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Ne soyez pas modestes, tout rappel peut être enrichissant, n’hésitez pas à utiliser votre propre vocabulaire, à manier l’humour ou le sérieux, les signes de richesse (y compris intellectuelle) ou les preuves de la pauvreté (y compris d’un moral oscillant). Vous avez toute liberté d’écrire à la condition que vous fassiez preuve de responsabilité puisque d’une façon ou d’une autre nous représentons tous un groupe de personnes qui a aimé la Tunisie et qui a pour d’innombrables raisons, choisi de vivre sur une autre terre.

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vendredi 31 décembre 2010

Influences italiennes sur le judaïsme tunisien par Lionel LEVY

Influences italiennes sur le judaïsme tunisien

TUNISIENS ET LIVOURNAIS : TENSIONS ET PARENTÉS

(Paris, Mairie du XVIe 5/01)

L’histoire des communautés juives, plus encore que celle des peuples d’Europe, ne se conçoit qu’en termes de longue durée. On ne peut rechercher les influences italiennes sur le judaïsme tunisien en se bornant aux temps modernes, et encore moins à l’époque contemporaine des nationalités qui a vu naître l’Italie.

L’espace musulman.-

A partir du IXe siècle la Tunisie est comprise dans un ensemble occidental musulman du sud méditerranéen englobant l’Espagne, le Maghreb et la Sicile. Les liens culturels et humains tissés entre les différentes régions de cet espace maritime concerneront particulièrement leurs différentes communautés juives. Ils ne s’interrompront pas, même après la rechristianisation progressive de l’Espagne du Xe au XVe siècle et de la Sicile au XIe siècle. Les ruptures politiques et religieuses affectant les uns ou les autres de ces pays seront pour les Juifs l’occasion d’autres liens puisque tour à tour des Juifs d’Afrique du Nord, au XIIe siècle, émigreront en Espagne, en Sicile et en Italie, alors que des Juifs siciliens, puis espagnols et portugais s’établiront dans le Maghreb aux XIVe et XVIe siècles. La position stratégique et économique de Kairouan, point de rencontre des caravanes entre Orient et Occident, rejaillit sur Tunis, porte ouverte sur les républiques marchandes d’Italie. Au XIVe siècle Tunis était la seule place du monde musulman où toutes les grandes maisons de commerce florentines avaient fondé des succursales. Pour Yves Renouard, Tunis faisait alors partie des 25 principaux centres commerciaux du monde.

Rappelons déjà au XVe siècle la grande osmose entre les communautés juives de Tunisie et de Sicile. Cette dernière, forte de 40 000 personnes, est de loin la plus importante. Nous savons par les documents des consuls de Venise qu’en 1470 Ferugeo, juif sicilien de Trapani établi à Tunis, y attend la livraison de 18 bottes de vin casher. Son père n’est autre que le chef de la communauté juive de Tunis, ce qui nous ouvre des perspectives insoupçonnées sur les influences réciproques, 140 ans avant l’arrivée des Livournais. Combien de Juifs siciliens, après 1497, ont-ils émigré en Tunisie ? Dans quelles conditions s’y sont-ils fondus ? N’ont-ils pas contribué à la remarquable ouverture des Juifs de Tunis? Parmi les marchands actifs à Tunis on relève à cette époque un nommé Calipapa dont le nom sous la forme Galipapa ou Galipe se retrouve à Barcelone. Mais il y a longtemps que l’émigration des Juifs d’Espagne vers le Maghreb a commencé.

Au XVe siècle, la nouvelle puissance de la Tunisie Hafside, alors que les Italiens subissent la pression des Turcs en Méditerranée orientale, ouvre une dure compétition entre Vénitiens, Génois et Florentins pour le contrôle de ce marché occidental. Les Génois souffrent d’une mauvaise réputation auprès des Tunisiens. Ils ne tiennent pas leurs engagements contrairement aux Vénitiens. Ces derniers ont d’abord la préférence car ils assurent des liaisons maritimes régulières entre Orient arabe, Espagne et Europe du Nord. Mais les Florentins s’imposeront sur le plan financier grâce à la qualité de leur monnaie et à leur réseau bancaire international.

Des Livournais portugais dans un Tunis espagnol.-.

