Bienvenue

Ouvrez vous à l’espérance vous qui entrez dans ce blog !

Et ne vous croyez pas obligés d’être aussi puissants et percutants que Dante. Si vous avez eu plaisir à lire les lignes qui suivent et s’il vous est arrivé de passer d’agréables moments à vous remémorer des souvenirs personnels heureux de votre vie en Tunisie ; si vous éprouvez l’envie de les partager avec des amis plus ou moins proches, adressez les -- sous une forme écrite mais la voix sera peut-être bientôt aussi exploitable -- à l’adresse : jean.belaisch@wanadoo.fr et vous aurez au moins le contentement d’être lus à travers le monde grâce à l’internet et à ses tentacules.

Vous aurez peut-être aussi davantage c'est à dire que d’autres personnes, le plus souvent des amis qui ont vécu les mêmes moments viendront rapporter d’autres aspects de ces moments heureux et parfois corriger des défaillances de votre mémoire qui vous avaient fait prendre pour vérité ce qui était invention de votre cerveau émotionnel.

Ne soyez pas modestes, tout rappel peut être enrichissant, n’hésitez pas à utiliser votre propre vocabulaire, à manier l’humour ou le sérieux, les signes de richesse (y compris intellectuelle) ou les preuves de la pauvreté (y compris d’un moral oscillant). Vous avez toute liberté d’écrire à la condition que vous fassiez preuve de responsabilité puisque d’une façon ou d’une autre nous représentons tous un groupe de personnes qui a aimé la Tunisie et qui a pour d’innombrables raisons, choisi de vivre sur une autre terre.

Bienvenue donc et écrivez dès que vous en sentirez l’envie.


Un des responsables de ce qui pourrait aussi devenir un livre, si vous en éprouvez le désir !

REMARQUE : Les articles sont rangés par années et par mois .

Dans la rubrique "SOMMAIRE" vous ne trouverez que les premiers articles publiés c'est à dire jusqu'à fevrier 2009. Les autres sont classés sous la rubrique "ARCHIVES DU BLOG".

La meilleures façon de trouver un article est d'écrire le nom de l'auteur dans la barre de recherche située en haut à gauche et indiquée par le dessin d'une loupe. Puis de cliquer sur la touche " ENTREE" du clavier. Tous les textes écrits par cet auteur apparaîtront.

mercredi 21 avril 2010

HAYAT Georges- 92 ans Une tranche de vie ! mémoires

Georges Hayat a écrit ses mémoires. Il a commencé à les rédiger à 89 ans sous l’impulsion de ses enfants et petits enfants.
Le contenu de ces mémoires passe en revue des années qui ont marqué la jeunesse juive tunisienne. Elles sont passionnantes à lire pour tous ceux qui ont vécu l’épopée du Cercle des Nageurs Tunisiens aussi bien que les années qui ont conduit à l’indépendance de la Tunisie. Elles décrivent même une partie de cette période où les juifs avaient vécu dans une liberté sur laquelle "notre cher Maupassant" avait insisté plusieurs années auparavant et alors que cette liberté était loin de celle réelle que nous avons connue.
En voici quelques bonnes pages. Bonne lecture !
Si vous voulez lire la totalité de ces mémoires, il vous suffira de vous rendre sur le site http://www.lulu.com/fr
Puis d’écrire le titre entier du livre et vous pourrez l’obtenir en pdf.

