Bienvenue

Ouvrez vous à l’espérance vous qui entrez dans ce blog !

Et ne vous croyez pas obligés d’être aussi puissants et percutants que Dante. Si vous avez eu plaisir à lire les lignes qui suivent et s’il vous est arrivé de passer d’agréables moments à vous remémorer des souvenirs personnels heureux de votre vie en Tunisie ; si vous éprouvez l’envie de les partager avec des amis plus ou moins proches, adressez les -- sous une forme écrite mais la voix sera peut-être bientôt aussi exploitable -- à l’adresse : jean.belaisch@wanadoo.fr et vous aurez au moins le contentement d’être lus à travers le monde grâce à l’internet et à ses tentacules.

Vous aurez peut-être aussi davantage c'est à dire que d’autres personnes, le plus souvent des amis qui ont vécu les mêmes moments viendront rapporter d’autres aspects de ces moments heureux et parfois corriger des défaillances de votre mémoire qui vous avaient fait prendre pour vérité ce qui était invention de votre cerveau émotionnel.

Ne soyez pas modestes, tout rappel peut être enrichissant, n’hésitez pas à utiliser votre propre vocabulaire, à manier l’humour ou le sérieux, les signes de richesse (y compris intellectuelle) ou les preuves de la pauvreté (y compris d’un moral oscillant). Vous avez toute liberté d’écrire à la condition que vous fassiez preuve de responsabilité puisque d’une façon ou d’une autre nous représentons tous un groupe de personnes qui a aimé la Tunisie et qui a pour d’innombrables raisons, choisi de vivre sur une autre terre.

Bienvenue donc et écrivez dès que vous en sentirez l’envie.


Un des responsables de ce qui pourrait aussi devenir un livre, si vous en éprouvez le désir !

REMARQUE : Les articles sont rangés par années et par mois .

Dans la rubrique "SOMMAIRE" vous ne trouverez que les premiers articles publiés c'est à dire jusqu'à fevrier 2009. Les autres sont classés sous la rubrique "ARCHIVES DU BLOG".

La meilleures façon de trouver un article est d'écrire le nom de l'auteur dans la barre de recherche située en haut à gauche et indiquée par le dessin d'une loupe. Puis de cliquer sur la touche " ENTREE" du clavier. Tous les textes écrits par cet auteur apparaîtront.

jeudi 5 novembre 2009

SLAMA Henri - LE PIGEON DE YTRO

LE PIGEON DE YTRO

Parmi les traditions populaires du judaïsme, il existait une coutume exclusivement tunisienne.

Il paraitrait que, dans des temps anciens, une épidémie de peste ou de cholera ( il y en avait beaucoup alors)qui avait décimé l’enfance juive, avait brusquement cessé le jeudi où à la synagogue on lisait les versets de la paracha ( Exode) relatifs à Jethro, le beau-père madianite de Moïse

En souvenir de cette fin d’épidémie, , les tunisiens avaient fait le vœu de célébrer chaque jeudi anniversaire, la fête de Ytro, ou fête des garçons. Rappelons en passant, pour ne pas faire de jalousie, qu’il existe aussi une fête des filles : seoudat el benat.

Pour cette fête de Ytro, il était d’usage dans les familles d’utiliser, en l’honneur des jeunes garçons toute une vaisselle miniature : couverts, assiettes, verres, bouteilles, petites bougies….. Ce matériel était soigneusement mis de coté toute l’année pour servir ce jour là. Comme pour la vaisselle cacher utilisée à Pessah. Et les familles se le transmettaient de génération en génération.

Les mères préparaient donc une dinette spéciale pour cette vaisselle : minis makouds, pâtes en forme, et des mini gâteaux , manicottes, briks au miel , makrouds.

La vedette sur la table était, je ne sais pas pourquoi, un pigeon, de préférence désossé et farci aux œufs et au poulet.

Je me souviens de l’affolement de nombreuses familles tunisoises projetées brutalement à Paris en 1962- 1963, se trouvant dans l’impossibilité de trouver le fameux pigeon chez les marchands de volailles. Catastrophe. Tout s’écroulait. Comment maintenir les traditions dans ces conditions ?. La construction religieuse s’effondrait faute de pouvoir distinguer entre coutumes, superstitions et religion.

Il me souvient que plusieurs groupes avaient, alors, trouvé en dernière minute, trouvé une solution miraculeuse pour sauver leur pigeon farci. Ils avaient trouvé sur les quais, chez les marchands d’oiseaux, parmi les perroquets et les canaris, des pigeons voyageurs, pigeons bagués et ils avaient acheté tout ce que l’on trouvait dans les cages. Un sacrificateur était à leur disposition à Belleville pour égorger les pauvres bêtes et leur permettre ainsi de respecter leur tradition

P.S. je tiens à la disposition du 1 er demandeur ce qui me reste de cette vaisselle de ma petite enfance

mardi 8 septembre 2009

AVENTURE TUNISIENNE par Henri SLAMA
VACANCES A RAS DJEBEL

Vers 1932-33, mes parents décidèrent de changer de lieu de vacances. Au lieu de la Goulette ou la Marsa, ils choisirent un endroit où l’air était plus pur (la pollution déjà) et peut-être les locations moins chères et moins m’as-tu vu. J’ai nommé le village de Ras Djebel, dans le Cap Bon, tout près des terres de Raf Raf qui donnent des raisins muscats si savoureux.
L’air pur, la mer belle, que demande le peuple ?
Donc un beau jour, ma mère, mon grand-père âgé, mes deux petites sœurs et moi, avec nos valises et nos couffins,embarquons dans un taxi pour la destination rêvée, mon père devant nous rejoindre à la fin de la semaine. Arrivés sur place, pendant que ma mère va chercher les clés de la location chez la propriétaire, nous jetons un regard sur l’endroit. A l’évidence ça aurait pu être un coin du Pakistan ou du Yémen, un village arabe. Pas une fenêtre ouverte, pas un cinéma, ni un café visible. A coté, une fabrique de limonade artisanale et notre maison jouxte la mosquée.
A mon souvenir, il n’y avait dans le village aucun habitant ou commerçant français ou européen.
Sitôt la porte du logement ouverte, ma mère est saisie par une odeur rance de viande séchée qui flotte sur les chambres et qu’elle ne peut supporter. Nous retroussons nos manches. Le grand père avec un seau tire l’eau du puits qui se trouve au milieu de la cour et ma mère et moi lavons murs et sols à grand renfort de produits détergents.
Ma mère se met ensuite à faire les lits pour mes deux jeunes sœurs mais brusquement en soulevant l’oreiller posé sur les draps propres qu’elle vient de placer, elle aperçoit un gros scorpion. Son sang ne fait qu’un tour. Une fois la surprise passée, elle laisse le grand père et mes sœurs dans la cour, me prend par le bras et nous courons chez la propriétaire. Ma mère explique qu’on ne peut pas demeurer avec ce risque d’autant plus qu’il fait très chaud. Mais la propriétaire la rassure avec beaucoup de véhémence. Il ne nous arrivera aucun mal. D’ailleurs, pour nous rassurer complètement elle va nous donner quelque chose qui élimine tout risque. Elle s’absente un moment et nous remet une enveloppe à placer dans les chambres. Et nous pourrons dormir en toute sécurité.
De retour à la maison, ma mère, après avoir hésité un moment, se décide à ouvrir l’enveloppe .Elle contient apparemment des versets du Coran protection indiquée dans les situations de ce genre.
Ma mère, pas trop convaincue décide d’employer d’autres moyens, d’autant plus que mes sœurs tombent de sommeil après une journée si mouvementée.
Elle nous met, tous en rang et frotte énergiquement nos plantes de pieds avec tout le stock d’ail en notre possession. On arrive à dormir sauf ma mère qui reste aux aguets. Et tout se passe bien par la suite.
Notre vie était rythmée par les appels à la prière du muezzin voisin. On avait l’impression qu’il était dans la maison quand sa voix puissante retentissait à nos oreilles, trois fois par jour. Au moins.
Il y avait dans le village, en même temps que nous plusieurs autres familles juives tunisoises, en villégiature.
Ce qui était amusant, c’est qu’il y avait de la viande « cacher » chez le boucher arabe. Malheureusement pour nous, il ne savait débiter le quartier de bœuf qu’à grands coups de hachette, au désespoir de ma mère qui était habituée à la « marjoua », au « malak » ou aux côtelettes du dimanche chez son boucher habituel et n’est jamais arrivée à se faire servir un rôti ou une entrecôte à Ras Djebel pendant tout notre séjour, jusqu’au moment de rentrer à Tunis, avant les grandes fêtes..
Il n’en reste pas moins que la plage était très belle, des étendues de sable blanc, scintillant au soleil, personne à perte de vue sur des centaines de mètres, une mer de rêve et pour y arriver à des kilomètres du village, je montais sur un dromadaire, ma mère sur un âne, traversions toute une série de dunes, pendant que mon grand-père tout en étudiant son Talmud, avait la garde de mes petites sœurs.

jeudi 30 juillet 2009

LES NOMS ROMAINS DES VILLES DE TUNISIE

LES NOMS ROMAINS DES VILLES DE TUNISIE



Lorsque on cherche dans l’internet les descriptions des villes de Tunisie, rédigées dans le but général d’informer les touristes, on trouve des textes remarquablement écrits, documentés et illustrés.
C’est dans ces sites que j’ai trouvé la majorité des noms latins de ces villes dont certains sont connus de tous, comme Sbeitla ou Teboursouk.
Mais on réalise en lisant les historiques de chaque cité à quel point l’histoire romaine s’est en grande partie déroulée sur le sol tunisien. JULES CESAR que nous connaissons pour ses Veni Vidi Vici est souvent venu sur cette terre fertile et y a vaincu comme d’habitude ses ennemis.
Au décours de ces lectures je me suis aperçu que les origine carthaginoises des noms n’étaient jamais données, comme si les romains avaient voulu effacer Carthage et ses murs mais aussi toute l’organisation punique.
Si certains lecteurs plus compétents que moi en histoire de la Tunisie comme du bassin méditerranéen avaient quelques connaissances sur ce sujet je leur serais très reconnaissant de me les communiquer.
D’autre part j’ai à cœur de faire connaître pour ceux qui ont été frappés par la résistance des aqueducs romains un livre vraiment extraordinaire par la beauté des images et les compétences archéologiques de l’auteur : Naïdé FERCHIOU.
Il s’agit de « Le Chant des Nymphes» Les aqueducs et les temples des eaux de Zaghouan à Carthage paru aux Editions Nirvana (3 rue Kenitra 1000 Tunis nirvana.tunis@gnet.tn )
Il mérite qu’on y jette plus qu’un œil, surtout quand on a été l’élève de la mère de l’auteur qui a été professeur au Lycée Carnot où elle a tant œuvré pour la connaissance de l’Histoire et de la Géographie.
Peut-être trouverez-vous curieux l’intérêt porté à ces noms anciens. C’est la transformation radicale des noms qui m’a paru très étonnante et qui contraste si fort avec les modifications subies par les mots latins dans nos langues française ; italienne, espagnoles et portugaise et même roumaine.
Pour ceux qui partagent mon intérêt, voici groupées selon leur évolution d’abord les villes dont les noms dérivent en droite ligne immédiatement perceptible du nom romain. Elles sont rangées par ordre alphabétique .

Bizerte Zarytus (aurait une origine tyrienne)
Chemtou Simitta
Gafsa Capsa (fondée par les Romains au IIe siècle avant J-C.)
Hergla Horrea Coelia
Kerkenna Iles Circinna (hannibal s’y refugia et Sempronius Gacchus y fut exécuté)
Korbous Carpis (les Eaux de Carpis : Aquae Calideae Carpitanae)
Mateur Matarensis
Nabeul Neapolis
Nefta Nysa (l’heureuse de la mythologie)
Roc Kapoudiah Caput Vada
Sbeitla. Suffetula
Sfax Sfakes Thaphura
Tabarka Thrabaka (comptoir phénicien)
Tacape Gabes
Tebourba Thuburbo Minus Thuburbo Minus
Teboursouk Thubursicum Bure
Tozeur Thuzuros ou Tifurus ?

Un exemple qui mérite d’être mis à part pourrait être le suivant tant la transformation est surprenante :
El jamour Oeginures
Et accessoirement
Lemta. Leptis parva





Les autres ne paraissent pas pouvoir être rapprochées d’un nom latin. Ce sont :


Béja Vacca
Cap serrat Appolinis Templum
Djerba Meninx (nom donné à un des points de l’ile des lotophages)
El djem Thysdrus
El Kantara (henchir) ?
Hadrumetum. Sousse
Halk el oued la goletta, la goulette (mais le sens est le même)
Hammam lif aca. pas de correspondant latin trouvé
Kairouan pas de correspondant latin trouvé
Le Kef Sicca Veneria
Medjerda oued Bagradas 75 km en algérie 325 en Tunisie
Medjez el bab pas de correspondant latin trouvé
Mehedia ou Mahédia (débarquement de Cesar contre Pompée) ?
Nefzaoua Chersonèse (de Diodorz)
Ras dimas où sont les ruines de Thapsus (victoire de Cesar sur Metellus Scipion )
Sidi bou chateur Utique
Sousse Hasdrumetum, (Hadrim sous les carthaginois semble-t-il)
Testour pas de correspondant latin trouvé
Zarzis pas de correspondant latin trouvé


Ces recherches fort modestes m’ont fait rencontrer des données qui m’ont paru paradigmatiques de l’histoire de la Tunisie. Les voici en particulier pour ceux qui sont attachés à la ville de Sousse. Et quant à ceux qui se sont souvent demandé où se trouvait « la vieille cité d’Utique, ils trouveront quelques petites informations.

Un rappel : CARTHAGE a été détruite par Scipion Emilien en 146 avant JC

Sousse : Hadrim se libère progressivement de la tutelle carthaginoise en établissant des relations économiques et diplomatiques directes avec Rome dont elle prend le parti durant la Troisième Guerre punique. Après la destruction de Carthage, les Hadrumétins deviennent, selon l'expression d'Appien, les « amis du peuple romain » et la ville, rebaptisée Hadrumète (Hadrumetum), devient une cité romaine privilégiée et libre. En 46 av. J.-C., elle perd une partie de ses privilèges et se trouve frappée d'une lourde amende lorsqu'elle choisit le camp des Pompéiens contre le victorieux Jules César. À la fin du ier siècle, Hadrumète est la première cité africaine à bénéficier du statut de colonie honoraire qui est attribué par l'empereur Trajan. En reconnaissance, des monuments glorifiant le généreux empereur sont érigés : arc de triomphe, théâtre, amphithéâtre, thermes, etc. La prospérité de la ville culmine au iiie siècle sous les règne de la dynastie des Sévères. Le commerce de l'huile d'olive connaît un grand essor après que le fondateur de la dynastie instaure une distribution gratuite et quotidienne d'huile à Rome. La ville frappe même sa propre monnaie. Lorsqu'en 238, la ville soutient l'« usurpateur » Capellien, elle doit subir la répression du nouvel empereur Gordien II. Des monuments publics et des villas sont rasés et le port autrefois si actif perd de son importance. La cité retrouve une prospérité relative lorsqu'en 297 l'empereur Dioclétien fait de Hadrumète la capitale de la nouvelle province de Byzacène qui s'étend sur le centre du pays

Utique : Proche de Mateur et de Bizerte, l’ancienne cité qui était un port maritime est désormais en pleine terre. Ses pierres ont été emportées pour construire Tunis. Il en restait les réservoirs de l’aqueduc. Cet aqueduc était le deuxième de Tunisie.

