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Ouvrez vous à l’espérance vous qui entrez dans ce blog !

Et ne vous croyez pas obligés d’être aussi puissants et percutants que Dante. Si vous avez eu plaisir à lire les lignes qui suivent et s’il vous est arrivé de passer d’agréables moments à vous remémorer des souvenirs personnels heureux de votre vie en Tunisie ; si vous éprouvez l’envie de les partager avec des amis plus ou moins proches, adressez les -- sous une forme écrite mais la voix sera peut-être bientôt aussi exploitable -- à l’adresse : jean.belaisch@wanadoo.fr et vous aurez au moins le contentement d’être lus à travers le monde grâce à l’internet et à ses tentacules.

Vous aurez peut-être aussi davantage c'est à dire que d’autres personnes, le plus souvent des amis qui ont vécu les mêmes moments viendront rapporter d’autres aspects de ces moments heureux et parfois corriger des défaillances de votre mémoire qui vous avaient fait prendre pour vérité ce qui était invention de votre cerveau émotionnel.

Ne soyez pas modestes, tout rappel peut être enrichissant, n’hésitez pas à utiliser votre propre vocabulaire, à manier l’humour ou le sérieux, les signes de richesse (y compris intellectuelle) ou les preuves de la pauvreté (y compris d’un moral oscillant). Vous avez toute liberté d’écrire à la condition que vous fassiez preuve de responsabilité puisque d’une façon ou d’une autre nous représentons tous un groupe de personnes qui a aimé la Tunisie et qui a pour d’innombrables raisons, choisi de vivre sur une autre terre.

Bienvenue donc et écrivez dès que vous en sentirez l’envie.


Un des responsables de ce qui pourrait aussi devenir un livre, si vous en éprouvez le désir !

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dimanche 5 septembre 2010

SEFARADES ET ASHKENAZES : une chronologie décalée par Jean Belaisch

SEFARADES ET ASHKENAZES : une chronologie décalée

La spécificité tunisienne vue à travers une expérience familiale

Jean Belaisch

Ce texte ne cherche en aucune façon à être exhaustif. Ce n'est pas un travail universitaire. C'est une tentative, à partir de souvenirs familiaux, de ma vie en Tunisie et de ce que j'ai appris plus tard de mes amis, d'expliquer l'efflorescence et la transformation rapide d'un groupe humain, des juifs tranquilles vivants en circuit fermé en Tunisie, à partir du moment où s'est ouvert pour lui un accès à la culture européenne.

Première remarque que je dois à Daniel Cattan, la majorité des juifs tunisiens ne sont pas stricto sensu des séfarades. Ils ne sont pas passés par l'Espagne. Ils sont vraisemblablement venus de Palestine par la cote. Mais le pli est pris de séparer les "juifs de la méditerranée parfois appelés juifs arabes" de ceux qui ont pris pied en Europe. Et pour ma part le terme de juifs d'Orient alors que nous vivions à l'ouest d'Israël, me paraît tout à fait erroné.

Deuxième et petite note. J’avais cru que les quelques réflexions humoristiques que je me suis permises dans ce texte étaient immédiatement déchiffrables. Mes petits enfants m’on convaincu, comme je le savais déjà que mon "humour" n’est pas compris par tout le monde, en tous cas pas toujours par eux. Ils m’ont suggéré, ce qui est assez original, de faire précéder ces phrases par un idéogramme -;) qui annonce le deuxième degré. Je me suis plié à ce vœu en demandant aux lecteurs avertis de pardonner ce petit jeu familial…mais il s’agit bien ici, on le verra aisément, d’une histoire de famille.

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La lecture du prestigieux recueil de conférences prononcées par Jorge Semprun entre 1986 et 2005 : Une tombe au creux d'un nuage, m'a donné envie de me lancer dans cette réflexion. Dans plusieurs de ses exceptionnels exposés, il insiste sur le rôle joué par l'élite des penseurs juifs dans l'évolution de l'Europe surtout depuis le 18ème siècle. A la même époque les Séfarades en Tunisie ne semblent pas avoir occupé de positions leur permettant de jouer un rôle analogue pour l’Afrique, très loin de là même.