Au début du XVIIe siècle, les Livournais, qui sont encore des hispano-portugais bien plus que des Italiens, bénéficient certes de la tradition de leurs marchands habitués depuis toujours au grand négoce vers l’Orient, le Maghreb, l’Italie et les Pays-Bas, mais héritent des circuits maritimes vénitiens et de la réputation toscane. En 1615, un Manoel Carvalho, très vraisemblablement de la famille dont est issue une dynastie de rabbins médecins et marchands livournais de Tunis, organise un circuit maritime Rotterdam, Tunis, Venise, Alexandrie. Livourne deviendra vite le centre méditerranéen principal des marchands d’origine nouvelle-chrétienne, détrônant Venise. Au début du XVIIIe siècle, d’ailleurs, les doges de l’orgueilleuse sérénissime adressaient une véritable supplique aux Massari de la Nazione Ebrea de Livourne pour les inciter à s’établir dans leur ville, afin, disaient-ils, de ravivare il nostro estenuato commercio. Ainsi ces hommes de la Nation, comme on les appelle en Europe, remplissent-ils en pays d’Islam l’ancienne fonction de Venise et de Florence.

Il serait faux de croire que ces Nouveaux-Chrétiens soient apparus à leurs coreligionnaires tunisiens comme tombés de la planète Mars. Pour les Juifs maghrébins les Juifs ibériques ne sont pas des étrangers. Tout grand marchand tunisien ou algérien faisait autrefois le voyage de Valence, de Séville ou des Baléares. Il existait encore à Tolède en 1492 des Hayat, des Zerah, des Hayon. Beaucoup de “Portugais” ont fait une étape, soit à Oran, soit dans les places fortes portugaises du Maroc. Ils ont été encouragés – ou parfois forcés – à s’y rendre parce que leur connaissance de l’arabe est utile. Dès le début du XVIe siècle on voit dans ces places marocaines, les Darmon, Pariente, Levy, Carilho, Caçuto, familles qu’on trouvera à Tunis du XVIIe au XIXe siècle, tous pratiquant l’arabe que les marchands portugais n’ont jamais abandonné plus d’un siècle après la reconquista. On peut donc soutenir que l’arrivée des Portugais de Livourne au XVIIe siècle à Tunis ne signifiait pas encore l’intrusion de l’Italie dans la société maghrébine, mais l’un des nombreux recyclages ibériques qu’elle a connus.

Si ces Portugais de Livourne ouvrent si volontiers à Tunis, à partir de 1615, des comptoirs stables ou provisoires, c’est qu’ils y disposent désormais de puissantes et nombreuses relations. Non seulement les deys y sont favorables aux nouveaux-chrétiens comme les Sultans de Constantinople, mais, depuis 1609 Tunis est devenue une grande ville espagnole. Le Dey Othman, en effet, et c’est la politique de La Porte, a donné asile à des dizaines de milliers de Morisques espagnols chassés par Philippe III. Il leur a octroyé d’importants privilèges. Huit sur dix des syndics de corporations, les amine, sont morisques – on dit “andalous”. L’amine des chéchias, toujours andalou, est de droit président du tribunal de commerce. Cette forte minorité constitue l’élite de la société tunisoise. La vieille ville de Tunis conserve les magnifiques palais qu’elle a construits. Ces “Andalous” sont en grande majorité des Espagnols du Nord ayant perdu depuis des générations l’usage de l’arabe, et continuent pendant au moins un siècle et demi à parler et à écrire l’espagnol. Cela explique que les quelques grands marchands livournais installés à Tunis aient privilégié l’espagnol, qui est d’ailleurs leur langue de culture, de préférence au portugais, langue populaire et administrative à Livourne même. Ils n’utiliseront le portugais que dans leurs correspondances avec Livourne.

NOTE On nommait "Nouveaux-Chrétiens" les juifs convertis au catholicisme de gré ou le plus souvent de force, et suspectés de continuer à pratiquer le judaïsme. Les Moriscos, en français "Morisques", étaient des
espagnols musulmans convertis de force et restés massivement fidèles à l'Islam. Leur expulsion avait été différé sous la pression des propriétaires des grands domaines agricoles dont ils formaient l'essentiel de la main d'oeuvre. Leur expulsion définitive fut consommée par Philippe III en 1609. Plusieurs dizaines de milliers trouvèrent refuge en Tunisie, d'autres dans le Languedoc où ils se fondirent dans la masse, phénomène explicable par l'absence de persécution et d'inquisition
.