Jean Belaisch

mercredi 17 juin 2009

LE DESSIN DE VACANCES DU LYCEE CARNOT DE TUNIS

Par le Dr Charles PEREZ


J’ai gardé un souvenir indéfectible de ma tendre enfance, lorsque ma mère, tous les après-midi de sabbat (samedi) allait rendre visite à son oncle qui habitait avec son fils Moumou, sa brue Maïra et sa très mignonne petite- fille, un vaste appartement à Tunis, près de la grande Place des Potiers, à la lisière de la partie arabe (Bab Souika) de la ville.
Je pouvais avec mon frère Albert et la petite cousine, à peu près tous du même âge, jouer à « cache-cache », ou « à qui attrape l’autre », sans que nos parents si occupés à tchatcher ne nous interdisent de courir ou de crier à haute voix.
Il y avait toujours beaucoup de monde dans une des grandes pièce, et la gravité de leur silence ou de leurs conversations à voix basse étaient souvent troublées par nos jeux qui consistaient à s’approcher d’un divan toujours parsemé de grands livres ouverts ou fermés et au milieu desquels se trouvait notre grand oncle( Aziz khali) vêtu à l’arabe et qui parlait avec beaucoup de douceur avec les nombreux hommes présents, habillés aussi à l’arabe, ou à la mode européenne et la tête toujours couverte d’une chéchia noire ou rouge ou d’un feutre à larges bords.
Nous osions même nous approcher de notre aïeul, lui baiser les mains très rapidement, et lui, non moins rapidement, couvrait de ses doigts nos petites têtes pour nous bénir en hébreu.
Notre âge nous rendait indifférents à la gêne que pouvait entraîner notre manège, car il nous arrivait de le recommencer, à l’insu de notre mère.
Notre Aziz khali qui nous aimait beaucoup, paraissait un être fort important, vu le respect et la considération qui l’entouraient.
Nous sûmes bien plus tard son importance quand nous vîmes un jour sous un ciel bas et une pluie fine, les rues qui entouraient sa demeure, noires de monde, et le silence impressionnant
qui y régnait.
Avec beaucoup de précaution et de gentillesse notre père nous fit part de son décès la veille, et nous dit que les plus hautes personnalités françaises et musulmanes étaient venues rendre un dernier hommage avec la foule de fidèles, au plus grand chef religieux de toute la communauté juive du pays depuis ces dix dernières années.
Depuis ce jour, nous allions moins régulièrement rendre visite à son fils Moumou (futur Président du tribunal rabbinique de Tunisie), on nous laissait moins courir dans la vaste demeure, ni nous attarder à regarder avec curiosité la fameuse légion d’honneur avec son ruban écarlate qui lui avait été épinglée sur sa gandoura (étole) blanche immaculée couvrant ses vêtements à l’arabe, par le Résident général de France Mr Lucien Saint.
Cette décoration était toujours recouverte d’une petite cloche en verre et trônait sur un meuble
près de son divan.
Notre grand oncle était en fait le Grand Rabbin de Tunisie Moché Sitruk, et ses pairs du judaïsme tunisien aimaient l’honorer en ces termes : la lumière d’Israël, la couronne des Rabbinims, le diadème des Dayanims.
Tous les journaux ( le Petit Matin, la Dépêche Tunisienne) avaient publié de longs articles sur lui, sa famille, sa piété, sa vaste culture, sa grande compétence de la Halakha ( Règle religieuse), sa grande sagesse, sur les livres qu’il avait écrits, ses nombreuses ‘’responsa ‘’ aux questions posées par toutes les communautés du Maghreb.
Les quotidiens publièrent aussi sa photographie ( la seule qui existait ).
Ma mère s’empressa de la découper et de la mettre dans un cadre approprié, posé sur sa table de nuit.

Les années passèrent et nous quittâmes mon frère Albert et moi, sur notre demande insistante l’école de l’alliance israélite de la rue Malta Srira pour le Petit Lycée Carnot, et mes sœurs quittèrent l’école italienne, appelée l’Asilo, située rue de Rome pour l’école française Armand Fallières.
Ces écoles nous permirent peu à peu de nous éveiller à la langue française et de nous détacher de notre langue maternelle, le judéo-arabe. ( à laquelle un demi-siècle plus tard, j’avais été amené à m’intéresser pour montrer sa vitalité, la truculence de ses proverbes, et surtout de découvrir à mon tour qu’une grande partie des mots arabes que contenait le judéo-arabe n’était que des mots hébreux , attestés par le dernier dictionnaire franco-hébraïque Larousse (par exemple Mechmech ( abricots), Hanout (boutique), Rass (tête), Mezel ( chance), Kess (verre), Chekine (couteau), Nemala (fourmie), Tabel (épice), Limoun (citron), Foul (Fèves) etc..

Plusieurs autres années passèrent et au Grand Lycée Carnot, un Professeur de dessin Mr Picard avait l’habitude de demander à ses élèves de 3éme de ramener un dessin, une aquarelle, de leurs vacances trimestrielles.
Chacun d’entre nous ramenait le fruit de ses efforts picturaux, une vue du port de Tunis, une plage, un dessin des fortifications qui entouraient à cette époque la ville.
Le jour que j’avais fixé pour ce travail avait été contrarié par une pluie diluvienne inattendue, et je fus malgré moi, enfermé à la maison, à tourner en rond, lorsque le portait que ma mère avait encadré auquel je n’accordais jamais le moindre regard, se rappela à mon bon souvenir.
Et prenant une grande feuille de papier Canson à dessin, je me mis à le reproduire et m’y attardais tant et si bien que je pus une fois achevé, le remettre à notre professeur à la rentrée scolaire, en baragouinant pour dire : c’est un dessin de vieil arabe.
Il le regarda un moment et puis me demanda si c’était bien moi qui l’avait fait.
Oh, oui Monsieur répondis-je, et il déposa tranquillement le carton parmi les œuvres de mes camarades de classe.
D’autres années passèrent encore, et j’eu un jour la curiosité d’entrer au Lycée Carnot, dont la porte d’entrée venait d’être somptuairement rénovée, et mes pas m’amenèrent à sortir de l’école par le couloir menant au bureau du surveillant général Mr Figre, dit Le Tigre avec sa petite moustache noire à la Charlot et à la mèche descendante sur le front à la Hitler
Sur la gauche il y avait une salle d’attente avec des chaises métalliques, et sur les murs quelques dessins sous verre étaient accrochés .
En m’approchant j’eus la plus grande surprise de ma vie, une d’entre elles représentait un vieil homme portant une belle barbe blanche avec un couvre chef enturbanné, et enveloppé d’une majestueuse gandoura immaculée.
Je reconnus tout de suite mon dessin, et me suis souvenu des difficultés énormes que j’avais eu pour dessiner le nez vu de face.
Je suis resté tout tremblant de satisfaction et de reconnaissance envers le professeur de dessin de ma jeunesse, qui j’en suis sûr a du révéler des dons insoupçonnés parmi les chérubins fréquentant le Lycée Carnot.
En ce qui me concerne, mes copains de classe ou plus tard d’université me reconnaissaient certaines qualités de… caricaturiste.
Je ressortis du Lycée plus heureux qu’en y entrant, avec le secret espoir que quelques autres visiteurs avaient patienté dans cette salle d’attente, et regardé mon dessin et qu’ils pourraient me le signaler, un jour.

C.P.

HOMMAGE A MARIUS CHEMLA

MARIUS CHEMLA

Par un hasard, pas tout à fait complet, nous avons écrit le nom de Marius Chemla dans le rectangle vide de Google et nous avons eu la surprise et le plaisir de lire cet « hommage à Marius Chemla ». Nous nous sommes alors dit que si la rédaction du journal l’Actualité Chimique dans lequel l’hommage était paru, nous y autorisait il serait indispensable de placer ce texte dans notre blog-nostalgie.
Cet homme a été une des gloires de la Tunisie. C’est notre chance de l’avoir bien connu.

Marius était notre ami, un garçon hors du commun qui grâce à son prénom, évoque d’emblée le soleil, le rire, les jeux et la joie. Il nous avait impressionné en passant le premier bac dès la seconde ce qui lui avait permis de retrouver les garçons de son âge.En Math Elem, c’était un bon élève en physique comme en math. Il suivait les cours allégrement sans toutefois décrocher des notes mirifiques. Je ne me souviens pas s’il a eu une mention au bac. Il est vrai qu’à l’époque les examinateurs n’avaient pas l’habitude de sur coter les copies comme ils le font naturellement aujourd'hui.
En revanche, il s’est révélé à Alger au MPC (Mathématiques, Physique, Chimie) où avec quelques amis venus pour passer le PCB, nous nous étions également inscrits en MPC pour en faire plus. Le premier cours de mathématiques sur les nombres imaginaires ( si ma mémoire ne me trompe pas) m’avait assommé, je n’y avais strictement rien compris. Gilbert Sarfati, qui avait eu le prix d’excellence en math elem, avait l’air un peu déstabilisé et Marius lui était sorti de l’amphi, frais comme un gardon.
« Je ne comprends pas ce que vous pouvez n’avoir pas compris, c’est tout simple ». C’était si simple que je n’ai plus mis les pieds dans les cours de mathématiques à la magnifique fac d’Alger, alors que la physique et la chimie du MPC avec Berland et Savornin ne nous ont jamais posé de problème majeur.Pour moi, Marius vivait dans l’utopie. Je ne savais jamais s’il plaisantait ou s’il croyait dur comme fer au futur qu’il imaginait. Ses réflexions sur la politique, la philosophie, l’être humain étaient toujours originales et agréables à écouter, en tout cas, ne nous orientaient jamais sur des sentiers battus.
Un jour il nous a raconté qu’il était entré dans l’équipe de Frédéric Joliot Curie, qui trônait pour nous au sommet de l’Olympe de la Science et des Nobel, et nous nous demandions s’il y était entré comme grouillot ou dans le cercle des proches élus.
J’étais alors englué dans ma thèse de médecine qui rapportait les résultats d’une étude entreprise par l’ensemble du laboratoire mais dont j’étais le responsable, utilisant les isotopes du soufre pour explorer les mystères de l’activité ovarienne des cobayes. Une introduction sur les isotopes s’imposait et elle devait être écrite rapidement ; je me sentais incapable de la rédiger pour des raisons à la fois d’ignorance et temps pris par mes activités d’interne.
Marius, à qui j’en faisais part et à qui je demandais s’il pouvait m’aider, a accepté immédiatement et m’a rendu une semaine plus tard, un chapitre complet d’une telle clarté que j’en avais été félicité par un des membres du jury de ma thèse.
Combien d’amis ont rendu de pareils services, et avec en « étrennes » un sourire rayonnant! « C’était rien je t’assure ! »
Le reste de sa carrière est admirablement décrit dans l’hommage qui lui est rendu.
Les années s’écoulant, et nos activités se réduisant, nous avons eu le plaisir de nous rencontrer quelquefois pour des déjeuners de surgelés au cours desquels nous nous souvenions de nos Maitres VAUDET, Madame FERCHIOU, REBOUL et surtout il me racontait ses travaux dont l’originalité me passionnait. Il me disait par exemple à ma grande surprise qu’il avait remarqué que personne ne savait comment fonctionnent les piles électriques et qu’il avait initié des recherches sur ce thème. Qui d’autre que lui aurait pu penser à la nécessité de travaux aussi simples et compliqués.Si nos cartes à puces fonctionnent de mieux en mieux, et peuvent contenir de plus en plus d’informations, c’est aussi grâce à son imagination qui lui avait fait trouver le moyen de faire des couches de plus en plus minces et de plus en plus lisses de silicium.
Mais il racontait tout cela sans aucune vanité, non pas comme témoignant de ses brillantes qualités de chercheur, mais comme on décrit un paysage dans lequel un scientifique, quel qu’il soit, peut vagabonder.
D’apprendre un jour qu’il était atteint d’une grave maladie provoquée par l’amiante, nous avait tous chagrinés. Nos conversations, téléphoniques cette fois, étaient particulièrement attristantes parce que nous le voyions par les yeux de la pensée en l’écoutant respirer lourdement, décliner irrémédiablement.
Ce qui est sûr, c’est qu’il a laissé une trace ineffaçable et « minérale » de son passé.
Je suis quasiment persuadé que c’est la profession de son père, bijoutier, qui a conduit sa vie à travers les méandres de la chimie et de la physique. Il a cherché et est parvenu à ennoblir le travail de l’or et de l’argent par l’approfondissement des connaissances humaines sur le monde des métaux, dont il a montré qu’ils pouvaient tous être précieux !
Jean BELAISCH
Je dois dire que mes souvenirs concernant Marius datent de notre première année de Math Elem (44/45) et notre première année de Fac à Alger (45/46). Bien que je ne garde que des images fugitives de ce temps, il m'en reste une impression de gaieté, de lumière et de très grande amitié. En Math Elem, il m'avait ébloui par la pratique de ses "manips", qui lui permettait avec l'acide nitrique qu'il transportait en lourdes bonbonnes de l'appartement familial à la terrasse de l'immeuble, et un mélange de bijoux berbères en argent doré, de tirer de l'or ; c'est lui qui avait inventé la technique et chaque "manip" lui rapportait 5.000 francs de l'époque! Cela a été pour moi la première démonstration pratique d'un savoir théorique.
Nous avions formé à Alger une petit groupe de 3, Marius Jean et moi, nous travaillions ensemble et je me souviens du regard à la fois interrogatif et vaguement inquiet du groupe des élèves attendant l'entrée des cours en voyant arriver ces trois Tunisiens qui semblaient "en vouloir"! Je me souviens aussi de la désagréable impression d'incompréhension qui nous avait saisi Jean et moi à la suite du premier cours de Math Géné, alors que Marius semblait très content, mais sans pour autant pouvoir nous éclaircir la teneur du cours; c'est d'ailleurs un paradoxe qui m'avait toujours frappé chez Marius: il pouvait aussi bien expliquer un point difficile avec beaucoup de clarté, que d'énoncer une idée vague sur un problème, témoignant en fait d'une intuition qui n'était pas encore arrivée à son terme.
Les années suivantes je ne l'ai pas souvent vu; et bien plus tard, nous nous sommes rencontrés quelquefois avec un grand plaisir à Deauville, grâce à Yvan Abitbol; j'ai le souvenir d'un point particulier : il niait totalement, comme Claude Allègre qu'il y ait un problème quelconque avec l'amiante de Jussieu où il avait sa chaire.....Il devait en mourir!!
Gilbert SARFATI


Hommage à Marius Chemla (1927-2005)
68 l’actualité chimique - août-septembre 2005 - n° 289