Ces réflexions à propos d'un décalage chronologique qui me parait, peut-être à tort, impressionnant, sont soutenues par l'idée de les inclure dans notre blog afin de recueillir certes des commentaires, mais surtout des critiques de personnes compétentes et de susciter chez celles-ci, si elles estiment le thème intéressant, le désir de rédiger une comparaison plus documentée et substantielle.

La connaissance du judaïsme européen et surtout de ses élites par Semprun et l'expérience personnelle, malheureusement plus réduite, que j'ai de nos juifs Séfarades en Tunisie réduisent la validité de ces propos. Cependant il semble que les grandes lignes de la comparaison exposée ici comportent une part de réalité à partir de laquelle on peut avancer.

Les juifs d’Europe comme d'Afrique et plus précisément de la Méditerranée en général se définissent par la grande pauvreté d'une importante composante de la population -ce que ne savent pas ou ne veulent pas savoir les antisémites constitutionnels-. Celle-ci est logée dans le schtetl, la Hara, le Mellah et vit à l'étroit dans des logements insalubres dont on voit des exemples désormais vides -car tous sont partis en Israël- en Ouzbékistan, à Boukhara ou à Samarkand.

Si les grands rabbins de Prague de Cracovie ou de Galicie ont marqué leurs communautés par leur connaissance de la condition humaine et de son imprévisibilité, et ont laissé des traces impérissables même dans la littérature mondiale, les grands rabbins de Tunisie, doués de la même sagesse, ont été plutôt l'objet de culte et sont révérés pour les miracles qu'ils ont accomplis en leur temps. Comme les saints chrétiens, ils étaient invoqués dans les conditions de danger imminent: "Rabbi Eliaou Taieb maa na :" Rabbi Taieb sois avec nous !

Passons maintenant aux juifs de rang social ou universitaire élevé, sujets de descriptions laudatives ou fortement dépréciatives par leurs contemporains selon la tolérance de ceux-ci aux éléments étrangers.

Les juifs d'Europe se sont frottés à l'élite intellectuelle chrétienne qui les entourait au cours des siècles de leur cohabitation. Dès le 17eme siècle, ils se sont hissés aux plus hauts niveaux, Heinrich Heine, né en Allemagne et mort à Paris en est un des exemples célèbres. En France, Brunschwig, Bergson, et plus près de nous,Yankelevitch, Levinas appartiennent à la catégorie des philosophes les plus écoutés. En Allemagne, Husserl est manifestement le plus admiré de Jorge Semprun, sa réputation est en effet exceptionnelle puisqu'il a rénové, avec sa phénoménologie, l'ensemble de la philosophie moderne. Dans le champ de la littérature, les Heine, plus tard Jakob Wasserman, Stefan Zweig, Arthur Schnitzler, Israël Zangwill, Thomas Mann puis Arthur Koestler ont apporté leur richissime contribution à la compréhension des convulsions de l'Europe. Quant à la France il suffirait de nommer Proust, même s'il n'était qu'à demi juif pour marquer deux siècles. - ;) Einstein lui aussi, démontre la capacité de l'esprit juif à trouver les lois de la terre que Dieu a créée pour les hommes. Et ses théories absolument nouvelles ont au début été combattues plus en raison de ses origines ethniques que par des arguments purement scientifiques, (ce qui est moins su est qu’il a également existé une pègre juive ashkenase si l’on en croit Gershom Sholem qui, dans une interview publiée dans le cahier de l’Herne qui lui est consacré, la décrit avec beaucoup d’humour).