Ces Livournais que leurs coreligionnaires désignent “les commerçants” au même titre que les chrétiens les nomment “gens du négoce” ont-ils influencé au moins les élites juives tunisiennes ? C’est certain. Mais linguistiquement c’est l’espagnol qu’ils diffusent plutôt que l’italien. Ce dernier est utilisé dans les actes notariés passés au Consulat de France, grâce au régime des capitulations dont les Juifs dits “francs” sont bénéficiaires, mais lorsqu’il s’agit d’actes sous-seing privés, même à la fin du XVIIIe siècle on voit des marchands livournais et tunisiens utiliser ensemble l’espagnol. L’influence n’est pas unilatérale. Tout d’abord il y a les rapports confessionnels. Les premiers nouveaux-chrétiens arrivés en Toscane ne sont pas circoncis. La circoncision d’anciens chrétiens en terre chrétienne est périlleuse. Les fonctionnaires toscans complaisants le conseillent aux nouveaux venus : allez donc vous faire circoncire à Tunis. Ainsi sont organisés des aller-retours Pise-Livourne-Tunis où cette dernière ville prend une nature missionnaire. Plus tard lorsque des Livournais séjourneront à demeure à Tunis, ce sont des Tunisiens qui formeront leurs premiers rabbins. C’est le cas des rabbins Tsemah Sarfati et Abraham Taïeb dont le disciple Isaac Lumbroso sera le premier rabbin de la nouvelle communauté portugaise. On a parfois décrit cette séparation comme un schisme, accompagné d’un véritable coup de force. Mais les choses se sont passées paisiblement. Le rabbin Ouziel Elhaik affirme que la création d’une synagogue portugaise indépendante a été acceptée comme une décision de Dieu. Des accords écrits ont été passés. Du reste, en 1741, à la mort d’Abraham Taïeb, son disciple Isaac Lumbroso devient rabbin des deux communautés, ce qui montre qu’il subsistait entre les deux groupes au moins une parenté, et que l’indépendance des Livournais n’avait rien à voir avec le schisme de Luther.

Deux sociétés différentes et parentes.-

Pourquoi deux communautés ? Des jeunes récemment posaient la question presque avec irritation, par le regard anachronique d’une génération qui a connu la Shoah et Israël, oubliant d’ailleurs que l’avènement de la société israélienne n’a nullement effacé les différences historiques et culturelles. Chacun avait ses raisons. Les quelques chefs de famille livournais ayant ouvert comptoir à Tunis appartenaient à la grande bourgeoisie, l’une des plus anciennes d’Europe. À Rome déjà, la communauté locale avait voulu bénéficier par rapport aux nouveaux venus, Espagnols, Catalans ou Siciliens, d’une autorité tenant au “droit du sol” (jus soli). Ces étrangers ne voulant pas se soumettre créèrent plusieurs synagogues distinctes. À Tunis, les chefs de la communauté tunisienne invoquèrent un “droit d’aînesse” justifiant, à leurs yeux “l’assujettissement” des nouveaux venus à leurs coreligionnaires déjà sur place. Cette revendication n’avait aucune chance d’être acceptée par des Livournais qui venaient d’obtenir en Toscane une consécration sociale sans précédent et qui apparaissaient en Méditerranée, pour reprendre les termes de Filippini, comme une véritable puissance.

On pourrait se demander pourquoi les Tunisiens avaient invoqué un droit “d’assujettissement” sur ces Portugais, alors que les précédentes vagues d’immigration ibérique n’avaient jamais provoqué de conflit de pouvoir et même que les rabbins espagnols et catalans avaient pris la direction des communautés autochtones. C’est oublier qu’au début du XVIIe siècle la situation était tout à fait différente. Loin d’apporter des rabbins de prestige, les Livournais demandaient aux Tunisiens de les initier à un judaïsme auquel ils revenaient après parfois un siècle et plus. On conçoit que ces incirconcis adultes, parfois vieux, même lorsqu’ils venaient en Afrique pour y subir une circoncision, étaient observés comme des gens impurs à qui l’on ne pouvait accorder de pouvoir dans la communauté. Haïm Zafrani a expliqué que les Juifs marocains qui reçurent avec chaleur les exilés de 1290 et 1492 au point de leur confier la direction de la communauté, reçurent avec suspicion et distance les anciens marranes de 1550 à 1600, refusant même de reconnaître aux Cohen leurs attributions sacerdotales.