C’est avec beaucoup d’émotion que nous avons appris la disparition du professeur Marius Chemla, survenue le 3 juillet 2005.
Nous souhaitons, par ces quelques mots, rendre hommage à la mémoire de celui qui vient d’être si rapidement enlevé à notre respectueuse amitié et à la profonde admiration de ses élèves.
Diplômé en 1949 de l’École Nationale Supérieure de Chimie de Paris, il a tout d’abord commencé sa carrière en tant que chercheur au CNRS et a soutenu sa thèse de doctorat ès sciences en 1954, sous la direction du professeur Joliot-Curie. Successivement nommé maître de conférences à la faculté d’Orsay en 1963, professeur sans chaire à Orsay en 1966 et professeur à la faculté de Paris en 1967, il y prend alors la direction du Laboratoire d’électrochimie, qui deviendra sous sa houlette une unité de recherche associée au CNRS.
Il n’est pas de notre propos de retracer ici exhaustivement la carrière si bien remplie de notre maître. C’est surtout ses éminentes qualités de cœur et d’esprit que nous aimerions évoquer.
En regardant le versant professionnel de sa personnalité,c’est évidemment sa vivacité d’esprit et sa persévérance qui émergent en premier. Ce sont d’ailleurs ces qualités qui, jointes à une grande culture scientifique, l’ont fait choisir, à l’âge d’à peine trente ans, par le professeur Frédéric Joliot-Curie pour diriger l’équipe de chimie nucléaire de son laboratoire au Collège de France. Nomination hautement méritée, car il s’illustre dans ce poste par la production du premier gramme d’isotopes séparés du lithium dans notre pays : résultat d’un travail acharné dans des conditions précaires dans les sous-sols du Collège, mais surtout résultat d’une intuition de génie qui lui a fait tenter une expérience, à l’encontre de toutes les idées reçues de l’époque, en séparant les isotopes sans séparer les éléments. Phénomène maintenant bien reconnu dans le monde scientifique sous le nom d’effet Chemla, phénomène sur lequel travaillent encore de nombreux chercheurs, certains ayant même consacré toute leur activité scientifique à cette étude. Ce phénomène est maintenant expliqué par les méthodes de simulation de la mécanique statistique, mais c’est lui qui en avait découvert l’existence et qui en avait proposé une explication quantitative qui s’est révélée pertinente.
Il aurait pu lui aussi rester dans ce domaine passionnant et, c’est là un autre aspect de sa personnalité, il aimait explorer de nouvelles voies et ouvrir de nouvelles perspectives. Certainement par vocation, mais aussi peut-être par sens du devoir pour dispenser à ses élèves un enseignement concret, valorisant et ouvrant sur de larges débouchés dans le domaine industriel. C’est ainsi qu’il a apporté une contribution importante à la préparation de l’aluminium et du fluor en résolvant des problèmes fondamentaux sur lesquels des équipes de recherche industrielle butaient depuis de nombreuses années. Nous évoquons très brièvement, et peut-être incomplètement, la liste de ses activités, depuis son intérêt pour la production d’isotopes séparés du bore et du lithium, le stockage de l’énergie, la protection des métaux, l’emploi des isotopes en chimie biologique et industrielle, jusqu’à ses récents travaux concernant l’électrochimie du silicium qu’il menait avec brio il y encore quelques mois.
Tous les étudiants qu’il a formés en électrochimie gardent de lui le souvenir d’un professeur remarquable, ayant toujours le souci de trouver l’exemple le plus approprié pour illustrer ses propos et de donner les applications industrielles qui en découlent. C’est certainement pourquoi nombre des anciens élèves de la formation doctorale qu’il a créée occupent aujourd’hui des postes clés, à la fois dans le domaine de la recherche académique, mais aussi dans le domaine de l’industrie. On dénombre même un général parmi eux...
Tout ce bouquet d’activités ne doit pas faire oublier ses qualités d’homme et de patron. Après le décès du professeur Joliot-Curie, il a dû, à son corps défendant, consacrer beaucoup de temps à de fastidieuses tâches administratives en se dévouant pour son équipe et, plus généralement, pour la communauté scientifique. On notera qu’il a été de nombreuses années directeur de l’UER de chimie physique de notre université, membre de nombreux conseils au sein de celle-ci. Au plan national, il fut membre du Comité national
du CNRS et du Conseil supérieur des universités.
Le professeur Chemla a toujours œuvré pour la promotion de l’électrochimie, notamment en organisant des congrès dédiés à cette discipline (Journées d’électrochimie en 1983, 3 International symposium on molten salts chemistry and technology en 1991), en créant, au sein de la Société Française de Chimie, le groupe Électrochimie, dont il fut le premier président.
Au cours de sa carrière, il reçut diverses distinctions :
Grand prix Pierre Süe de la SFC (1984), lauréat de
l’Académie des sciences (1987), chevalier de l’Ordre des
palmes académiques, chevalier de l’Ordre national du mérite.
Malgré la polyvalence de ses tâches, il restait proche du
travail expérimental, et il a toujours apporté par ses conseils
avisés et pertinents une importante contribution aux travaux
communs. Il avait en outre une grande capacité d’écoute et
une très large ouverture d’esprit. Quelle que soit parfois la
violence de l’orage des discussions, il n’en gardait nulle trace
de rancune, amenant ainsi l’interlocuteur à reconnaître ses
torts en son for intérieur et à repartir sur des bases apaisées.
C’était un homme de cœur sur lequel on pouvait compter.
En ces moments difficiles, nous pensons aussi à sa
femme, ses trois filles et ses neuf petits enfants et pleurons
avec eux la perte de celui qui les entourait de sollicitude et
d’affection. A ses enfants et petits enfants, nous disons qu’ils
ont eu un père et un grand-père dont ils peuvent être fiers.
Didier Devilliers, Frédéric Lantelme et Pierre Turq
UPMC Paris, Laboratoire LI2C (UMR 7612)
La SFC et la rédaction de L’Actualité Chimique s ’ a s s o c i e n t
à la peine de sa famille, de ses collègues et amis.

lundi 8 juin 2009

le grand départ

LE GRAND DEPART

Depuis l’indépendance de la Tunisie, de petits groupes de juifs tunisiens quittaient chaque année le pays natal. Ils partaient, les citadins en majorité pour la France, et ceux qui quittaient Gabes, Kairouan ou Moknine plutôt pour Israël.

Déjà, depuis l’autonomie interne concédée par Mendès-France, en 1954, les juifs tunisiens ne se sentaient plus en confiance. Les commerçants avaient leurs problèmes de licences d’importation et autres. Les musulmans avaient priorité pour les emplois administratifs. L’arabe devenait, petit à petit, la langue officielle d’un état musulman. Les juifs ne sentaient plus les enfants du pays.
Les milieux populaires craignaient en particulier que, à l’instar d’autres nations musulmanes (exemple de la Libye voisine)), les juifs ne puissent plus obtenir de passeports permettant de sortir du pays sous le prétexte que ceux qui partaient allaient forcément rejoindre l’armée israélienne.

La catastrophe d’Oslo
.
Pour faire face à ce risque, l’Agence Juive avait imaginé et obtenu une autorisation spéciale de sortie pour 60 jeunes, censés être atteints de primo-infection et devant être soignés dans un sanatorium en Norvège., en fait une simple étape avant le départ pour Israël. Par comble de malchance, l’un des deux vieux avions affrétés à cet effet s’écrasait au sol à l’atterrissage à Oslo. Un seul rescapé. En dehors des accompagnateurs et de l’équipage, 27 enfants perdent la vie. Le 22 novembre 1949 est décrété deuil national en Norvège. Mais en Tunisie, la supercherie est découverte et les autorités sont furieuses. Des pogromes sont évités de justesse dans plusieurs villes de Tunisie, grâce à différentes interventions rapides, en particulier celles de l‘Archevêque de Carthage, de certains chefs du Destour et du Dr Moatti. De plus, l’Agence Juive ayant substitué à certains non partants de dernière minute d’autres jeunes, il est impossible de savoir pendant une dizaine de jours qui est vivant et qui est mort.
L’indépendance de la Tunisie, en mars 1956, n’arrangea pas les choses. En dépit de la présence dans le 1er gouvernement tunisien de plusieurs ministres juifs importants, les nouveaux chefs du pays devaient, par ailleurs, récompenser les ex-fellaghas qui avaient combattu pour la libération du territoire, en faire des fonctionnaires, alors que ils étaient souvent illettrés et dans l’incapacité d’occuper correctement des postes de douaniers ou de postiers

La crise de Bizerte

Sur ces entrefaites et dans cette période de tension arrive la crise de Bizerte. En juillet/août 1961, Bourguiba décide brusquement que, pour parfaire l’indépendance, l’occupation de Bizerte, base navale militaire, par les troupes françaises doit cesser, bien qu’un accord existe à ce sujet avec le gouvernement français.
De toutes les villes et villages de la Tunisie, des foules d’hommes, de femmes et d’enfants entament une marche guerrière, en direction de Bizerte lançant des slogans et chantant pour libérer le territoire national. Devant la base, malgré les sommations de la troupe, les foules fanatisées avancent. Les soldats tirent et tuent. On a parlé de plus de 600 morts du coté tunisien et 20 du coté français. .Les foules s’emparent des corps des tués et les exposent de ville en ville.
L’hystérie s’empare du pays. On voit des espions français partout. Il suffit d’une chemise kaki pour crier au parachutiste français camouflé et ameuter toute une populace. Il y a rupture des relations diplomatiques entre les deux pays. Les coopérants français reçoivent l’ordre de ne pas rejoindre leurs postes en Tunisie. Pour ma part, comme Tunisien, quoique père de 4 enfants, je suis réquisitionné, toutes affaires cessantes, pour aller enseigner l’anglais dans un collège du Kef, ville qui était la base militaire des troupes du FLN algérien qui y exerçaient un pouvoir sans partage.
M’étant rendu au Ministère de l’Enseignement Public pour expliquer pourquoi je ne pouvais pas m’y rendre, on me répond qu’à défaut de présence à ce poste, les gendarmes viendraient me chercher. Quelques heures plus tard, je prenais place sur le premier vol pour Marseille, en laissant ma femme et mes enfants

Le départ
..
C’est la panique. Des familles cherchent à quitter le pays le plus discrètement possible. Certains voisins étendent du linge mouillé à leur balcon, laissent la maison éclairée, alors qu’en douce, ils sont en route pour l’aéroport d’El-Aouina.
Mais comment partir avec les 20 ou 30 dinars autorisés et de plus non convertibles ? Certains demandent à des amis français de transférer pour eux de l’argent en métropole. D’autres imaginent de placer des louis d’or dans de talons de chaussure évidés .ou remplacent les épaulettes de leur veston par des bons du Trésor français. On pense pouvoir monnayer des bracelets ou des bagues à Paris, si on arrive à les sortir en douce.
Dans le même temps, à Paris dans le quartier de Saint Michel certains s’entendent pour échanger, avec des restaurateurs tunisiens, des biens au pays contre de l’argent en France.
Des musulmans proches des juifs manifestent aussi leur inquiétude et leur peur de l’avenir. De nombreux amis et relations de travail musulmans ne savent pas comment nous faire part de leur sympathie, de même l’élite bourgeoise que nous fréquentions. Notre boulanger arabe demande à ma femme, puisque je suis déjà an France, de prendre son fils avec nos propres enfants comme il devine nos préparatifs de départ.. Notre femme de ménage nous supplie de l’emmener avec nous avec son enfant. Elle nous promet de dormir par terre dans la cuisine et d’être le moins encombrante possible..
Mais quelle cuisine ? dans quelle maison ? Où allions nous atterrir ? Nous n’avions aucune idée de notre destination ; nous avions même dû abandonner le petit caniche de notre fils qui en a fait une maladie pendant des années.
Et c’est donc un jour le grand départ. Nous quittons notre appartement, nos villas avec salles de bains, confort, baignades et soleil pour un débarquement en catastrophe, sans argent, sans maison, sans travail dans la grisaille et le froid de Paris.

La communauté juive de France

A cette époque, la Communauté juive de France commençait à se restructurer avec l’aide massive d’organisations américaines. Après la prise en charge des rescapés et des orphelins de la Shoah, la mise en route de l’indemnisation des survivants des camps, les procédures engagées pour la récupération des enfants baptisés, la communauté venait d’accueillir les réfugiés chassés d’Egypte qui s’étaient assez vite intégrés.
A titre anecdotique, signalons que beaucoup d’organismes sociaux juifs occupaient alors dans différents quartiers de Paris d’anciennes maisons closes, plus ou moins aménagées, libérées par la loi Marthe Richard. Toujours est-il que cette arrivée massive de juifs pauvres et étrangers, même si elle devait revivifier les structures communautaires, n’enchantait pas un certain nombre de dirigeants qui auraient préféré voir ces gens s’installer en Israël. Mais, rapidement, des Services se sont organisés pour orienter, conseiller, rechercher du travail, obtenir des permis de travail et de séjour. Pratiquement, l’accueil des nouveaux venus est fait sous l’égide des associations françaises FSJU, CASIP, OSE, ORT, COJASOR, … par des assistantes et des réfugiés arrivés eux-mêmes quelques semaines auparavant de Tunisie.
Tous les jours, une assistante accompagnait des groupes de Tunisiens à la Préfecture de Police pour les régularisations des titres de séjour. En ces temps, il avait fallu beaucoup de piston pour .obtenir, pour un ex-bourrelier, un emploi dans une entreprise de nettoyage du métro.
De même, pour un artisan bijoutier, une embauche pour l’entretien de l’argenterie dans un grand hôtel.
Mais que faire d’un ferblantier ou d’un marchand ambulant, d’un brocanteur ?
Je me souviens, par exemple, d’hommes jeunes qu’il a fallu accompagner pendant des semaines pour leur apprendre à se déplacer dans le métro et à compter les stations pour se rendre à leur travail.
Les Galeries Lafayette ont embauché des dizaines et des dizaines de manutentionnaires, ce qui leur permettait d’obtenir un premier permis de travail.
Quelques entreprises avaient aussi permis d’utiliser leur contingent de réservations du 1% patronal pour loger des familles réfugiées.
Je me souviens aussi que des dirigeants de sociétés, des hauts fonctionnaires français étaient intervenus de façon pressante pour la réintégration en métropole ou la naturalisation de collaborateurs qu’ils avaient connu en Tunisie
A Paris et en Province les services sociaux devaient aussi protéger les quelques nouveaux arrivants qui disposaient d’argent contre des courtiers véreux qui étaient censés leur vendre des appartements à tempérament, pure escroquerie, puisque les contrats ne prévoyaient que le règlement des intérêts, le montant de l’achat n’étant pas acquitté..
Des organismes américains attribuaient aux familles réfugiées des bons pour des lits, tables chaises, gazinières.
Le gros problème, en dehors de la recherche de travail, était surtout la quête de logements ; et quels logements ; surtout dans le quartier vétuste de Belleville ; appartements avec toilettes sur le palier, pas de douches, souvent sans eau, ni chauffage.
Des accords entre le Pacte et la Caisse d’Allocations familiales ont permis, moyennant un prélèvement mensuel minime, de restaurer des centaines de logements et de leur apporter l’eau, les toilettes ou une douche.
Des prêts ont permis à de nombreuses familles de régler le mois de loyer et les 3 mois de caution pour la location d’un appartement.
Grâce à un concours de circonstances providentielles, une grande partie d’une des tours de Sarcelles fut de cette manière louée par des réfugiés tunisiens qui avaient un emploi depuis un mois ou deux, au niveau du SMIG.
Il faut dire que ces prêts communautaires ont été remboursés d’une manière scrupuleuse et exemplaire par la très grosse majorité des emprunteurs qui repartaient de zéro pour une nouvelle vie à Paris ou à Grenoble
Et c’est ainsi que petit à petit, les traces de la présence de ces juifs qui vécurent pendant des siècles et parfois des millénaires en Tunisie s’effacent comme l’écume des vaguelettes de Khereddine.…..
A Paris ou à Marseille, Au bout de quelques années , les enfants ayant grandi, obtenu des diplômes, les familles, même sans le soleil de La Goulette, retrouvaient avec un nouvel équilibre, le sourire et la saveur d’un verre de boukha bien glacé, sous le ciel de France.;;
Henri Slama;

le Grand Départ par Henri Slama

LE GRAND DEPART

Depuis l’indépendance de la Tunisie, de petits groupes de juifs tunisiens quittaient chaque année le pays natal. Ils partaient, les citadins en majorité pour la France, et ceux qui quittaient Gabes, Kairouan ou Moknine plutôt pour Israël.