Mais parallèlement ces juifs du nord se sont convertis (Husserl, Mendelssohn, Bergson…Malher) et ont abandonné les traditions familiales. Non pas, peut-on penser, parce que la religion qu'ils adoptaient leur paraissait plus proche du vrai : -;) Jésus a ressuscité pour que le monde ne change pas d'un iota et que des combattants soient bénis en son nom avant de s'entretuer en croyant bien faire pour leur pays et leur église. Mais vraisemblablement parce que c'était la religion du milieu dans lequel ils vivaient désormais et qu'ils ne croyaient plus assez dans les dogmes de la religion des hébreux pour accepter les inconvénients que leur appartenance au monde juif leur apportait sans la moindre compensation ou pour prendre le temps de les étudier.

Que se passait-il chez les séfarades durant ces années?

Nous laisserons de côté les Séfarades de Turquie, Grèce, ou des Balkans en général, qui font assez clairement partie d'un groupe à part. De même pour ceux d'Espagne, qui ont donné leur nom à ce groupe humain dispersé. Tout le monde connaît l'âge d'or qu'ils ont vécu puis la période amère de leur longue disparition. Ils ont produit dans un moyen âge européen obscurantiste des philosophes, des poètes, des médecins célèbres, des financiers internationaux. Ils ont essaimé et Spinoza est un de leurs descendants en Hollande. La mère de Montaigne était une marrane et Cervantès aussi vraisemblablement. Tout le monde le sait mais mieux vaut le rappeler comme me l’a signalé Henri Slama.

Les juifs égyptiens et en particulier de la célèbre Alexandrie ont probablement suivi la même évolution que ceux de Tunisie, il serait néanmoins prétentieux de l’affirmer.

Nous nous attacherons donc ici à ce groupe restreint de juifs demeurant en Tunisie depuis des millénaires et semble-t-il dans un état d'immobilité socio-culturelle quasi absolue.

Personne ou presque parmi eux ne se convertissait et les mariages mixtes étaient si rares, même 200ans plus tard, qu'on en parlait à mots couverts, pendant des mois ! Mais à partir de la fin du 18ème siècle tout a changé et nombre de juifs ont cherché à s'extirper de la gangue dans laquelle ils étaient englués. En fait le premier combat des "israélites" animés par un désir de progrès, a été mené avec acharnement contre la pauvreté. Le but était clair : quitter les quartiers déshérités où leurs ancêtres avaient vécu depuis des temps immémoriaux. Quelques familles très aisées avaient certes, toujours vécu dans le proche environnement des beys, par exemple les collecteurs d'impôts, mais ils ne représentaient qu'une petite poignée. Et c'est parmi les autres que se recrutèrent les pionniers qui ont fait des pieds et des mains à partir des débuts du protectorat pour parvenir à une certaine aisance. Presque immédiatement, dès leurs premiers succès, ils ont envoyé leurs enfants dans les écoles françaises.

Avant 1881, le retard par rapport aux juifs ashkénazes d'Europe était littéralement écrasant. Il n'aurait jamais été question lors des réunions de famille de discuter des impératifs de Kant ou de joutes intellectuelles sur les absurdités de la destinée humaine. La majorité des garçons (ne parlons pas des filles !) allaient dans des Kettabs où on leur faisait ânonner des prières dont il n'était pas toujours question de leur donner les explication sur leur sens, tant la langue sacrée devait rester à l'abri de réflexions profanes. Du point de vue de Sirius il ne devait pas y avoir beaucoup de différences avec les écoles coraniques telles qu'elles ont persisté, même après la deuxième guerre. Ce n’était cependant pas le cas des kettabs de la région de Djerba où la religion était une inspiratrice de tous les instants et son étude toujours approfondie.

Mais ils apprenaient tous à lire et c'était là déjà un avantage crucial. Ils lisaient ainsi à l'âge adulte des livres imprimés en caractère hébreux et dont le texte était rédigé en judéo-arabe. Les filles et donc les femmes, elles, ne devaient rien savoir donc rien apprendre, ce qui rendait bien plus simple la vie de leurs contemporains masculins !