92 ans Une tranche de vie ! Je ne regrette rien…
Mémoires de Georges HAYAT

P 46-49
Du fait de notre typhoïde, nous sommes restés à La
Goulette en septembre, octobre et novembre. Ce dernier mois
fut pour Hubert et moi le début d'une longue convalescence.
Nous n’avions pu, ni lui ni moi, rentrer en classe en octobre.
J'aurais dû entrer au Grand Lycée en sixième avec latin et
anglais. Je ne fus autorisé à reprendre les classes qu'avec un
trimestre de retard, puisque ma rentrée eut lieu après les
vacances de Noël.
Je n’étais pas du tout préparé à cette nouvelle vie du
secondaire. De plus, je ne trouvais aucune compréhension de la
part de certains professeurs qui ne voulaient pas prendre en
compte mon retard et m’aider à surmonter ce handicap.
Certains d’entre eux me prirent en grippe et se moquaient, par
exemple, de mon accent anglais ou de ma difficulté à assimiler
les déclinaisons latines. Mes parents n’avaient pas les moyens
de me faire aider. Au fil des mois, je perdais pied et me laissais
aller à la facilité de ne rien faire et de chahuter.
Mon professeur principal, M. Laforgue, enseignait le latin et
le français. Nous étions une classe de quarante élèves de douze
à quatorze ans. La majorité de la classe était composée de
jeunes Juifs tunisiens, comme moi, de quelques Juifs français
par naturalisation, de Français de souche – fils de
fonctionnaires ou de petits commerçants – et de cinq ou six
Tunisiens musulmans issus de familles bourgeoises. Ce
mélange avait deux conséquences : une forme de frontière
résultant du milieu social ou national de chacun de nous, mais
aussi la connaissance des uns et des autres. Ainsi, au fil des
années, de forts liens s’établirent entre nous.
M. Laforgue se faisait chahuter par l’ensemble des sixièmes
dont il avait la charge, et au fil des années on lui attribua le
surnom de Gagallousse. Nous savions qu’il ne supportait pas
les parfums. Nous nous arrangions, à tour de rôle, pour venir
en classe parfumés. Le résultat était immédiat : toute la classe
s’arrêtait, le parfumé venait au tableau et le prof désignait un
élève pour aller passer la tête du parfumé sous la fontaine de la
cour. Imaginez le chahut que cela occasionnait !
Pour compléter ce tableau, notre professeur d’histoiregéographie
était une femme : Mme Giraud. Pauvre femme !
C’était un des professeurs les plus chahutés du lycée.
Interrogations écrites, compositions se déroulaient selon notre
bon vouloir, plus exactement du bon vouloir des redoublants
et des plus costauds physiquement. Du chewing-gum mis dans
la serrure de la classe interdisait d’ouvrir la porte pendant un
bon moment, ce qui rendait impossible l'organisation du
devoir prévu. Il arriva même que Mme Giraud demande à
l’élève Taieb de prendre la porte et que celui-ci se lève et enlève
la porte de ses gonds !
Le lycée avait le surveillant général le plus dur. Il était d’une
grande sévérité et avait pour habitude de rentrer inopinément
dans une classe, particulièrement dans les classes précitées. Il
repérait les élèves les plus chahuteurs, les faisait sortir et les
punissait par une retenue ou une colle le dimanche.
Un jour, je tombai dans le piège et fus collé un samedi de 14
à 16 heures. Cette colle tombait mal : c’était le dernier jour de
classe avant les vacances de Pâques. Depuis longtemps, avec
des copains, nous avions fixé cette date pour « sortir » avec des
copines au Belvédère. Ce jour-là, il faisait un temps magnifique.
Je me rendis à 14 heures au lycée et rentrai en salle de
permanence. Au bout d’un moment, j’ai vu le ciel bleu et
imaginé les copains au Belvédère avec nos copines. Je me suis
levé et j’ai ouvert la porte de la classe. Le surveillant l’a coincée
avec son pied pour m’empêcher de sortir, mais j’ai tiré très fort
et suis sorti. J’ai aperçu à la fenêtre de son bureau le surveillant
général, M. Figre, qui m’a aussitôt repéré. Je me suis précipité
vers la sortie de la rue Guynemer et suis tombé sur Figre qui
me barrait la sortie. Je ne réfléchissais plus. J’ai joué avec lui en
allant de droite à gauche, puis par une feinte je passai sous ses
bras et pris la fuite vers l’avenue de Paris. Les élèves présents
firent un beau chahut. Mon coeur battait très fort, car je savais
que la sanction tomberait. Durant les vacances, je surveillais le
courrier en espérant subtiliser la lettre annonçant à mes parents
mon aventure. La lettre parvint la deuxième semaine des
vacances et mes parents apprirent mon exploit et la sanction
qui s'ensuivait : huit jours d’exclusion avec, comme punition,
l’analyse grammaticale de Philémon et Baucis. Ce fut quinze
jours terribles : interdiction de sortir, de lire, de m’amuser.
Même, Hubert était dépassé et ne comprenait pas mon geste.
Ce geste était le résultat de mon mal-être en classe où je ne
suivais plus rien et perdais pied dans toutes les matières.
J’ai terminé l’année scolaire tant bien que mal sur le plan du
travail, mais mon effort était trop tardif et je redoublai.