Déjà, depuis l’autonomie interne concédée par Mendès-France, en 1954, les juifs tunisiens ne se sentaient plus en confiance. Les commerçants avaient leurs problèmes de licences d’importation et autres. Les musulmans avaient priorité pour les emplois administratifs. L’arabe devenait, petit à petit, la langue officielle d’un état musulman. Les juifs ne sentaient plus les enfants du pays.
Les milieux populaires craignaient en particulier que, à l’instar d’autres nations musulmanes (exemple de la Libye voisine)), les juifs ne puissent plus obtenir de passeports permettant de sortir du pays sous le prétexte que ceux qui partaient allaient forcément rejoindre l’armée israélienne.

La catastrophe d’Oslo
.
Pour faire face à ce risque, l’Agence Juive avait imaginé et obtenu une autorisation spéciale de sortie pour 60 jeunes, censés être atteints de primo-infection et devant être soignés dans un sanatorium en Norvège., en fait une simple étape avant le départ pour Israël. Par comble de malchance, l’un des deux vieux avions affrétés à cet effet s’écrasait au sol à l’atterrissage à Oslo. Un seul rescapé. En dehors des accompagnateurs et de l’équipage, 27 enfants perdent la vie. Le 22 novembre 1949 est décrété deuil national en Norvège. Mais en Tunisie, la supercherie est découverte et les autorités sont furieuses. Des pogromes sont évités de justesse dans plusieurs villes de Tunisie, grâce à différentes interventions rapides, en particulier celles de l‘Archevêque de Carthage, de certains chefs du Destour et du Dr Moatti. De plus, l’Agence Juive ayant substitué à certains non partants de dernière minute d’autres jeunes, il est impossible de savoir pendant une dizaine de jours qui est vivant et qui est mort.
L’indépendance de la Tunisie, en mars 1956, n’arrangea pas les choses. En dépit de la présence dans le 1er gouvernement tunisien de plusieurs ministres juifs importants, les nouveaux chefs du pays devaient, par ailleurs, récompenser les ex-fellaghas qui avaient combattu pour la libération du territoire, en faire des fonctionnaires, alors que ils étaient souvent illettrés et dans l’incapacité d’occuper correctement des postes de douaniers ou de postiers

La crise de Bizerte

Sur ces entrefaites et dans cette période de tension arrive la crise de Bizerte. En juillet/août 1961, Bourguiba décide brusquement que, pour parfaire l’indépendance, l’occupation de Bizerte, base navale militaire, par les troupes françaises doit cesser, bien qu’un accord existe à ce sujet avec le gouvernement français.
De toutes les villes et villages de la Tunisie, des foules d’hommes, de femmes et d’enfants entament une marche guerrière, en direction de Bizerte lançant des slogans et chantant pour libérer le territoire national. Devant la base, malgré les sommations de la troupe, les foules fanatisées avancent. Les soldats tirent et tuent. On a parlé de plus de 600 morts du coté tunisien et 20 du coté français. .Les foules s’emparent des corps des tués et les exposent de ville en ville.
L’hystérie s’empare du pays. On voit des espions français partout. Il suffit d’une chemise kaki pour crier au parachutiste français camouflé et ameuter toute une populace. Il y a rupture des relations diplomatiques entre les deux pays. Les coopérants français reçoivent l’ordre de ne pas rejoindre leurs postes en Tunisie. Pour ma part, comme Tunisien, quoique père de 4 enfants, je suis réquisitionné, toutes affaires cessantes, pour aller enseigner l’anglais dans un collège du Kef, ville qui était la base militaire des troupes du FLN algérien qui y exerçaient un pouvoir sans partage.
M’étant rendu au Ministère de l’Enseignement Public pour expliquer pourquoi je ne pouvais pas m’y rendre, on me répond qu’à défaut de présence à ce poste, les gendarmes viendraient me chercher. Quelques heures plus tard, je prenais place sur le premier vol pour Marseille, en laissant ma femme et mes enfants

Le départ
..
C’est la panique. Des familles cherchent à quitter le pays le plus discrètement possible. Certains voisins étendent du linge mouillé à leur balcon, laissent la maison éclairée, alors qu’en douce, ils sont en route pour l’aéroport d’El-Aouina.
Mais comment partir avec les 20 ou 30 dinars autorisés et de plus non convertibles ? Certains demandent à des amis français de transférer pour eux de l’argent en métropole. D’autres imaginent de placer des louis d’or dans de talons de chaussure évidés .ou remplacent les épaulettes de leur veston par des bons du Trésor français. On pense pouvoir monnayer des bracelets ou des bagues à Paris, si on arrive à les sortir en douce.
Dans le même temps, à Paris dans le quartier de Saint Michel certains s’entendent pour échanger, avec des restaurateurs tunisiens, des biens au pays contre de l’argent en France.
Des musulmans proches des juifs manifestent aussi leur inquiétude et leur peur de l’avenir. De nombreux amis et relations de travail musulmans ne savent pas comment nous faire part de leur sympathie, de même l’élite bourgeoise que nous fréquentions. Notre boulanger arabe demande à ma femme, puisque je suis déjà an France, de prendre son fils avec nos propres enfants comme il devine nos préparatifs de départ.. Notre femme de ménage nous supplie de l’emmener avec nous avec son enfant. Elle nous promet de dormir par terre dans la cuisine et d’être le moins encombrante possible..
Mais quelle cuisine ? dans quelle maison ? Où allions nous atterrir ? Nous n’avions aucune idée de notre destination ; nous avions même dû abandonner le petit caniche de notre fils qui en a fait une maladie pendant des années.
Et c’est donc un jour le grand départ. Nous quittons notre appartement, nos villas avec salles de bains, confort, baignades et soleil pour un débarquement en catastrophe, sans argent, sans maison, sans travail dans la grisaille et le froid de Paris.

La communauté juive de France

A cette époque, la Communauté juive de France commençait à se restructurer avec l’aide massive d’organisations américaines. Après la prise en charge des rescapés et des orphelins de la Shoah, la mise en route de l’indemnisation des survivants des camps, les procédures engagées pour la récupération des enfants baptisés, la communauté venait d’accueillir les réfugiés chassés d’Egypte qui s’étaient assez vite intégrés.
A titre anecdotique, signalons que beaucoup d’organismes sociaux juifs occupaient alors dans différents quartiers de Paris d’anciennes maisons closes, plus ou moins aménagées, libérées par la loi Marthe Richard. Toujours est-il que cette arrivée massive de juifs pauvres et étrangers, même si elle devait revivifier les structures communautaires, n’enchantait pas un certain nombre de dirigeants qui auraient préféré voir ces gens s’installer en Israël. Mais, rapidement, des Services se sont organisés pour orienter, conseiller, rechercher du travail, obtenir des permis de travail et de séjour. Pratiquement, l’accueil des nouveaux venus est fait sous l’égide des associations françaises FSJU, CASIP, OSE, ORT, COJASOR, … par des assistantes et des réfugiés arrivés eux-mêmes quelques semaines auparavant de Tunisie.
Tous les jours, une assistante accompagnait des groupes de Tunisiens à la Préfecture de Police pour les régularisations des titres de séjour. En ces temps, il avait fallu beaucoup de piston pour .obtenir, pour un ex-bourrelier, un emploi dans une entreprise de nettoyage du métro.
De même, pour un artisan bijoutier, une embauche pour l’entretien de l’argenterie dans un grand hôtel.
Mais que faire d’un ferblantier ou d’un marchand ambulant, d’un brocanteur ?
Je me souviens, par exemple, d’hommes jeunes qu’il a fallu accompagner pendant des semaines pour leur apprendre à se déplacer dans le métro et à compter les stations pour se rendre à leur travail.
Les Galeries Lafayette ont embauché des dizaines et des dizaines de manutentionnaires, ce qui leur permettait d’obtenir un premier permis de travail.
Quelques entreprises avaient aussi permis d’utiliser leur contingent de réservations du 1% patronal pour loger des familles réfugiées.
Je me souviens aussi que des dirigeants de sociétés, des hauts fonctionnaires français étaient intervenus de façon pressante pour la réintégration en métropole ou la naturalisation de collaborateurs qu’ils avaient connu en Tunisie
A Paris et en Province les services sociaux devaient aussi protéger les quelques nouveaux arrivants qui disposaient d’argent contre des courtiers véreux qui étaient censés leur vendre des appartements à tempérament, pure escroquerie, puisque les contrats ne prévoyaient que le règlement des intérêts, le montant de l’achat n’étant pas acquitté..
Des organismes américains attribuaient aux familles réfugiées des bons pour des lits, tables chaises, gazinières.
Le gros problème, en dehors de la recherche de travail, était surtout la quête de logements ; et quels logements ; surtout dans le quartier vétuste de Belleville ; appartements avec toilettes sur le palier, pas de douches, souvent sans eau, ni chauffage.
Des accords entre le Pacte et la Caisse d’Allocations familiales ont permis, moyennant un prélèvement mensuel minime, de restaurer des centaines de logements et de leur apporter l’eau, les toilettes ou une douche.
Des prêts ont permis à de nombreuses familles de régler le mois de loyer et les 3 mois de caution pour la location d’un appartement.
Grâce à un concours de circonstances providentielles, une grande partie d’une des tours de Sarcelles fut de cette manière louée par des réfugiés tunisiens qui avaient un emploi depuis un mois ou deux, au niveau du SMIG.
Il faut dire que ces prêts communautaires ont été remboursés d’une manière scrupuleuse et exemplaire par la très grosse majorité des emprunteurs qui repartaient de zéro pour une nouvelle vie à Paris ou à Grenoble
Et c’est ainsi que petit à petit, les traces de la présence de ces juifs qui vécurent pendant des siècles et parfois des millénaires en Tunisie s’effacent comme l’écume des vaguelettes de Khereddine.…..
A Paris ou à Marseille, Au bout de quelques années , les enfants ayant grandi, obtenu des diplômes, les familles, même sans le soleil de La Goulette, retrouvaient avec un nouvel équilibre, le sourire et la saveur d’un verre de boukha bien glacé, sous le ciel de France.;;
Henri Slama;

poèmes de G Khaiat

vendredi 29 mai 2009

L’ESSOR A TUNIS

L’ESSOR A TUNIS

GINETTE FELLOUS

Je suis née à l’Ariana , jolie banlieue pas loin de Tunis, où paraît-il l’air était plus pur que dans la capitale et où l’on cultivait les fameuses petites roses au parfum sublime si réputées dans tout le pays.Enfance heureuse et gâtée.
Depuis mon plus jeune âge, mon père et moi prenions le tramway N°6, pour descendre à Tunis et, la main dans la main, il m’accompagnait à l’école des Sœurs « de Notre Dame de Sion » pour que je devienne, comme disait maman, une petite fille modèle et bien élevée.Souvenirs très doux de ces années passées dans cette institution.
Puis changement de programme,pour l’entrée en 6ème, mes parents trouvaient que certains principes donnés par mes religieuses n’étaient pas les leurs, ce qui provoquait des discussions et ils préférèrent m’inscrire au Lycée Armand Fallières, pour poursuivre ma scolarité.Mes parents adoraient l’Opéra et le théâtre et souvent, nous allions en famille applaudir les artistes de passage. Un dimanche, je devais avoir 13 ou 14 ans,on donnait au théâtre municipal une pièce juive très émouvante « le Dibbouk » d’un auteur polonais An SKY.
J’ai ressenti pendant cette représentation un choc émotionnel intense.En recevant à la maison encore bouleversée, j’annonçais à mes parents
« plus tard je serai comédienne !».
Je passe sur les réactions de mon père…
Puis le temps adoucit les choses ! Un jour, miracle... J’apprends qu’il y avait un concours d’entrée à l’école de théâtre de l’ESSOR, c’était en 1946 !
Je supplie qu’on me laisse tenter ma chance.Le OUI a été bien faible, mais suffisant et aussitôt je cours m’inscrire ; et surprise, je tombe sur mon cher Pipo ZERAH ( notre chef de chorale actuel) qui lui aussi voulait tenter l’aventure. Je réussis cette épreuve et quelque temps après, je fais partie de la troiupe l’ESSOR
Quelle émotion ! et quel bonheur !
Le Président Alexandre FICHET, peintre de talent, avait fondé cette compagnie théâtrale, amateur, d’un niveau quasi professionnel, qui se produisait au théâtre municipal de Tunis, tous les mois, trois fois de suite avec un spectacle nouveau classique ou moderne.L’ESSOR, « théâtre pour tous «, a été une innovation culturelle sans précédent et cela, nous le devons à son président, qui a été une grande figure pour la Tunisie. Il avait tellement d’importance dans le paysage culturel du pays, et aussi dans le rayonnement de la culture française, que lors de son cinquantenaire , un timbre commémoratif a été édité par l’administration des postes à l’effigie du Président FICHET.
Mon premier grand rôle a été « Sylvie et le fantôme » d’Alfred ADAM, où je jouais pour la première fois avec mon ami d’enfance René HAIAT (René VIGNON). Je jouais une ingénue émerveillée de la vie et de tout ce qui lui arrivait…. Et moi aussi, je l’étais dans la réalité !La critique fut excellente.
Puis a suivi un classique de MUSSET « il ne faut jurer de rien » avec le grand comédien Jacques FOULON (Jack MATHOT) professeur de lettres au lycée Carnot.
Tout de suite après, changement de personnage, plus complexe et dramatique : « Notre Dame d’en Haut » de Jean Jacques BERNARD (le fils de Tristan) qui fut un ami très cher par la suite, car j’ai joué 3 de ses pièces
Ensuite, « l’or et la paille » de BARILLET et GREDY, « la Belle au bois dormant » de SUPERVIELLE, « la maison de Bernarda » de Garcia LORCA, et puis encore…et encore… et tant de pièces encore …!
Les soirées théâtrales étaient toujours attendues avec impatience par un public nombreux et enthousiaste. Nous avons eu aussi le grand honneur, dans un concours de jeunes compagnies à Vichy, de recevoir le premier prix d’interprétation dans la pièce de Armand SALACROU « Pourquoi pas moi ?« . Cela a été une grande fierté pour l’ESSOR qui a ainsi défendu
les couleurs tunisiennes.
Un jour, le Président FICHET va voir mes parents et leur conseille de m’envoyer à Paris, pour passer le concours du Conservatoire :
« Je pense, leur dit-il, qu’il serait intéressant pour votre fille, de continuer à apprendre et à se perfectionner dans cette voie « .
A ces mots magiques, que d’hésitations en famille pour la décision finale !
Enfin, je pars avec ma mère chez mon oncle avec la bénédiction des miens, de mes amis, pour passer ce fameux Concours.
Et miracle, je réussis !
Que dire ! je me sentais si petite, si loin des connaissances de mes nouveaux camarades, entourée de professeurs prestigieux les plus grands comédiens de la Comédie Française pleins d’égards et de bonté pour cette jeune fille qui venait de loin pour apprendre la comédie. …
On m’appelait « Fleur de palmier « en souvenir de ma Tunisie lointaine.
Georges DUHAMEL, (de l’Académie Française) grand ami du président FICHET, et son épouse Blanche Albane, m’ont beaucoup soutenue et aidée me considérant un peu comme leur fille, me guidant et me conseillant avec toute la tendresse du monde.
Ambiance sérieuse, dure, travail intense… Beaucoup de volonté et de ténacité. Je voulais arriver et faire honneur à mes très chers parents.