Il faudrait ici écrire un double et très long panégyrique. D’une part pour l’institution de l’Alliance Israélite Universelle qui a contribué remarquablement à l’acculturation des juifs d’Afrique du Nord. Il est littéralement impossible de magnifier son apport jusqu’à la hauteur de son mérite. Et d’autre part aux autorités rabbiniques qui étaient conscientes de la perte d’influence qui pourrait découler de la présence d’écoles modernisatrices et qui ont tout de même accepté que l’Alliance prenne pied en Tunisie, en pensant aux bénéfices qui s’ensuivraient pour leurs ouailles. Elles le méritent amplement mais ce n’est pas ici l’objectif principal de ces lignes.

Avec une extrême rapidité, les enfants, garçons et filles des familles qui avaient devant elles de quoi manger pour les 2 à 3 jours suivants, étaient poussés dans les collèges et lycées français qu'ils "colonisaient" à leur tour. Ils passaient leur certificat d'études primaires puis, pour les filles, au début leur brevet simple puis supérieur ou pour les favorisées et les garçons, leur baccalauréat ; et il est inutile de dire ici le rôle majeur joué par le très fameux Lycée Carnot de Tunis dans ce bond en avant. Dès la fin de la Grande Guerre ils entreprenaient des études supérieures qui impliquaient un séjour en métropole donc un minimum de possibilités pécuniaires pour leurs parents prêts d'ailleurs à faire pour eux les plus grands sacrifices. Des sacrifices qu'ils cachaient avec des précautions de sioux à leurs proches qui sans cela auraient vite su que la famille vivait aux limites discréditées de la pauvreté.

Ici encore sauf exceptions, le but était tout autre que la recherche pure, dont Einstein après l'acception de ses premiers travaux pour publication, est devenu l'exemple universel, c’était celui d'une profession non seulement profitable, mais si possible destinée également à faciliter le développement des entreprises familiales ! Et les premiers avocats, architectes, médecins juifs pouvaient revenir en Tunisie où ils étaient assurés de trouver dans leur environnement familial, les clients avec lesquels ils se sentiraient en communauté (c'est le mot adéquat) de pensées.

Cependant, aucun grand écrivain ou penseur ou artiste comme à la même époque les ashkénazes en avaient engendré, n'avait fait éclater la gangue bien maillée de la tradition. Quelques-uns de nos juifs tunisiens ont tout de même été très loin, par exemple Elie Léon Brami qui avait créé la revue méditerranéenne où les plus grands esprit de son temps de France et également du pourtour de notre mer intérieure avaient écrit, et qui plus tard en 1941 avait ouvert une galerie de tableaux : Sélection. Dans ce domaine également une poignée de peintres de grand talent, les Levy, les Lelouche, étaient parvenus à une célébrité qui devait dépasser les limites de la Tunisie, mais ils étaient, redisons-le, l'exception.

Note en bas de page

Cependant en Tunisie et surtout à Tunis, une colonie juive vivait en autarcie, murée dans sa supériorité culturelle et financière bien réelle et fruit d'une longue collaboration avec l'Europe.

- ;) Elle était nommée portugaise et de ce fait parlait l'italien qui était la langue maternelle de la grande majorité des guernis ou granas, comme chacun l'a compris. Certes ils étaient des Séfarades (au sens propre du terme) mais européanisés de très longue date grâce à leurs relations étroites avec l'Italie, et spécialement la ville de Livourne. Ils en imposaient par leur comportement empreint de noblesse et parfois d'affectation. Ils représentaient donc le no man's land de Tunisie entre l'Europe et l'Afrique, nous n'y reviendrons pas. On pourra trouver ailleurs dans ce blog un développement de ce thème.

Ainsi, la majorité des juifs tunisiens était bloquée depuis des millénaires dans un état de misère et de pauvreté intellectuelle -par les effets conjoints de la religion juive et par l'immobilité des institutions musulmanes à qui ils avaient du leur survie plutôt pacifique malgré quelques rares épisodes sanglants-.

