituel et son assurance de légende, engage la conversation, discute avec eux comme s’il les connaissait de toujours…et eux se prêtent complaisamment au dialogue…c’était finalement très sympathique et naturel. Et je me rend compte, seulement maintenant, que cela je l’ai appris de mon père : On peut parler à tout le monde si l’on reste soi-même et si l’on ne quémande pas .

Jacques me demandera sûrement de parler des pare-brise…Mon père était un collectionneur ; un collectionneur de quoi ? un collectionneur de tout. depuis les ventes de Drouot, comme celles du Marché aux Puces et jusqu’au marchands de livres complètement pourris des souks. Donc, il y a eu la période des pare-brise . je ne sais pas comment ça lui a pris, mais il est mis à aller chez des ferailleurs pour acheter tous les pare-brise des voitures désossées afin de décorer le café-bar du Palace, l’un de ses cinémas .Il en mettait sur tous les murs faisant poser en dessous des papiers de couleur ou imprimés, tous différents les uns des autres . On restait sans voix devant ces murs surréalistes … Remarquez que ça se passerait dans un musée moderne, aujourd’hui, les critiques unanimes (peut-être) crieraient au chef d’œuvre.
Alors Jacques, pour l’anniversaire de Dady, comme on l’appelait depuis qu’il était grand père, Jacques donc, décide de lui faire une surprise. Le voilà parti, avec son ami Gérald, chez le ferrailleur des environs de Tunis. Il y avait encore des centaines de pare-brise et Jacques demande : » Est-ce que vous connaissez Maurice Sitruk ? » Je ne connais que lui répond le marchand, il m’achète tous mes stocks de vitres » Et Jacques de dire « voilà, monsieur, je voudrais lui faire une surprise pour son anniversaire, alors pourriez-vous me vendre un pare-brise, le plus beau que vous ayez… »
Autant vous le dire, tout le monde a éclaté de rire, et le gendre de Maurice a emporté une pièce pas trop encombrante qu’il a empaqueté avec amour dans un superbe papier Hermes. Et Maurice ouvrant le paquet, disant qu’il ne fallait pas faire de folie pour lui, a découvert le cadeau qu’il accueillit avec un rire énorme, montrant combien il avait d’humour. Bien sûr, il a eu sa cravate Hermes, juste après .
Pour finir, l’apothéose, car il faut bien s’arrêter, - je ne veux pas écrire un livre – je veux seulement laisser quelques « bons »souvenirs de mes parents .
Au fait, je n’ai pas beaucoup parlé de ma mère ; elle n’a pas toujours eu la partie facile avec lui, malgré la fortune ; mais je crois qu’elle l’aimait vraiment, et ça c’était déjà du soleil dans sa vie.
L’apothéose, ce fut le voyage aux Etats Unis, en 1956. Queen Mary 1 à l’aller et Queen
Elisabeth au retour, tout un faste un luxe… toutes ces connaissances qu’on faisait sur le bateau… car vous l’avez compris Maurice parlait à tout le monde…et en anglais . Et puis, à New York, l’hôtel particulièrement chaleureux, les places pour les théâtres et les shows qui nous y attendaient -particulièrement les opérettes, surtout en toute première, « Oklaoma », un grand succés mondial, les invitations à déjeuner et à dîner avec les dirigeants de cinéma . C’était magnifique.
je ne sais pas si, à l’époque, je réalisais quelle vie extraordinaire il nous donnait. Je ne sais pas si nous étions conscientes de toute la reconnaissance qu’on lui devait.
Mais ce que je sais, et j’espère ne pas me tromper, c’est qu’il doit être content dans son coin de paradis que tout cela soit transmis, recueilli et raconté à ceux qui me l’ont demandé.