Un matin, coup de tonnerre, je reçois un télégramme :
« maman gravement malade, viens vite !!! »
Sans réfléchir j’abandonne tout ! Mes livres mon travail, mes engagements ( j’avais également une émission avec Pierre SABBAG à la radio, au POSTE PARISIEN …)
J’abandonne tout….
J’arrive enfin à Tunis, chez nous, à la maison. Toute la famille était là. Je ne reconnais pas la maman que j’avais laissée …..
C’est quand elle m’a serrée si fort dans ses bras que j’ai compris qu’elle avait besoin tout simplement de tous ses enfants pour vivre !
Mon absence avait certainement contribué à aggraver son état. Je me sentais en partie responsable.
Puis tout doucement, maman reprend goût à la vie, enfin elle va mieux !
Il FALLAIT que j’abandonne mes rêves.
Coïncidence, quelques jours après, et tout à fait par hasard, je rencontre celui qui va devenir mon époux et qui, par la suite, me promet que je pourrais continuer de jouer au théâtre autant que je le désirerais, tout en me rendant heureuse et en me donnant des enfants.
Pour cette époque, pour un jeune homme bien de chez nous, une telle réaction m’a parue exceptionnelle et rare. J’ai été bouleversée par cette ouverture d’esprit et cette intelligence du cœur.
Le vœu non avoué de maman chérie était exaucé.C’ETAIT MON DESTIN .

Et naturellement je retrouve, le cœur battant, la troupe de l’ESSOR, mon cher Président, l’affection, la chaleur et la joie de recommencer à faire du théâtre avec mes anciens amis..
J’ai joué à l’ESSOR pendant 18 ans !
Mon dernier rôle (avant de quitter précipitamment la Tunisie) fut « TURCARET » de Lesage où je ne quittais pas la scène pendant 5 actes, dans un rôle superbe de grande coquette classique.Ensuite, tout bascule en 1962, à la suite des évènements, nous sommes obligés de partir, de tout laisser, et de quitter tout ce que nous avons tant aimé.
Immense déchirement… Retour à Paris.Réadaptation difficile puis petit à petit tout s’éclaire…Le théâtre… encore et toujours…
Je suis engagée à la Télévision française pour jouer la Reine de France dans « Thierry la Fronde » .
Puis il y a eu « Foncouverte », ensuite le « Temps des copains ».
Je joue également avec la troupe de mon ami Gilbert CHIKLI « le Ghetto de Varsovie » d’un auteur polonais Rabinovith, au théâtre Edouard VII.
Et à présent, je fais partie d’une association culturelle « LE CERCLE DES PARISIENNES » à laquelle je prête mon concours quelque fois.
C’est pour moi une immense joie de pouvoir encore m’exprimer !!
Un clin d’œil encore sur le passé :
A Paris, nous rencontrons, à la belle saison, de jeunes yaouleds qui vendent des brins de jasmin ou de fleurs d’oranger avec, au centre du minuscule bouquet, la petite rose de l’Ariana pour nous rappeler simplement les parfums et la douceur de là-bas.

jeudi 21 mai 2009

mercredi 20 mai 2009

TUNISIE D'ICI et D'AILLEURS

Tunisie d’ici et d’ailleurs
Catherine Zittoun

Eté 2007, La Marsa. Plus d’attaches mais la présence d’un passé et mes enfants à mes côtés. Vacances à la plage mais en Tunisie, terre d’enfance, celle de mes grands-parents, de mes parents, un peu la mienne aussi.

Hotel Sidi Bou Saïd, heure de la sieste. La plaine, de Carthage à la Goulette, est abrasée par une lumière aveuglante, « la lumière blanche », obsession d’Albert Camus et qui le suit longtemps après son départ d’Algérie.
Je distingue à peine la cathédrale de Carthage, le lac de Tunis, le port de la Goulette. Des plissures du paysage s’échappent des souvenirs.

Nous allons assister à un spectacle de magie à Carthage. Entourée de ma famille, j’évolue dans un cocon. Le soleil couchant teinte d’ocre les parois rocheuses bordant la route. Une grande salle. Un magicien nous tient en haleine. Une première colombe, puis une deuxième s’envolent de son chapeau. Chemin du retour. Un vent soudain emporte le foulard de ma mère. Je grimpe sur les rochers. Victorieuse, je ramène le foulard. On applaudit en moi l’héroïne.
Ce même été, cette image vient-elle de ma mémoire ou d’une photo, nous sommes déguisées en fatma, gargoulettes sur la tête, dans la cour de la maison de la Marsa.

Hotel Sidi Bou Saïd, heure de la sieste. La lumière blanche est envoûtante, je comprends l’obsession de Camus. Tout autour le désert. Les clients de l’hôtel se terrent dans leurs chambres. La Marsa en contrebas est silencieuse.

Après déjeuner, nous tirions les rideaux. Dans une clarté tamisée, nous lisions des bandes dessinées, des romans d’Agatha Christie, et pourchassions les mouches armées d’un outil imparable : la tapette à mouche de mon grand-père Dodo. Pas une n’en réchappait. Voir les cadavres ne me suffisait pas. Je voulais les compter. Quantifiais-je ainsi ma puissance ? Je déposais les dépouilles dans une boîte d’allumettes que j’allais enterrer dans un lopin de terre entre la maison et la route.

Ceci, au fond, aurait pu se jouer sur une autre scène, dans une autre ville, un autre pays. Ce que je capte, est-ce la Tunisie ou l’enfance, l’enfance en Tunisie ? Cette question me traversa quand je demandais à mes parents de me parler de la Tunisie. De quoi me parlaient-ils ? Puis-je parler de la Tunisie ? Ne suis-je pas plutôt en train d’évoquer ma Tunisie, ces grains d’enfance en Tunisie ?

Des images cependant comme nulle part ailleurs. Quand je fus plus grande, on me laissait aller seule de la maison sis « Avenue Habib Bourguiba, près du pont » -adresse portée sur les courriers que mes parents m’envoyaient - jusqu’à chez Salem, le glacier Salem, qui demeure comme un mythe à nos palais et nos mémoires.
Après la sieste, je longeais la maison. Le vieux rabbin était assis sur la véranda. Je passais rapidement devant lui. Ses yeux sans regard, ses jambes éléphantesques dépassant de sa djellabah me faisaient peur. Sa kippa blanche faite au crochet m’impressionnait. Après la maison, une rue -celle-ci a quelquefois traversé mes rêves. Puis je débouchais sur l’esplanade de la mosquée. Je ne manquais pas de regarder le minaret ; cette place m’intriguait. Ici, on n’était pas en France. Et je guettais le passage de ces femmes voilées qui passaient comme des ombres.
En chemin, je m’arrêtais parfois au marchand de journaux. La boutique était pleine de boîtes de conserve, d’objets hétéroclites et enveloppée d’une forte odeur de bubble- gum aux abords de la caisse où trônait un bocal en verre. On y achetait des chewing-gum au détail.

Eté 2007, Joachim et Samuel 7 et 5 ans sont surtout attirés par la piscine. Samuel fait ses premiers pas sans bouée et me sollicite pour jouer au « dauphin joyeux ». Quand le soleil s’apaise, je les tire de l’eau pour un tour à la Marsa.
Sur la route, je détaille les oliviers, les lauriers roses, je guette les senteurs de jasmin. Nous longeons la voie du T.G.M.. Je répète T.G.M., ces trois lettres qui résonnaient en moi dans les échos de l’histoire de mes parents, mon père surtout qui, venant de Bizerte et de passage à Tunis, l’utilisait souvent. Pour lui aussi, le T.G.M. semblait résonner comme le mythe. Le tout jeune train était apparu dans les années d’enfance de mon père et lui ouvrait une porte sur la plaine de Tunis jusqu’à la Marsa.
Les vocables TéGéAim ne semblent rencontrer aucun écho chez mes fils. J’en suis déçue. Stupidement. La parole ne doit-elle pas rencontrer une butée pour trouver un écho ?

Joachim et Samuel sont plutôt attirés par le centre commercial, véritable monstre qui a poussé à deux pas de la gare T.G.M. sur ce décor qui me fait l’effet d’un décor d’opérette. Le centre commercial a avalé bien des choses dont le cinéma au sol jonché d’écorces de glibettes. Nous y avions vu « On l’appelle Trinidad ». Les voix des acteurs étaient recouvertes des craquements des graines sous les dents des spectateurs, frénétiques rongeurs.
Dans le centre commercial, nous pourrions être à Paris, Bangkok, Douala ou New-York. Mais on est en Tunisie, oui. Des femmes voilées, des hommes en kéfié côtoient des passantes aux fesses moulées dans des jeans et aux dos dénudés.

À côté du monstre commercial, le café est toujours là, le Khafsi. C’est devenu un bistrot branché avec tables en terrasse. Devant le quatrième coca de la journée, je raconte aux enfants mes excursions au Khafsi avec mon arrière-grand-mère.

-Votre arrière-arrière-grand-mère, régente aux yeux d’azur, adorait jouer aux cartes. Après la sieste, elle s’habillait, revêtait son chapeau à voilette. Elle me confiait son sac, lourd de pièces de 100 millimes. Elle marchait doucement prenant appui sur sa canne d’un côté, sur mon bras de l’autre. Au Khafsi, elle retrouvait ses amies pour une partie de rami. C’était la plus forte. A 100 millimes le point, elle était vite à la tête d’un magot.
Nous profitions tous de son enseignement. De ma mémoire ou d’une photo, qui a fixé ce souvenir ? Dans la salle à manger qui servait aussi de chambre à coucher, l’été, nous nous asseyions à table et elle nous prodiguait ses conseils (dire les règles du rami)
Nous jouions à la scoub aussi. À ce jeu, Nénébon avait rarement le dessus. Nous laissait-elle gagner ? Je ramassais souvent le 7 de carreau et avec lui les meilleures cartes.

Avenue Habib Bourguiba. À l’approche du pont, je retiens mon souffle. Partagée entre le désir de transmettre à mes fils je ne sais quoi de cette Tunisie là et le désir d’accueillir des effluves de ce passé-là, l’effleurement de nos présences, de ces présences-là.
La maison, la véranda, les fenêtres de notre maison. Quelqu’un va-t-il apparaître à la porte, mon grand-père, mon arrière grand-mère, moi petite fille ? Qui habite là maintenant ? Quelles existences ont remplacé les nôtres derrière ces rideaux qui abritent un quotidien énigmatique. Je leur en veux à ces gens qui nous ont remplacé dans ces murs.

Les étés que j’y passais, cette maison était toute habitée de leurs présences, de leurs histoires, celle de ma grand-mère, jeune fille, celle de ma mère, petite fille. Elle y passait ses étés en famille, côtoyant ses amies, les filles du rabbin Kalfon, le fils du peintre Lellouch. La maison de la Marsa, avenue Habib Bourguiba près du pont, portait (porte ?) les traces de cette présence-là, cette petite fille aux yeux cristal, aux cheveux tressés en couronne, aux jambes cagneuses.

Ils ont quitté la Tunisie à l’Indépendance. Il n’y avait plus de travail. Les Français ne s’y sentaient plus à l’aise. Mes grands-parents sont partis avec une valise passer l’été en France. Ils ne savaient pas qu’ils partaient pour toujours. Ma grand-mère Claire me le répétait encore récemment.
Si jeune alors quand elle nous recevait l’été. Son pas alerte nous obligeait à cavaler derrière. Il fallait faire vite toujours : le marché, à manger, aller à la plage à Gamarth, le déjeuner spécial pour mon grand-père et son café avant la sieste, et la vaisselle. A l’heure de la sieste, elle s’allongeait, les orteils en éventail, en poussant des cris « aïe, mon dos ».

Ma grand-mère m’a répété, regardant les meubles de son intérieur parisien : « nous sommes partis pour toujours, avec une petite valise…je ne sais comment ces objets sont arrivés en France, ce grand tapis de Kairouan, ces meubles… On a du les amener petit à petit. »
Ils partirent parmi les premiers, 1957-1958. D’autres sont restés, le fils du rabbin Kalfon, Isaac, qui continua de s’occuper de la synagogue de la Marsa après la mort de son père.

Eté 2007. Verrais-je Isaac? On m’a dit qu’il revenait l’été habiter l’appartement au fond du couloir. Je reviens régulièrement, seule, avec mes enfants, en fin de journée, devant la maison près du pont. De là, se déploie l’avenue qui longe la plage jusqu’à Marsa Cube. Ces palmiers sur fond d’azur, est-ce mon regard qui façonne ce paysage ? Est-ce celui du peintre Lellouch qui multiplia les vues de ce bord de mer ? Ce coin de monde est inscrit en moi.

Un jour, il est là. Assis devant la porte, à l’endroit même où nous nous tenions à la tombée du soir. Mon grand-père en djellabah blanche et en espadrilles apostrophait des connaissances de passage. « Allah Sidi ». Sidi, j’en suis sûre. Mais peut-être disait-il « Yella Sidi ».
Isaac me remet vite quand je lui cite mon ascendance. Il nous invite à boire un verre chez lui. Je passe enfin le seuil. Les azuleros tapissant les murs sont toujours là, la fraîcheur du couloir, la porte à gauche qui ouvre à l’escalier vers la terrasse. Et nos petites voisines, sont-elles toujours là ? À l’heure de la sieste, nous nous rendions chez elles. Elles vivaient avec leur grand-mère, une vieille fatma à l’air doux et résigné, comme ma vieille nouna. Pour raidir leurs cheveux, nos voisines les étouffaient dans des bas nylons. Nous voulions leur ressembler. Elles aimaient les poupées. Nos cheveux déjà si raides, elles les étiraient dans les bas nylons. Nous retenions des cris en perspective du résultat qui nous rendaient si fières.
A l’heure de la sieste et nos cheveux nylons, nous jouions avec elles au volley dans le couloir.