On a écrit, m'a appris Josette Violaine Lumbroso, que cette immobilité généralisée d'une civilisation qui avait été si brillante et fastueuse avait été le "fruit" du refus de la révolution guttenbergienne. Cette hypothèse a le mérite de la simplicité et de la profondeur à la fois. Est-elle acceptée par l'élite intellectuelle musulmane? C'est là une question fondamentale. En tous cas elle peut en partie expliquer la suite des événements chez les juifs tunisiens qui comme tous leurs corréligionnaires savaient lire.

Car la population juive tunisienne, dès qu'elle a eu un large accès aux livres avec l'arrivée des français, a fait un saut prodigieux amenant une grande partie d'entre eux à un niveau de culture européenne et universelle alors qu'il avait fallu des siècles aux ashkénazes pour y accéder.

Les quelques représentants des juifs européens qui avaient fui l'Allemagne ou la France, les docteurs Loewy par exemple, avaient gardé une avance certaine non par leur culture mais dans la distinction des manières tout comme les "grands Guernis".

En revanche, ceux que l'on appelle désormais couramment les Tuns ou Tunes conservaient généralement un accent d'au delà de la méditerranée bien reconnaissable et un comportement bon enfant, extraverti, généreux souvent, qui n'excluait pas un esprit d'entreprise –peut-être parfois trop apparent- dans les domaines les plus divers.

Une condition des plus ouvertes sur l'avenir donc, sauf pour les jeunes filles qui restaient enfermées dans leur cercle familial étroit et tatillon, figé comme au cours des siècles précédents. Les professions commerciales leur étaient interdites, seules celles de l'enseignement trouvaient grâce aux yeux des parents. Quelques fortes têtes parvenaient néanmoins à devenir avocates ou très rarement médecins (les jeunes femmes européennes de Russie par exemple ou même des Etats Unis avaient eu à surmonter les mêmes obstacles mais plusieurs années auparavant). Leur destin était scellé : tomber sous la puissance maritale; sort commun avec les demoiselles ashkénazes de leur époque et encore aujourd'hui dans tant de pays en développement !

Cependant de nombreuses jeunes filles de Tunisie des classes moyennes se démarquaient de toutes les autres personnes de sexe féminin par leur avidité pour la lecture et leur soif de connaître le monde. En matière de littérature française nombre d’entre elles avaient lu aussi bien Maurice Dekobra que Chateaubriand et Henri Bordeaux, pour ne pas citer les grands classiques Racine et sa Bérénice Victor Hugo et son Esmeralda! et Romain Rolland et Joseph Kessel avec son équipage… Ma tante n'hésitait cependant pas à lire les livres qui décrivaient en termes ésotériques les positions amoureuses les moins orthodoxes. Mais c'était après son mariage!

C'était surtout leur connaissance de la littérature mondiale qui était impressionnante. Les écrivains juifs allemands cités plus haut ne l'ont pas été par hasard et pour le plaisir d'écrire une énumération à la Prévert. L'exemple de ma tante Alice et de ma mère qui se passaient leurs livres avec des commentaires privilégiés sur les amours des héroïnes aujourd'hui célèbres, me chagrinaient toujours en me montrant mon ignorance de l'âme féminine. Les anglais les plus arides ne les rebutaient pas et elles m'ont initié à la lecture de Aldous Huxley ou de Bertrand Russel. Les lointains scandinaves telle que Selma Lagerlöf étaient l'objet d'une vénération qui n'était pas uniquement le fruit de son prix Nobel. Même les auteurs peu connus comme ceux de Roumanie ou Bulgarie tel que le sulfureux Panait Istrati attiraient leur intérêt. Quant aux auteurs américains ils étaient le sujet de conversation de toutes les femmes de la famille en particulier Faulkner. Le souvenir qui m'a marqué est celui de "Une tragédie américaine" de Théodore Dreiser que Woody Allen a si génialement plagiée dans son Match Point en se contentant d'en inverser la fin. - ;) Il avait de bonnes raisons de penser que seuls quelques enfants de ces jeunes femmes de Tunisie seraient à même de reconnaître l'origine de son scénario !