On a vu qu’à Tunis cette séparation n’a pas empêché la collaboration théologique. Les œuvres du rabbin livournais Isaac Lumbroso, juge des deux communautés, furent imprimées après sa mort, en 1768, par son ancien disciple Yeshua Cohen Tanugi. Au XIXe siècle il arriva aux deux tribunaux rabbiniques de siéger en commun pour trancher un litige concernant deux plaideurs tunisiens, les frères Nataf, événement qui ne doit pas être étranger au fait qu’une branche de la famille Nataf était établie à Livourne. Enfin, à la veille du Protectorat, les synagogues livournaises de Tunis accueillaient des foules de Tunisiens, en bonne harmonie.

La séparation n’empêchait pas la collaboration commerciale. Dans un contrat passé en langue italienne entre David de Montel de Livourne et un groupe de marchands livournais et tunisiens de Tunis, le 15 avril 1776, de Montel a pour mandataire non point un Livournais, mais un Tunisien, “il Signore Eliau Attal”. Parmi les marchands associés dans cette opération d’exportation de cuirs on trouve de nombreux Livournais mais aussi Salom Bizis, Joseph Coen Zardi, Samuel d’Ioseph Semama et Salom Mareh. Dès 1743 d’ailleurs on trouve un Bises (Bessis) parmi les notables de Livourne, administrateur d’une œuvre de bienfaisance. Dans un autre contrat du 25 août 1779 interviennent les mêmes parties. Cette fois il s’agit d’un contrat rédigé en espagnol et traduit en italien. Les intervenants tunisiens, mis à part le mandataire Attal, sont 4 sur 19. Apparemment ils comprennent l’espagnol, langue à cette époque encore répandue à Tunis, chez les Livournais et les Andalous, deux catégories avec lesquelles les grands marchands juifs tunisiens ont nécessairement des contacts. A Tunis encore le 15 avril 1782 un contrat de société est passé en langue espagnole entre des membres des familles Enriches et Franchetti et d’autres Livournais (Coen de Lara, Nunes, Kaiki – Haïk–). Le contrat est traduit en italien par Jacob Spinosa, Livournais de Tunis, ce qui peut laisser penser que les Livournais de Tunis utilisaient davantage l’espagnol que l’italien.

L’influence tunisienne sur les Livournais de Tunis et de Livourne est frappante en tous cas sur un plan gastronomique dès le XVIIe siècle. En 1650 on trouve dans les connaissements des navires à destination de Livourne mention d’expéditions de sacs ou tonneaux de couscous en provenance des ports du Maghreb. Il est vrai que ce mets était connu en Andalousie au moins au XIIe siècle. Il existe d’ailleurs un nom spécifique, espagnol et portugais : acuzcuzù, devenu tant à Livourne que chez les Livournais de Tunis : cuscussù. Il est vraisemblable d’ailleurs que ce plat ait été déjà adopté à l’occasion de séjours dans d’autres régions du Maghreb, en particulier le Maroc. En tous cas ce plat, avec quelques autres, est encore cuisiné à Livourne, malgré l’extinction de la plupart des vieilles familles.

Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que les Livournais de Tunis commencent à s’identifier à l’Italie. Mon sentiment est que l’une des causes de la prédominance de l’italien est l’effacement progressif des langues ibériques à Livourne même, mais aussi que l’arabisation progressive des Maures andalous a marginalisé l’espagnol à Tunis. Affectivement il y a le fait que l’idée nationale commence à émerger en Italie, avec un progrès chez les Juifs des idées nouvelles et d’un sentiment universaliste les rapprochant des autres Toscans et Italiens. La percée de la franc-maçonnerie chez les Livournais de Tunis et de Livourne s’accorde mal avec un repli communautaire. Si cet engouement vers la maçonnerie a été combattu vigoureusement par les rabbins tunisiens, c’était bien parce qu’il risquait de contaminer leur propre groupe, ce qui était déjà une forme d’influence italienne. Car en même temps s’amorce un début de modernisation des marchands juifs tunisiens, grâce à leur avènement dans le négoce international. Cette évolution économique les porte à sortir d’Afrique dans deux directions qui les mêleront étroitement aux Livournais : Livourne et Marseille. À Livourne, les nombreux commerçants maghrébins qui prennent place se font “ballotter”, c’est-à-dire obtiennent leur intégration à la Nazione Ebrea et la nationalité toscane. Cette nationalité se perd après deux ans d’absence, et d’ailleurs, retournés à Tunis, ces Tunisiens d’origine sont revendiqués par leur communauté si bien que, contrairement à ce qu’on a cru, il y a peu de recrutement livournais à Tunis même. Ainsi la famille Junès, algériens français établis à Livourne. Angiolo Junès, fixé à Tunis, commence par s’inscrire chez les Livournais; mais sans doute fait-il l’objet de revendication de la communauté tunisienne, si bien qu’on le voit en 1875 président de la délégation tunisienne du Comité pour la création des Ecoles de l’AIU. Or les Junès sont alliés de plusieurs grandes familles livournaises de Tunis, des Guttières, Santillana, Levy, Cittanova ayant épousé des sœurs d’Angiolo. Il y a une autre façon de devenir Livournais : c’est de s’installer à Marseille. Marseille fut jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, interdite aux Juifs. Mais le privilège accordé aux Portugais permet aux Livournais (de Livourne et de Tunis) d’y créer une communauté portugaise. Les statuts prévoient référence expresse aux usages de Livourne, et adoption de l’espagnol comme langue communautaire. Les Livournais de Marseille, comme ceux de Livourne même, ont une politique pluriethnique et intègrent largement non seulement des Comtadins, qui obtiennent ainsi, grâce à un passeport livournais, le droit d’établissement à Marseille, mais des Maghrébins, surtout tunisiens, et des Gibraltariens.

Cette percée des Maghrébins en Europe s’accompagne de mariages mixtes, beaucoup plus fréquents qu’à Tunis. Si par la suite à Tunis les choses bougent ce sont les représentants de ces familles “livournisées” par ces séjours marseillais et livournais qui initieront de tels mariages. L’occidentalisation de la bourgeoisie juive tunisienne est ainsi en marche, alors que les litiges intercommunautaires se durcissent curieusement. N’y a-t-il que l’explication fiscale, souhait chez le groupe le plus pauvre et le plus nombreux de mieux partager les ressources ? Il y a aussi le fait qu’apparaît plus clairement après ces expériences européennes, le prestige des Livournais auxquels on se mêlait à Livourne ou Marseille, mais qui sont plus fermés à Tunis. Les “livournisés” redeviennent Tunisiens, car leur groupe les revendique ; mais il n’acceptent plus la ségrégation. La grande ambition de fusion des deux communautés c’est le vif désir d’effacer toute différence sociale entre la nouvelle bourgeoisie et l’ancienne. La tendance s’affirme même dans la moyenne bourgeoisie. L’on voit les parents d’une jeune fille Slama bouder l’union de leur fille avec un Smadja, parce que les parents du promis seraient “très arriérés, très tunisiens”(Annie Goldman : les Filles de Mardochée). Comme ce mouvement coïncide avec l’italianisation des Livournais, il est désormais de bon ton de s’italianiser. C’est concomitamment que Livournais et grands-bourgeois tunisiens s’italianisent au début du XIXe siècle. Contrairement à ce qui a été parfois avancé, ce ne sont point les nouveaux immigrants qui déclenchent l’italianisation. Celle-ci a commencé à Tunis en même temps qu’à Livourne. C’est la Révolution française qui a réveillé le nationalisme italien dès deux côtés de la mer. Les Juifs y seront sensibles plus que d’autres parce que la restauration en Italie a été une insupportable régression. Or les liens sont restés très étroits avec Livourne, parce que les courants migratoires dans les deux sens sont restés très actifs.