Isaac le sent-il ? Il porte ce que nous fûmes. Dans sa maison d’ascète, il nous offre à boire et à manger des cakes et des pommes. Voilà qui attire les enfants qui se posent enfin. Puissent-ils capter quelques bribes de cette atmosphère, de ces mélodies arabes qui nous parviennent de la rue en contre-bas, de ces fumets de ragoûts aux épices, de ces cris de gens qui s’interpellent, de cet air chaud et humide qui nous enveloppe.
Dans ce petit appartement au fond du couloir, Isaac semble vivre comme un vieil ermite, un lit, une table, quelques verres, une cafetière, quelques gâteaux secs, des fruits. Le dernier bastion d’une civilisation. Mais sa présence, d’année en année, est toujours plus controversée. On augmente son loyer. Il ne sait pour combien de temps encore…

Sur l’esplanade devant la mosquée, je guette comme alors le passage furtif d’une fatma voilée. Mais l’esplanade, comme chaque jour, est à présent remplie de stands. On y vend des livres, des DVD, des gadgets, des lunettes à 3 sous. Je tente de trouver des signes qui me relieraient au passé, le minaret peut-être, le chant du muezzin ?
Flanquée de mes enfants, je suis une errante apatride. Je les force un peu vers le Saf-saf. Ce nom magique ne leur évoque rien à eux. Je leur raconte : le chameau qui tire l’eau du puits, son goût ferrugineux. Je hèle un vendeur de jasmin. Mais la fleur magique, pour eux, ne représente rien, n’ouvre aucune porte. Allais-je oublier qu’une représentation demande une présentation ? Nous en sommes tout juste à la présentation, à l’édification d’un mur qui peut-être, un jour, renverra des échos.

Fermer les yeux. Retrouver ce café la nuit aux néons voilés, le chameau qui tourne autour du puits, le goût salé de l’eau dans le hallab, l’eau sortie de la source, l’eau de source que le chameau a tirée du puits, nous assis sur les bancs du café, ma grand-mère nous rapporte des fricassés dégoulinant d’huile, et des briques à l’œuf, l’odeur du tabac à pipe de mon grand-père qui nous regarde manger en ponctuant de « saha ».

Mes yeux s’ouvrent sur un autre monde, mes enfants à mes côtés. Désillusion ? Non, mes enfants sont là et entre nous, à partir de nous, nous fondons un nouvel univers. Alentour, mes grands-parents, mes parents sont absents. Mais les mélodies orientales s’échappant d’un transistor au fond du café, les odeurs de friture, les femmes en perles et en dorures, toute cette atmosphère libère les âmes de mes ancêtres. À travers eux, j’ai appris à aimer l’étranger, à me sentir un peu chez moi en Orient, en Grèce, en Asie. À travers eux, j’apprécie le proche et le lointain, le familier et l’insolite.

Eté 2007. Je reviens, fantôme, guetter à la source des apparitions d’enfance. La maison de la Marsa dort sous un soleil de feu. Personne. Je me faufile par les escaliers qui mènent à la terrasse. Mes pas ralentissent. Je retiens mon souffle. Je me souviens : l’odeur des buanderies, les fatmas qui étendent leurs larges foutas. Je me souviens : ces petites pâtes faites main par mon arrière grand-mère. Une fois la pâte roulée entre ses doigts, les pâtes tombaient dans un grand tamis. Puis on étendait de grands draps sur la terrasse et on y répandait les pâtes. Elles y restaient des jours jusqu’à être bien dures. .
Je suis seule sur la terrasse aujourd’hui. Seule, je me fais toute petite. Toute petite, je passe les mailles enchevêtrées du temps.
De la terrasse, je me penche sur les cours intérieures. Le matin, à l’heure où l’on prépare le repas –ça prenait la matinée- se rassemblaient dans la cour toutes les odeurs et tous les bruits des appartements : des bruits de vaisselle, des chants et des mélodies arabes, des rires d’enfants, des portes qui claquent au vent. Le matin, à l’heure où l’on prépare le repas, la terrasse est un champ de senteurs : s’y mêlent la menthe et le coriandre, le jasmin et le bêche-bêche, c’est ainsi je crois que dans, dans cette langue d’enfance, on nomme l’anis.
L’après-midi, on monte sur la terrasse encore. On joue à chat, on lance des noyaux de dattes dans la rue et l’on se cache vite. L’après-midi sur la terrasse, on regarde les grands ramages des palmiers caresser l’avenue Habib Bourguiba.
Le soir, on délaisse la terrasse plongée dans le noir. Son mystère nous repousse. Le soir après dîner, nous prenons le frais devant la maison. Mes grands-parents sont assis devant le porche, nous jouons avec les voisines en attendant l’heure de la glace du soir. Je me partage selon les soirs : sandwich à la glace fraise-chocolat ou sabayon. Je le savoure avec son aura, sa célébrité qui le précède dans les mots de mes parents.

Etendue sur cette terrasse, j’ai vu au loin la promenade sur la mer chevauchée de palmiers. Sur la terrasse, j’ai vu au loin nos silhouettes, ceux que nous avons été dans ces strates du temps qui portent les ombres de ceux qui ne sont plus. Sur cette terrasse, j’ai touché le familier. Sur cette terrasse, j’ai appelé ma grand-mère au téléphone. Elle partagea avec moi ces grains d’existence. Par le baiser des mots, je lui ai prêté mon regard.
-Tout a changé Mami. Sur le terrain vague de l’autre côté du pont, de grands immeubles blancs ont poussé… Oui, il y a toujours le marché…
-Tu te souviens les complets au poisson… et les beignets que j’allais vous chercher le matin
-Il y a beaucoup de monde… ils ont construit partout. La synagogue ? Je n’y suis pas encore entrée. Mais on ne peut plus l’approcher. Elle est gardée par un vigile qui interdit les photos… Oui, j’irai au prochain shabbat.

C’était un soir de shabbat. Je revenais de Bizerte. Les souvenirs nous embarrassent-ils ? Devons-nous les mettre de côté pour accueillir l’inconnu et l’insolite des lieux qui en ont été le théâtre ? Quel rapport entre le vieux port de Bizerte que je traverse en étrangère et mon vieux port de Bizerte, celui que je me suis fabriqué à partir des excursions avec mes parents, des récits de mes grands-parents, ceux de mon père, les quelques photos jaunies par les années, le tableau peint par ma tante Nicole qui trônait dans la salle à manger de mes grands-parents et centré par la maison de mon arrière-grand-mère sur le port. Ce Bizerte là est immuable.

La petite maison blanche sur la photo dans ma tête, c’est celle de mon arrière grand-mère, grand-mère Khnina. Je ne l’ai pas connue. Mais j’en ai la mémoire d’une femme très douce. Un temps, elle fut colporteuse. Etait-ce elle ou une autre ? Tout cela se mélange. Les souvenirs des récits de mes parents se dissipent. Pour l’histoire, je dirais que grand-mère Khnina fut colporteuse comme le fut la mère de mon arrière-grand-père maternel. La maison de grand-mère Khnina sur le vieux port de Bizerte abrita les réunions de famille, les jeux de mon père, son enfance avant la guerre. La maison blanche sur le vieux port de Bizerte fut un lieu de joie. Après il y eut la guerre.

Les alliés torpillent Bizerte. Première exode à Tunis. La famille vit dans une école aménagée pour l’occasion. D’autres familles. Les enfants jouent dans la cour. Retour à Bizerte. Deuxième exode. On part en rang serré, en voiture, à cheval, en automobile sur les routes de Tunis. Des familles en grappes fuient les bombardements. Tunis encore. Ma famille est hébergée dans une grande maison. Mon père y apprend le piano avec une vieille dame, une Russe blanche qui a fui la Révolution. Le son du piano m’enveloppe toujours comme lieu d’émotion et de passion.

Venant de Bizerte à la descente du car, j’erre dans Tunis jusqu’à un arrêt du tram. Je suis une touriste dans une ville d’Orient. Etrangère, je vois. Les passants, les avenues traversées s’originent. Ma vue n’est prisonnière d’aucune culture, d’aucune connaissance. Je découvre des quartiers magnifiques, des immeubles aux façades années 30. Je ne savais pas que Tunis était si belle. Dans quel quartier habitait ma Nouna quand elle revint de France en Tunisie pour finir sa vie sur sa terre natale ?

Une fois -je fais remonter cet événement aux jours qui précédèrent la mort de mon grand-père Dodo- de passage à Tunis, je me fis conduire au cimetière juif de Bizerte. Je finis par retrouver la tombe de Nouna couverte de mousse et d’herbes jaunies. De l’eau, une brosse et je nettoyais la pierre tombale jusqu’à ce que son nom apparaisse au grand jour : Henriette Scetbon (….-1970). Ma Nouna est inscrite dans ma mémoire. Elle accompagna mes premières années, ses mains agiles courant sur les canevas, son visage fripé, les filets enserrant ses cheveux gris. Pour mes enfants Nouna rejoint je crois le grand faisceau des âmes.

De retour de Tunis je descends du T.G.M. à la Marsa. C’est soir de Shabbat. Il est encore temps. Je dévale la rue jusqu’à la synagogue. On me laisse entrer. Je monte directement au premier étage. Des femmes inconnues sont déjà assises. Je me fais toute petite. Les hommes, à l’étage en-dessous psalmodient les prières du shabbat. Je veux tout prendre dans mon regard, tout garder dans mes oreilles. Je cherche des yeux le mur où est inscrit le nom de mon grand-père, l’un des donateurs de l’édifice. Isaac m’a dit que les électriciens l’avaient recouvert d’une applique murale mais qu’il allait arranger ça. Les airs des prières sont les mêmes que ceux qu’entonnaient mon grand-père. Je les entends rarement. Ils se transforment au contact d’autres cultures. Faut-il des lieux reculés loin des contacts pour garder cette culture-ci ? En vertu de quoi ? Pour combien de temps encore ?

Mes musiques en Tunisie

Mes musiques en Tunisie

Robert Zittoun


La perception de musiques cohabitant comme des mondes séparés, des planètes différentes diffusant leurs ondes dans l’univers sensible, remonte à ma première enfance. La mémoire musicale de mes premières années est encore plus floue que celle des lieux et des scènes, mais par la suite, les univers culturels devaient s’affirmer dans leur plénitude. La musique arabe constituait un environnement planant sur la ville, sans pénétrer à la maison. La musique judéo-arabe, aux intonations semblables, mais plus proche, plus familière, y résidait de plain-pied; les prières et les airs de synagogue ont tissé un monde sonore, des chants et des airs familiers dès ma première enfance. Mais, les chansons, les airs français, et la musique occidentale m’ont aussi entouré et probablement pénétré dès l’origine, et ont pris une place croissante dans mon goût musical.

Comment ma mère, dont la langue maternelle était le judéo-arabe, mais qui, comme mon père, étudia à l’école française - si bien que ma langue maternelle fut le français- connaissait-elle toutes les berceuses françaises ? Qui les lui avait apprises ? Le fait est qu’elle m’endormait en chantant, entre autres, « Dodo Ninette, Sainte- Élisabeth endormez-moi cet enfant jusqu’à l’âge de quinze ans. Quinze ans sont vite passés, il est l’heure d’le marier. Dans une chambre, pleine d’amandes, un marteau pour les casser, et Robert pour les manger ». Comment, dans ce milieu juif traditionnel, où le catholicisme, avec ses saints et ses processions, était ressenti comme profondément étranger et quasiment idolâtre, Sainte-Élisabeth s’est-elle introduite dans des berceuses pour enfants ? Mystère, mais la tradition s’est instaurée, et par la suite, je chantais les mêmes berceuses pour endormir mes enfants et petits-enfants. Il me fut dit plus tard que ma mère avait appris le violon dans son enfance. J’appris aussi récemment de ma sœur Nicole, qui aime cultiver les mémoires généalogiques, que notre arrière grand-père maternel avait été musicien professionnel, joueur de Oud (son père aurait même été « musicien du bey »). C’est peut-être ce qui incita son fils, mon grand-père Victor, a faire donner des leçons de violon à ma mère, mais on sauta alors d’une culture à l’autre, de la musique orientale à l’occidentale. Le professeur de ma mère était un russe, circulant en ville en vélo, comme le fera plus tard mon propre professeur de piano. Quant à mon père, il aimait chanter et tambouriner différents rythmes sur les montants du lit quand il était allongé pour se reposer.

Le Oud est un instrument enchanteur, que je réécoutais encore avec inspiration il y a quelques jours lors d’un concert de « musique sans frontière » consacré à la musique judéo-andalouse. Le musicien de Oud, accompagné d’un percussionniste de Darbouka, le tambourin classique d’Afrique du Nord, jouait et chantait en arabe en même temps. C’est la partie instrumentale du Oud qui m’émeut le plus, avec ses singularités : tout d’abord le passage progressif et sans transition de la phase pendant laquelle le musicien accorde son instrument, cherchant sa tonalité, à l’entrée dans une musique qui semble toujours improvisée. Et aussi la fréquence, la longueur et l’inspiration des silences, meublés d’une musique intérieure. Enfin cette tendance propre au Oud de s’attarder parfois sur des séquences répétitives. J’avais amené à ce concert mes trois petits-enfants les plus âgés (16 ans à 8 ans)). Ils furent attentifs, mais apprécièrent je crois d’avantage la deuxième partie du concert, où, après une séquence de musique judéo-andalouse chantée en ladino, un jeune et beau guitariste joua avec verve les grands classiques de la musique espagnole, Albéniz, Granados, De Falla et autres.

Revenons à mon enfance. La musique arabe était principalement présente par ses rythmes. De très loin on entendait les percussions, avec les battements sombres et réguliers du tambour grave qui se portait en bandoulière, les sons plus aigus de la Darbouka, et le rythme insistant, obsédant de la plupart des airs arabes « Ta…..Tarara.Ta. Ta…..Ta ». Il y avait sans doute aussi comme fond sonore auquel on ne prêtait guère d’attention, l'appel des muezzins (mais à l’époque, ils n’utilisaient pas encore les haut-parleurs) et, d’une grande beauté par sa mélodie et surtout par ses silences étonnement longs, quand il nous était donné d'en entendre des bribes, la lecture du Coran, chanté par des voix a capella souvent aiguës.

Ma perception de la musique européenne passe, quant à elle, par l’école maternelle puis primaire. A l’une des fêtes de fin d’année de l’école primaire, je fus déguisé en tambour major, avec un de mes cousins du même âge et un autre enfant. La musique enregistrée chantait « Trois jeunes tambours s’en revenaient de guerre »…puis, un peu plus loin « Sire le roi, donnez-moi votre fille », puis, face au refus du roi : « Dans mon pays, y en a de plus jolies ». Une chanson assez proche, bien que sur un air différent, de « Malbrou s’en va-t’en guerre ». Nous ne pouvions savoir alors qu’il s’agissait de Malborough, et que ces chansons françaises se transmettaient de générations en générations depuis des siècles, de même que tout un répertoire que je chantais et jouais plus tard à ma petite-fille Hana: « Frère Jacques », « C’est la mère Michèle qui a perdu son chat », et surtout « Au clair de la lune, mon ami Pierrot ». Cette chanson, je m’en rendis compte bien plus tard, remontait à une époque bien antérieure à l’ère de l’électricité, puisque « Pierrot répondit… Va chez la voisine, je crois qu’elle y est, car dans sa cuisine, on bat le briquet ». Toutes ces chansons, nous les répétions sans même comprendre le sens des mots, mais leurs airs faisaient partie de notre environnement intime. Les valses viennoises constituaient aussi une partie de ce fond culturel. J'ai l'impression qu'on les entendait dans la cour de l'école primaire les jours de fête. En tout cas, mes parents devaient les danser, quand ils allaient parfois au bal le soir, me laissant seul, un peu inquiet et jaloux de leur élégance. De même qu'ils devaient danser le tango, mon père en particulier, car quand il était encore célibataire, avec ses amis et cousins, ils se retrouvaient dans des bals, au Grand Café Riche, ou sur des terrasses d'immeuble, à participer à des concours de danse, que l'oncle Simon remportait immanquablement. Je l'ai vu d'ailleurs moi-même plus tard, cet oncle, dans un de ces bals sur une terrasse une nuit d’été, dans la douceur du climat tunisien, faire des figures de tango incroyables, avec lesquelles j'aurais été bien incapable de rivaliser.