" Quand il était enfermé dans la prison, après sa condamnation à mort, tu n'as pas été frappé par une phrase? m'avait dit ma mère à propos de ce livre.

Non je n'avais rien remarqué !

- Lorsque les prisonniers du secteur des condamnés à mort (et le héros du livre, contrairement à celui du film de Allen, avait été condamné à mort) étaient subitement plongés dans une obscurité presque complète, ils savaient alors que l’exécution de l'un d'entre eux était en cours parce que la chaise électrique pompait une énorme quantité de courant ! Ce rappel répété du sort du jeune homme, en partie injuste parce qu’il n’avait pas voulu la mort de sa fiancée, avait beaucoup ému ma mère.

Les auteurs russes n'avaient pas autant de succès pour des raisons qui relèvent du mystère de l'âme humaine pourtant si merveilleusement décrit par ces écrivains.

Y avait-il une spécificité de la jeune fille tunisienne? On peut en admettre la réalité parce qu'elle était la conséquence d'une situation particulière: l'accession à la culture par les longues années de lycée ou collège, l'impossibilité de pratiquer une profession lucrative, un confinement à la manière judeo-arabo-corse de la méditerranée… et la possibilité pour les parents de surveiller leurs merveilles sans en avoir l'air puisqu'elles lisaient à la maison !

J'ai dit ailleurs la surprise d'officiers supérieurs américains, professeurs d'université dans le civil, invités à déjeuner après la libération de Tunis en 1943. Ils étaient demeurés sidérés et l'exprimaient de façon répétitive, devant le savoir sur la littérature de leur pays qui surpassait sur certains points les leurs, de deux jeunes femmes d'un petit pays perdu d'Afrique dont ils n'imaginaient même pas qu'elles aient pu seulement entendre parler de Hemingway ou de Scott Fitzgerald!

- ;) Ce n'est donc que grâce au génie et à la bienveillance active de Habib Bourguiba que la population aisée des juifs de Tunisie ayant choisi d'émigrer en France a pu se plonger dans la science et la philosophie. Elle a gagné des prix internationaux comme Marcel Bessis dont la fortune familiale lui avait permis d'acquérir un microscope électronique et qui a élucidé certains aspects de la structure de l'hémoglobine, ou comme Albert Memmi sorti de la colonisation et qui en a admirablement décrit des aspects dissimulés. Alain Gerard -Pic de la Mirandole- Slama qui a montré la masse immense de connaissances qu'un cerveau humain peut engloutir et restituer à son environnement avec une célérité absolue. Marcel Bismut et José Taieb dirigeant l'Office National d'Etudes Aéronautiques, un autre Bismut, Jean Michel, devenant membre de l'Institut dans la section des mathématiques et un dernier Bismuth, Henri devenant chirurgien des hôpitaux de Paris et professeur internationalement connu. Les élèves du Lycée Carnot à la suite de Roger Cattan et de Fernand Layani, et je ne cite ici que ceux que j'ai bien connus, sont en effet, parvenus aux postes de Professeurs de Médecine : Robert Slama, Robert Zittoun, Robert Modigliani, Robert Haiat, la répétition du prénom n'étant due qu'au seul hasard puis qu'on peut y ajouter celui de Daniel Cattan avant de reconnaître que les anciens et leurs descendants (comme Pierre petit fils de Roger Cattan) ne peuvent désormais être tous cités tant ils sont nombreux, alors qu'auparavant seuls les noms à consonance alsacienne ou germano-polonaise ou des noms de villes allemandes comme Worms, avaient pu accéder à ces postes prestigieux. Et si nous voulons monter plus haut, au prix d'une petite entorse à notre titre et inclure les juifs algériens nous pouvons même dire qu'aux Lwow et Jacob et à Charpak ont succédé les Cohen Tannoudji dans la liste des Nobels. En matière d’art le chemin a également été suivi par exemple par un autre Cohen Boulakia dont le nom peut maintenant se lire dans une avenue où l’on ne trouvait naguère que des Bernheim et de même origine.