L’influence italienne part d’abord des Tunisiens de Livourne et de Marseille rentrés à Tunis. Un fait est peu connu, c’est la grande importance culturelle des domestiques toscanes. Les Livournais, depuis que la charte de 1593 leur en a accordé expressément le droit, emploient des domestiques et nourrices chrétiennes et toscanes. Ainsi pour les enfants de grandes familles juives tunisiennes qui adoptent cet usage réputé de bon ton, la langue maternelle devient l’italien. Paul Sebag m’expliquait son propre cas. Issu d’une famille notable juive tunisienne, il n’a parlé qu’italien durant sa première enfance, élevé par la bonne d’enfants que sa mère, née Attal, avait été engager à Livourne où une branche des Attal vivait encore. Mais l’usage gagna même par la suite la bourgeoisie sicilienne. Mon ami Adrien Salmieri, historien des Siciliens de Tunisie, m’a lui-même raconté que, comme les Livournais, il avait été élevé par une servante toscane.

A cet italien d’initiés devait succéder peu avant le Protectorat un italien de masse grâce à l’arrivée de forts contingents d’Italiens du Sud, Siciliens, Calabrais et Sardes. Ces immigrés pauvres ne parlent que leur patois. Ils se mettent vite à l’arabe, mais leur italianisation sera le fait des Livournais, brusquement promus au rôle d’élite intellectuelle et bourgeoise de tout un peuple chrétien. Certes le Protectorat amorce vite la francisation des élites juives tunisiennes, mais Tunis devient une grande ville italienne. L’italien est nécessaire pour se faire comprendre du plombier, du menuisier, du marchand de poisson, de la femme de ménage. Dans les régions de colonisation sicilienne comme le Cap Bon, les Juifs côtoient les Italiens, les engagent comme agents de maîtrise ou cadres, ou s’emploient auprès d’eux. Ce pluralisme culturel fera, aux yeux de Fernand Braudel le charme incomparable de Tunis : «Je fis halte à Tunis, la ville nord-africaine, méditerranéenne, déjà levantine, que je préférais à toutes les autres...L’Italie et la France, tout en se querellant, y avaient greffé sur un vieil héritage la ville la plus joyeuse, étonnante et capiteuse que j’aie jamais connue (...) Poésie, lumière, joies de la table (....) plaisir éperdu de la mer (...) La Méditerranée est, pour moi, mélange (...) Tunis me plaisait : un mélange. »

Ce pluralisme n’eût pas été possible sans la présence de cette vieille bourgeoisie livournaise cultivée et progressivement renouvelée depuis la fin du XVIIIe siècle. Car dès cette date les nouvelles familles qui s’installaient à Tunis y trouvaient des parents déjà sur place. Ce climat n’aurait pu s’expliquer davantage en ignorant que les élites juives tunisiennes s’étaient depuis longtemps mêlées aux élites livournaises, en influences réciproques et fructueuses. Mais les évolutions nationales devaient diviser entre eux les Livournais en groupe français, minoritaire mais puissant, et italien, très majoritaire. L’action sociale et culturelle des Livournais italiens : hôpitaux, écoles, journaux, les rendrait indispensables à la présence italienne, mais provoquerait à leur égard l’hostilité française. Les conventions franco-italo-tunisiennes de 1896 consolideraient le pouvoir des élites livournaises en consacrant l’autonomie culturelle italienne, la liberté professionnelle et la garantie de la nationalité par le droit du sang. Une Italie dreyfusarde s’attirerait les sympathies juives dans une Tunisie soumise aux retombées de l’antisémitisme algérien. Mais l’Italie mussolinienne devait pervertir cruellement l’héritage humaniste du Risorgimento. A partir de 1938 l’histoire allait fusionner les deux communautés dans la France. L’aspect administratif et politique, la dissolution de la communauté portugaise en 1944, n’irait pas sans blessures, car les Juifs plus que tous autres ressentent les atteintes à la mémoire, et aussi par cet aspect discriminatoire : les Juifs de nationalité italienne se voyaient interdire toute fonction au sein de la communauté fusionnée. L’intolérance frappa tous les groupes religieux : les catholiques italiens se virent interdire leur procession spécifique du 15 août de la Madonna di Trapani. Ils devraient désormais pratiquer leur religion à la française. Il reste que dix-huit ans plus tard tous Juifs de Tunisie emportaient en France une part d’Italie, et dans leur découvertes touristiques de l’Italie retrouvent une part d’eux-mêmes.

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