Les airs religieux, avant même qu’on me menât régulièrement à la synagogue, étaient chantés par mon père ou mon grand-père paternel, chez qui nous allions souvent le vendredi soir ou le samedi midi pour un repas de shabbat. La solennité du Kidouch était marquée par un air chanté avec force par le chef de famille. J'étais loin, pendant longtemps, de comprendre le sens des paroles en hébreu, mais l'air chanté, le même par mon père ou mon grand-père, avec cependant un timbre et des intonations de voix différentes entre l’un et l’autre, faisait percevoir un sentiment d'unité familiale et de présence, ici et maintenant, d'une tradition, d'un lien ancestral avec Dieu à qui on s'adressait en le tutoyant: Baroukh Ata Adonaï, « Sois béni, Toi, Eternel ». La solennité devenait encore plus grande et joyeuse les veilles de fêtes. L'air du Kidouch, et celui chanté aussitôt après, (« Chehyanou ») où l’on remercie Dieu de nous avoir fait vivre jusqu’à cet instant présent, beau à pleurer, - et effectivement il arrivait que celui qui prononçait la prière se mette à pleurer -, imposaient le silence. On m'amenait parfois, le lendemain, à la synagogue. Certaines prières étaient chantées en chœur par l'ensemble des fidèles, d'autres, des psaumes en particulier, psalmodiées par l'un ou l'autre dans le recueillement. Il y avait aussi la joie des Seders de Pessah, Pâques. Nous étions nombreux chez mes grands-parents, accoudés autour d’une table basse. On faisait tourner d’abord au dessus de nos têtes le « Chichtou », plateau contenant les ingrédients de Pâques - dont on allait ensuite se délecter en trempant les herbes amères dans le Hrousout, sauce au vin douce et épicée -, en chantant : « Etmoul ayenou avadim… » (Hier nous étions esclaves, aujourd’hui libres, aujourd’hui ici, l’an prochain en terre d’Israël). Puis venait la lecture de la Haggadah, le récit pascal de la sortie d’Egypte, Ha Lahma Anya, puis Ma Nichtena. Je fus préparé par la suite à cette lecture chantée par mon grand-père Braïtou, m’apprenant des airs que je pus continuer à chanter, après mon père, chaque année à Pessah.

Les airs et paroles qui ont ainsi imprégné ma première enfance, je ne pus jamais les oublier. Ils avaient, bien sûr, des intonations judéo-arabes, donc des similitudes avec les airs arabes que l'on percevait à distance, comme un fond musical environnemental. Leurs intonations les écartaient non seulement des tonalités européennes, mais présentaient des spécificités propres au pays et à la ville, avec des nuances d'une ville à l'autre, ou d'un pays d’Afrique du Nord à l'autre. C'est ce qui éveillera plus tard notre nostalgie, et nous faisait nous sentir étrangers quand les mêmes prières, avec les mêmes paroles, étaient chantées, mais avec des variations à certains moments, dans d'autres lieux, d’autres villes que notre Bizerte natal, et, bien plus encore, en France où on se sentait un peu étrangers. A contrario, on se sentait heureux lorsque, à l'occasion, on retrouvait les airs de son enfance. Chaque rabbin avait sa façon de chanter, sa propre scansion, sa respiration, son grain de voix, et son port quand il était à la Bima. Récemment, je fis la connaissance au cours d'un déjeuner amical de notre association des juifs originaires de Bizerte, de la fille du rabbin Lalou Aboujdid, un des trois ou quatre rabbins de notre communauté, une grande figure au demeurant, alliant un goût pour la Boukha, et disait-on un mysticisme lié à sa fréquentation de la kabbale, ce qui aurait expliqué ses fantaisies, son grain de folie. Je racontais à sa fille, selon un souvenir vivace en moi soixante cinq ans plus tard, comment, quand son père priait, il se tenait très droit, avec la jambe droite en hyperextension agitée de petits mouvements nerveux d'avant en arrière. Ce mouvement de jambe, que j'imitais devant elle, s'associait dans ma mémoire à sa voix forte et claire, imposant silence, respect et recueillement.

Mais ces musiques qui ont imprégné mon enfance ne se limitaient pas aux chansons françaises pour enfants et aux airs religieux. Il y avait aussi un environnement sonore qui semblait provenir directement de l'Afrique profonde, avec des noirs masqués et déguisés, faisant des tournées dans les rues sans doute pour gagner quelques sous, et qui dansaient en agitant petites cymbales et clochettes sur un rythme entêtant (Atchik tchika, Atchoum bali). On les appelait les Bouchadia, et nos parents nous menaçaient de leur venue, et qu'ils nous emporteraient si nous n'étions pas sages. Il y avait aussi les orchestres judéo-arabes, bien proches de la musique populaire tunisienne, qui venaient parfois dans les maisons pour des fêtes, de grandes occasions, par exemple lors de la guérison après une maladie. Tambours, binious, flûtes aiguës, chants, tout cela m'impressionnait fort et me faisait même un peu peur. D'autres airs étaient plus joyeux, entraînants, souvent ponctués de youyous, et ce n'est que bien plus tard que je découvris qu'il s'agissait en fait, pour l’un d’entre eux, d'une musique d'origine turque qui avait dû faire le tour de la Méditerranée, adoptée et traduite par chaque communauté, et servant à chanter, dans notre cas, des chants de joie à l'occasion de fêtes et de célébrations juives. Enfin, chez mon grand-père maternel, j'entendais souvent à la radio des musiques plutôt arabo-andalouses, et le Oud à nouveau, si bien que lorsque plus tard je découvris et appris à aimer « Asturias » d'Albéniz, joué justement dans ce concert à Paris récemment devant mes petits-enfants, qui le reconnurent aussitôt, je retrouvais un fonds familial intime.

Nous habitions, dans un immeuble relativement récent, un rez-de-chaussée surélevé. Ceci nous permettait d'observer les passants, et de nous laisser pénétrer par les bruits de la rue. En face de chez nous, un peu en oblique, il y avait une grande place, à la limite entre la nouvelle ville, européenne, et la ville arabe avec en bordure, entre les deux, le quartier juif. J'assistais parfois au passage sous nos fenêtres d'un enterrement arabe. Quatre hommes, que d’autres relayaient, portaient un genre de brancard à ridelles dans lequel reposait le corps, recouvert d'une couverture. Derrière, un cortège d'hommes chantaient une mélopée répétitive, deux phrases de dix pieds dont les paroles restent encore pour moi une énigme: Alala Elala haha ilalala ha, puis les mêmes paroles une deuxième fois, la première avec une chute plutôt plaintive, la seconde résignée. En y repensant maintenant, c'était peut être, ainsi chantée, la profession de foi musulmane: il n'y a de Dieu (Allah) que Dieu (Allah). Mais où allaient-ils ainsi, je me le demande aujourd'hui ? Leur direction n'était pas un quartier arabe, ni même un de ces cimetières musulmans que je découvris plus tard, en dehors des murs de la ville, du côté arabe, au nord, vers le Fort des Andalous. Ils se dirigeaient plutôt au sud vers le canal qui bordait la ville européenne, un grand canal menant de la mer vers le grand lac de Bizerte. Allaient-ils, avec le mort, prendre le bac et passer sur l'autre rive, vers cette banlieue arabe, Zarzouna, qu'on voyait de loin avec ses minarets? Était-ce comme un passage du Styx ?

Mais on voyait aussi par la fenêtre des scènes plus joyeuses. Par exemple, lors de la fête musulmane de l'Aïd, des calèches bariolées, chargées à l'extrême d'enfants (des filles surtout, très fardées et apprêtées) qui chantaient sans cesse d'un air joyeux « Amchina ou jina », puis une deuxième phrase que je ne comprenais pas. La première voulait dire: « Nous sommes parties et revenues » ce qui correspondait bien à ce va-et-vient incessant et gai. Il y avait aussi la musique arabe, le plus souvent chantée, que l'on entendait à longueur d'année déversée par les haut-parleurs des cafés voisins sur les trottoirs et le terre-plein de l'autre côté de la place. Je n'aimais pas trop ces voix qui semblaient ressasser inlassablement leurs mélodies, sur une tonalité bien différente de la tonalité européenne à laquelle nos oreilles étaient déjà accoutumées. Il y avait cependant des chanteurs célèbres, tels Abdelwahab et Farid El Atrach, que l'on voyait parfois à l'envers de l'écran, quand il y avait sur la place des projections publiques de films égyptiens. Dans un style oriental, chamarré et baroque, ces films présentaient des similitudes avec le cinéma hollywoodien, montrant, jouées par des acteurs jeunes et beaux, les mêmes scènes d'amour chaste, bien artificielles, parsemées de chants avec accompagnement d'orchestre oriental constitué principalement de nombreux violons.

Notre univers sonore était surtout imprégné de musique européenne. Je ne me souviens plus comment dans cette période d'avant-guerre où on commençait juste à avoir des radios, certains airs se sont imposés à nous, les enfants, et nous les reprenions parfois en chœur. L'air du Toréador du Carmen de Bizet avait en particulier un grand succès. Une fois même, et ce fut sans doute pour moi un événement, malgré mon âge précoce, on m'amena à un concert de musique européenne en plein air, dans un espace proche de chez nous. Le seul souvenir que j'ai gardé de cette première expérience symphonique est celui d'une grande fête, où le cadre – un grand jardin – comptait autant que ce que j'ai pu entendre. Pour être complet, il faut parler des revues militaires, fréquentes à Bizerte, ville de garnison. Nous nous massions le long d'une grande avenue en bord de plage. Les troupes défilaient aux sons des clairons et tambours. Tous ces airs militaires, scandant les pas des soldats, me sont restés définitivement familiers, bien que je ne les entende plus guère.

La guerre apporta des airs et des rythmes différents. D'abord les élèves des écoles italiennes qui défilaient en chantant des chants fascistes: « Giovinezza, Giovinezza... ». Puis, après le débarquement des alliés en Algérie, vint l'occupation allemande, qui heureusement ne dura que six mois, de novembre 1942 à mai 1943. On voyait défiler les troupes avec de grands bruits de bottes, en marche saccadée et affirmée. Ils chantaient en chœur en particulier « Haïdi Haïdo », (ou « Haïli, Haïlo », ou quelque chose d'approchant ?), un air martial, jeune, impressionnant, scandant la marche. Comme l'occupation est associée dans ma mémoire, dès alors, aux rafles des juifs à travers les terrasses la nuit, pour les emmener dans les camps de travail forcé, et plus tard, après la libération, aux premières photographies des camps de concentration, et de ce que l'on appela plus tard la Shoah, j'eus par la suite ce chant en horreur. Aussi ai-je eu le plus grand mal à l'entendre chanté un soir, de la bouche d'un jeune allemand, lors d'une traversée en bateau de Marseille vers Israël.

La libération fut au contraire un débordement de joie et de rythmes: les soldats alliés, anglais et américains, arrivaient avec le jazz, et le swing. C'était l'époque où j'assistais – de loin le plus souvent – aux premiers bals et « surprises-parties ». On entendait chanter, jusque tard dans la nuit: « Alouette, gentille alouette... ». Mais nous invitions aussi des militaires musiciens à domicile; je ne sais plus bien sur quels instruments ils jouaient. Bref, l'ambiance était heureuse, hollywoodienne, la guerre déjà oubliée, alors qu'elle se prolongerait en Europe, avec ses horreurs, encore plus de deux ans.

L'époque 1943-45 (nous étions encore réfugiés à Tunis, ayant fui Bizerte intensément bombardée dès novembre 1942) fut aussi associée à tout un ensemble de chants sionistes en hébreu. Ma mère m’avait, en effet, dès la libération, fait adhérer à un mouvement sioniste, qui m'inculqua, en réaction à l'antisémitisme, la fierté d'être juif et le droit de se défendre plutôt que de plier l'échine sous la haine et la persécution. Je ne comprenais pas bien le sens de ces chansons en hébreu, mais elles étaient gaies et entraînantes. Il y avait bien sûr la Hatikva, que l'on chantait lors de la levée du drapeau et dans les grandes occasions, avec quelques différences dans les paroles par rapport à celles finalement retenues pour l'hymne national israélien. Mais aussi des airs plus intimes que l'on chantait ou écoutait autour du feu, pendant les camps dans la forêt de montagne à Aïn-Draham. Les filles, plus âgées, que l'on regardait du coin de l'œil, apportaient une discrète touche intime, affectueuse et érotique. Ces chants ont voulu amener une génération à l'héroïsme – d'ailleurs, un des membres de notre mouvement, plus âgé, partit vers 1946 illégalement en Palestine, et mourut au combat contre l'occupant anglais -. A l'époque, l'Irgoun, dans son combat armé contre les soldats britanniques et les ennemis arabes, apparaissait comme le mouvement naturel de résistance des juifs contre des adversaires, et aussi bien contre les ennemis mortels, les nazis, puisque une des héroïnes dont on célébra les hauts faits, Hannah Szenes, fut torturée et exécutée par les allemands après un parachutage en Yougoslavie pour tenter de sauver les juifs de Hongrie. Le mouvement militant pour la création d'un état juif indépendant se termina peu après la proclamation en 1948 de l'État d'Israël, dans une partie qui nous parut étriquée de la Palestine historique dont nous rêvions. Ces chants scouts du Bétar, je ne les retrouverais que beaucoup plus tard, un soir de Pâques à Paris, au restaurant de la rue Médicis, quand un des convives, d'à peu près mon âge, et qui faisait comme moi des études de médecine, se mit à les chanter, avec conviction et entrain.

Ma première vraie expérience de musique classique se situe peu après la libération de Tunis. Mes grands parents maternels habitaient depuis l'évacuation de Bizerte dans un réduit minuscule et sombre, rue de Marseille, au fond d'une cour, mais en plein centre ville. Tout à côté, dans une vaste galerie, il y avait le cinéma Colisée avec une grande salle comme on en faisait à l'époque. On y donnait Fantasia, le film de Walt Disney, donc des dessins animés qui ne pouvaient que plaire à un enfant qui avait déjà une grande culture de Disney. Je pus y aller seul. Les saynètes étaient vives, amusantes, bien faites. Surtout, elles illustraient parfaitement les pièces musicales, dont je m'imprégnais: L'apprenti sorcier de Paul Dukas, Une nuit sur le mont chauve de Moussorgski, La ronde des heures de Ponchielli, et tant d'autres. La musique symphonique était parfaitement intégrée aux péripéties et aux mouvements des personnages avec une harmonie donnée à percevoir de façon directe, immédiate, à un public enfantin et inculte.