EN CONCLUSION

Ainsi les juifs de Tunisie avaient souffert pendant des siècles d'un retard impressionnant dans le domaine intellectuel *.

Ils avaient vécu entassés dans des locaux d'une insalubrité difficilement surpassable. Puis au prix d'efforts que l'on a peine à imaginer tant ils paraissent insensés ou qui témoignaient d'un sens de l'anticipation bien accroché, ils sont parvenus à se hisser hors de ce bourbier. Ce qui n'exclut pas, et de multiples preuves en témoignent, que quelques foyers religieux de haut niveau intellectuel ont pu exister et avoir un retentissement même hors de l'Afrique du Nord.

La France débarque et l'évolution décrite ici, prend un départ certes progressif mais possédant une accélération qui n'a pas du avoir beaucoup d'égales dans d'autres lieux de la planète.

Seul, si l'on peut utiliser cet adjectif, l'immense malheur de la Shoah nous empêche de nous réjouir de ce fulgurant rattrapage des acquis ashkénazes. Heureusement nous restent des –sky, des –baum, des –bré et de l'autre côté des -haim, des –boul ou -bol, des -rief pour que la comparaison puisse se poursuivre.

Mais sa signification n'est plus la même. Il y a bien des raisons de croire que nous appartenons tous à un même groupe humain, quoique les prédispositions à certaines maladies restent différentes, mais les amitiés nouées et les mariages mixtes ont créé un nouveau tissage rendant obsolètes les lignes qui précèdent et qui m'ont donné tant de plaisir et tant de mal à écrire.

Quels seront les nouveaux accomplissements de la nouvelle vague séfarade ou bien que tombera-t-il sur leurs têtes réunies sous la même coupole que celle des ashkénazes de France? Un bourguiba* français ou un raz de marée de conversions suivi ou non d'une Inquisition capable de les poursuivre à travers plusieurs générations ?

Ne répondez pas, l'histoire s'écarte volontiers des chemins les mieux tracés !

* note de bas de page

Ils avaient peut-être même subi un net recul par rapport aux juifs qui seraient dénommés bien des années plus tard "séfarades" qui avaient arrêté leur périple à partir de Palestine à Djerba. Car la culture juive s'était maintenue en cette île à un niveau très élevé. Il y avait aussi probablement eu une forme de déclin au nord de la Tunisie dans le Cap Bon. On avait sans succès, cherché depuis des lustres des traces de la présence juive pendant la période punique. Mais ce n'est que tout récemment qu'on a trouvé à Kelibia (la Clupea latine qui avait sûrement été dotée auparavant d'un nom carthaginois !) une fort belle mosaïque pavant une "synagogue" témoin de la migration des juifs qui avaient peut-être accompagné Didon quittant la Phénicie pour créer Carthage. De même les tombes dans la nécropole juive située dans le cimetière des armées françaises à Gamarth, dans un des plus beaux sites de la région du nord de Tunis, témoignaient d'un haut niveau de civilisation en relation avec la présence romaine. Une régression en rapport probablement avec l'effacement de cette présence a donc eu lieu au cours des siècles.

Deuxième note. "Le génie et la bienveillance active de Habib Bourguiba" ne sont pas obligatoirement des formules ironiques contrairement à ce que j’avais pensé en écrivant cette phrase. Car les juifs séfarades ont été chassés de tous les pays arabes. Et souvent d’une façon brutale et très pénible. Il ne semble pas que cela ait été le cas de la Tunisie. Et peut-être est-ce grâce à l’habileté et à la mansuétude de Bourguiba que ce départ s’est déroulé d’une façon qui somme toute, n’a pas été inhumaine.

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