Rentré à Bizerte, en 1945, alors que je poursuivais mes études secondaires, en 4ème à l'époque, je pris l'habitude d'écouter la radio la nuit. Les postes de l'époque, avaient de gros boutons que l'on tournait pour changer de longueur d'ondes. On écoutait Radio Tunis, dont l’indicatif, je l'appris plus tard, était le fragment d'une escale de la pièce symphonique du même nom de Jacques Ibert, compositeur trop méconnu. Sauf que de ces escales musicales en Méditerranée, c'est une escale dans un port d'Espagne qui avait été choisi par radio Tunis ! Mais ce n’était pas trop grave, puisque nous restions en Méditerranée. Je parcourais ensuite seul, le soir, le monde des stations de radio, et souvent, je tombais au hasard sur un concert. L'acoustique ne devait pas être très bonne, mais malgré le crachotement du poste, je percevais les sonorités, les harmonies, le rythme, le mouvement. Mes premières découvertes de Bach, Mozart, et Beethoven doivent dater de cette époque. Mon amour pour ces compositeurs et leurs œuvres, la certitude que j'acquis peu après qu'ils étaient les vrais dieux de la musique, remontent à cette époque. Je fus aidé pour acquérir ce goût par un copain proche, Jo, qui avait déjà une certaine culture musicale, et me fit comprendre par exemple que la complexité contrapuntique de Bach, s'élevant en un monument de pureté, faisait penser aux beautés des cathédrales (dont j'ignorais tout pourtant). Mais je fus aidé surtout, dans mon apprentissage, par les concerts des Jeunesses Musicales de France, qui tournaient dans toutes les villes de Tunisie, avec un public nombreux et attentif. Ces concerts des JMF représentèrent une œuvre pédagogique immense, dont je ne suis pas sûr qu'elle ait été poursuivie, avec la même qualité de présentations et d'exécutions, pour les jeunes de notre temps. J’assistais aussi parfois à des tournées de chanteurs plus ou moins célèbres. C'est ainsi que j'ai vu un jour de près, à l'entrée du cinéma Colisée de Bizerte, avant qu'il entre dans la salle pour son tour de chant, Charles Trenet, le fou chantant. Nos voisins d'en face, habitant comme nous au rez-de-chaussée, avaient pour leur part une affection particulière pour Edith Piaf, dont les chants traversaient la rue jusqu'à nous. Je ne l'aimais pas trop à l'époque, lui trouvant une voix trop réaliste et un peu vulgaire. Cette voix prenait aux tripes, et je faisais peut-être une collusion entre ses intonations, et le métier de sage-femme de la voisine, un métier qui la mettait au contact des réalités féminines les plus intimes.

Assez vite, je fus pris d'un désir irrépressible de jouer moi-même d'un instrument. J'eus du mal à convaincre mon père, qui tenait les cordons d'une bourse modeste. Un jour, à un déjeuner de shabbat midi chez mes grands-parents paternels, alors que mon père et moi étions attablés avec mes grands-parents autour d'une table ronde magnifique, avec des hors d'œuvre colorés en attendant la rituelle et toujours délicieuse T'fina camoun de ma grand-mère H'nina, je repris la discussion, et pour vaincre la résistance de mon père, je pris mon grand-père Braïtou à témoin. J'obtins finalement gain de cause...en profitant du décès d'un voisin ! Son épouse, une femme grassouillette et toujours bien mise et fardée, avait un piano dont elle ne pouvait plus jouer durant son veuvage. Les deuils à l'époque étaient marqués par toute un ensemble de conventions sociales, telles que la tenue noire – pour les hommes souvent réduite à un simple brassard noir – et l'abstention de musique jouée ou écoutée! Le piano fut donc transporté chez nous. Il fallait maintenant trouver un professeur. Mon ami Jo avait comme professeur de piano une certaine Madame Plotto. Ce fut elle.

Madame Plotto faisait partie de cette petite colonie de russes blancs qui avaient fui la révolution soviétique, emmenés par une escadre, et qui se retrouvèrent finalement dans différents ports de la Méditerranée, dont Bizerte. J’ai su plus tard, en feuilletant les archives d'une chambre de garde à l'hôpital Sidi-Abdallah, proche de Bizerte, que l'escadre avait été maintenue en quarantaine du fait d'une épidémie de choléra ou de typhus à bord, avant d'être autorisée à débarquer. La petite colonie russe, dont beaucoup étaient des nobles de l'époque tsariste, vécut petitement. Beaucoup étaient musiciens, et jouaient ou enseignaient la musique. C'était le cas de Madame Plotto. Elle vivait dans un petit logement d'une pièce, au centre de la ville européenne, avec, dans un coin de la pièce, une icône. Elle était, je crois, comtesse. Pendant ses leçons, elle recevait parfois la visite d'amis. Souvent c'était un vieux monsieur, qui lui faisait un baisemain en s'inclinant. Leurs échanges étaient discrets, en russe, pendant que la leçon se déroulait avec attention. Je croisais aussi parfois Madame Plotto en ville. C'était une femme grande et maigre, elle circulait toujours en vélo. Elle fut pour moi un grand professeur, je lui dois tout. Si je joue encore maintenant des sonates de Mozart – en y trouvant un immense plaisir, approchant leur beauté et leur grâce quand je les joue tant bien que mal, plus encore que quand je les entends sous les doigts d’un célèbre interprète -, c'est à elle que je le dois. J’y mettais aussi sérieux et application, et peut-être un certain talent, quoique je sois très loin de l'oreille absolue et reste bien incapable de jouer par cœur sans partition. Il y eut aussi un effet d'entraînement de mon ami Jo, qui avait commencé le piano avec Madame Plotto bien avant moi, et jouait déjà très bien certaines pièces de Chopin. Il prenait, sur son piano à queue, un air inspiré, et il lui arrivait de prétendre improviser, ce qui de fait correspondait à un déluge de notes sous ses doigts petits et nerveux.

J'eus droit, avec Madame Plotto, à un enseignement rigoureux qui me permit très vite de jouer certaines pièces, les rudiments de solfège étant enseignés et appris presque intuitivement, à partir de règles simples sur les hauteurs et durées des notes. La base de ma progression fut « Les classiques favoris du piano ». Mes progrès furent rapides, puisque, dès la troisième année, j'étais parvenu au 5ème volume. Cela me permit de faire connaissance avec tous les grands compositeurs classiques: non seulement Bach, Mozart, et Beethoven, mais aussi Haydn, Haendel, Rameau, Couperin, et les romantiques, Schubert, Schumann, Chopin, Field etc. Ces pièces que je jouais tous les jours en les répétant avec le moins de fautes possibles pendant mes leçons, m'apportaient un plaisir immense. Une fois, je me souviens, j'avais eu une forte grippe, avec beaucoup de fièvre, qui me bloqua dans ma chambre quelques jours. Outre les soins traditionnels de ma mère (cataplasmes, ventouses etc.) mon principal soutien fut une pièce de Haendel que je venais d'apprendre. Encore aujourd'hui, cette pièce est associée chez moi à la maladie et la convalescence.

Madame Plotto avait une force pédagogique extraordinaire, pour stimuler non seulement l'apprentissage du piano, mais le goût de la musique. Une fois, par exemple, on avait annoncé à Bizerte le récital d'un pianiste qui allait interpréter, entre autres, la Sonate Pathétique de Beethoven. Madame Plotto me proposa d'apprendre le mouvement lent, et j'arrivais assez bien, je crois, avant le récital, à jouer cet adagio cantabile. Le plaisir de l'entendre sous les doigts d'un professionnel en fut considérablement accru, car je reconnaissais chaque note, chaque nuance. Le répertoire auquel madame Plotto me donnait accès ne s'arrêtait d'ailleurs pas aux grands classiques. Ou du moins ces classiques allaient jusqu'à Debussy: tandis que mon copain Jo interprétait les arabesques, elle me donna à jouer la Cathédrale d'Ys, cette pièce sombre et grave où l'on « voit » la cathédrale s'enfoncer dans les flots, et je crois que je m'en sortis pas trop mal. J'appris ainsi en tout cas à aimer Debussy, premier pas vers les musiques contemporaines. Il y eut aussi une pièce d’Albéniz, je ne me souvins plus bien laquelle, qui évoquait le balancement des palmes, rythme naturel en pays méditerranéen. Madame Plotto jouait elle-même rarement. Elle aimait parfois, cependant, prendre la place de l’élève et interpréter, pour montrer les capacités du registre pianistique, la Campanella de Liszt, pièce que je réécoutais par hasard récemment. Je la revois avec ses avant-bras maigres et ses doigts longs passer avec quelle agilité, faisant des allers et retours, au dessus du clavier, des notes graves aux aiguës et des aiguës aux graves

Malheureusement, après trois ans, ce qui était quand même assez long, le veuvage de la voisine prit fin, le piano fut repris, et j'en fus privé, ainsi que des cours de Madame Plotto, qui se désolait. Elle fit même des propositions pour m'aider à continuer, qui ne furent pas retenues. Je n'osais plus lui parler quand je la croisais sur son vélo, et je n'ai plus entendu parler d'elle depuis que j'ai quitté Bizerte. J'aurais tant aimé lui exprimer ma reconnaissance, lui dire tout ce que je lui devais. Elle est morte sûrement maintenant, et seule son âme pourrait percevoir ce sentiment que j'éprouve envers elle, et ce qu'elle m'a donné, comme je l'éprouve envers Monsieur Gommeaux, mon professeur de lettres classiques au Collège Stephen Pichon, qui nous a fait aimer la chaleur des grecs, entrer directement dans l'univers d'Homère, et découvrir la littérature moderne, en particulier Stephan Zweig dont il nous lut une nouvelle, une fois en fin d'année. Un ami d'ailleurs m'a transmis récemment une photo de classe, où je le retrouvais, avec le même aspect physique que je lui ai connu il y a soixante ans, un homme grand, un peu penché en avant, timide. Je n'eus plus comme ressource, pour jouer de temps en temps, que d'utiliser le piano du Collège aux heures de récréation, jouant - mal, et sans plus aucun progrès dès lors -, et mal à l'aise comme si je faisais quelque chose d'interdit et de subreptice. La dernière pièce que je me rappelle avoir ainsi joué, dans cette salle claire et lumineuse, mais trop passante, fut un impromptu de Schubert.

L’année du PCB à Tunis, (préparations aux études médicales, à l’Institut des Hautes Etudes) fut particulièrement dure : beaucoup de travail, des études scientifiques auxquelles mon année de philo ne m’avait guère préparé. Mes parents m’avaient loué une chambre dans l’appartement d’une dame dont le mari, médecin, était décédé. Son fils faisait lui-même des études de médecine en France. Deux autres jeunes hommes, plus âgés que moi, avaient également loué des chambres dans cet appartement, assez grand, dans une rue du quartier juif qui plus loin, aboutissait à la Hara, le ghetto juif. Ces colocataires étaient des israéliens, envoyés par l’Agence juive pour aider à l’immigration de jeunes défavorisés en Israël. Ils étaient tous deux sionistes de gauche, mais l’un plutôt tendance Mapaï (Ben Gourion), l’autre plus à gauche, marxiste tendance Mapam. Ils avaient des discussions sérieuses et acharnées sur la possibilité de transmission des caractères acquis, théorie prisée par les marxistes. Nous venions de vivre l’époque où Lyssenko et l’idéologie soviétique officielle, par cette théorie lamarckienne, rejetaient la génétique moderne de Mendel et faisaient prendre un retard de plusieurs décades à la science russe. Pour ma part, tout en goûtant leur compagnie, je m’intéressais d’avantage au piano du séjour. Une fois de plus, grâce à une veuve, je pus retrouver mon plaisir favori et refaire une partie du retard après quelques années d’interruption.

Les bruits de la rue étaient cependant bien différents. Non loin de là se postait tous les jours un vieux mendiant juif qui demandait l’aumône en répétant inlassablement : « Sdaka fi sdaka » (qu’on peut traduire par justice par la charité, le même mot d’hébreu, tsedaka, signifiant les deux). On entendait aussi les rires des prostituées se dirigeant vers leur quartier de Sid Abdel Aguèche, et parfois les bruits de disputes en judéo-arabe. Avec mes nouveaux amis du PCB, toute une promotion qui allait suivre ensuite le même cursus d’études de médecine, se retrouvant plus tard à la Cité Universitaire de Paris, ce fut une autre paire de manches : l’un d’entre eux, Claude Sultan, mon futur beau-frère, disposait d’une grande cave où nous nous retrouvions pour des surprises-parties. Il y avait aussi les monômes, où nous défilions dans les rues de Tunis, en blouses et déguisés, agitant des fémurs, et chantant à tue-tête des chants de carabins.

Mais pour moi, la plus grande joie, la vraie compensation par rapport à cette première année difficile de séparation d’avec mes parents et d’études intensives fut le Théâtre Municipal de Tunis, pour ses opéras et ses concerts. Mon goût n’était pas encore très formé pour les premiers, et j’aimais bien le Faust de Gounod. Je trouvais surtout du plaisir à entendre la Belle de Cadix chantée par Luis Mariano (Tchik Atchik Atchik Ayaya). Mais les concerts étaient nombreux et riches d’émotions artistiques. Nous avions en fait des programmes exceptionnels. J’ai eu la chance d’écouter une fois Yehudi Menuhin interprétant le concerto pour violon de Beethoven. Il était jeune, beau, se tenait droit, et jouait avec une étonnante sobriété de mouvements. La beauté et l’émotion à l’état pur. Une autre fois, ce fut un concert avec une pièce de Messiaen – eh oui, Messiaen – avec Yvonne Loriot aux ondes Martenot. Je sus dès cette époque, quitte à surprendre mes amis, distinguer empiriquement dans la musique contemporaine ce qui avait du goût et de la profondeur. Messiaen était à l’époque jeune et productif. Je savais qu’à Paris, il improvisait tous les dimanches en l’église de la Trinité, mais quand j’arrivais à Paris, un an plus tard, je ne franchis jamais le seuil de l’église.

Plus tard, lors de mon retour en Tunisie à la fin de mes études pour mon service militaire, je constituais ma collection de disques : on venait de passer aux 33 tours, et j’eus rapidement un nombre important de disques couvrant une bonne partie du répertoire, depuis les classiques jusqu’aux modernes du 20ème siècle, Prokofiev et Bartók en particulier. Je découvris et adorais le concerto pour violon de Bartók interprété par Yehudi Menuhin. Ecouter ces disques représentait ma principale distraction. Ce fut même la seule les fois où nous étions consignés dans nos quartiers, par exemple pendant quelques semaines à la suite du bombardement par l’armée française, en pleine guerre d’Algérie, de Sakiet-Sidi-Yousef. Cela me permit de respirer avec les lieds de Schubert chantées par Elisabeth Schwartzkopf, dont j’appris chaque nuance. Plus tard je terminais mon service militaire comme médecin embarqué dans un escorteur d’escadre et faisant le tour des ports de Méditerranée. Je restais souvent au carré des officiers, faisant le quatrième au bridge, pendant que les autres joueurs alternaient selon les moments où ils étaient libres ou de quart. Mon musicien préféré à l’époque fut Ravel, et en particulier les deux concertos pour pianos. C’est en les écoutant que je revins un jour à Bizerte, lors d’une escale. La Tunisie n’était déjà plus mon pays. Je ne devais y retourner que comme touriste, et, plus tard, pour essayer de préserver et restaurer les vestiges dévastés du cimetière juif de Bizerte.

Musique, soleil, eau bleue, toutes les cultures de mon enfance noyée dans ce paysage et ces sonorités. Mariage étonnant du religieux et de l’art, de l’orient et de l’occident, des tonalités et des scansions, de la lumière et de la musique, toute une richesse mémorielle et renouvelée qui allait m’accompagner toute ma vie.

Le 17 mai 2009
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