P 93 0 104
Cette année a été la plus belle de notre carrière sportive.
Nos nageurs remportèrent de nombreux titres nord-africains et
l’équipe de water-polo décrocha enfin le premier titre, ôtant
leur suprématie aux équipes algéroises. Le public de cette ville
ne nous aimait pas beaucoup du fait de nos origines. Pour
nous, c’était une double victoire.
En juillet, les championnats de France de natation se
déroulaient à Paris. Après notre visite obligatoire à Marseille,
nous prîmes le PLM (train Paris-Lyon-Marseille) en troisième
classe, banquettes en bois ! Notre arrivée à Paris tombait en
pleine effervescence due à la victoire du Front populaire. Paris
vivait un moment historique et beaucoup d’entre nous étaient
pour ce que représentait, sur divers terrains, cet événement qui
voyait naître des forces politiques qui pourraient s’opposer à la
montée de forces obscurantistes.
Paris, en cette fin de juillet, était en pleine ébullition. Mais
nous étions des spectateurs lointains, d’autant que notre
objectif premier était le Championnat de France de natation
qui se déroulait à la piscine des Tourelles, à la porte des Lilas.
Le sérieux de notre travail pendant des années allait recevoir
sa récompense : Gilbert Taieb remporta le titre de champion
de France au 100 mètres brasse et au 100 mètres crawl
catégorie « cadet ». Son frère Zizi Taieb enleva le titre de
champion du 100 mètres dos. Gilbert Naim se qualifia pour la
finale du 100 m crawl et, grande cerise sur le gâteau, notre
équipe de relais 10 x 100 mètres enleva à la surprise générale ce
titre tant envié. Le relais de Gilbert Naim contre le champion
de France Jean Taris fut déterminant, Gilbert remportant la
course d’une courte main. Notre équipe comptait maintenant
treize champions de France.
J’ai gardé un grand souvenir de cette période et de notre
défoulement après ces succès. Un événement particulier est
resté dans ma mémoire : j’adorais le jazz et, un soir, avec
quelques copains, nous nous sommes rendus dans une boîte de
nuit de la rue Delambre, à Montparnasse. Il s’agissait du Jimmy’
s. Rien à voir avec les suivants. Un monde fou, l’orchestre « le
Hot Club » de France avec Panassie, Django, Feret, Grapely.
J’ai dansé, mais surtout écouté. Le lendemain soir, j’y retournai
seul et pris une place proche de l’orchestre. Feret fit attention à
moi et engagea la conversation, si bien qu’en fin de compte,
vers 5 heures du matin, j’étais encore là, et qu’à ma grande joie,
Feret m’invita à les suivre dans un bistrot où ils retrouvaient
d’autres musiciens pour faire un « boeuf ». Voir et entendre ces
musiciens se faire plaisir et tenter de se surpasser reste pour
moi un grand moment de ma vie.
Retour triomphal à Tunis. Familles, amis, supporters
nombreux à notre arrivée au port. Une véritable fête nous
attendait. Et le lendemain, reprise de nos diverses occupations.
Je reprends mon travail ; l’un de mes patrons, président du
club, me reçoit avec le sourire, content et fier de nos résultats.
Puis, il me dit avec un sourire : Georges, vous vous êtes trop
longtemps absenté pour le sport : vos collègues rouspètent.
J’eus également un sourire, mais jaune. Les jours qui suivirent
posèrent à nouveau le problème.
L’entraînement reprend. Nous retrouvons avec plaisir le
milieu familial, nos copains, nos amusements. Nous lisons avec
plaisir toute la presse qui parle de nos succès durant cette
campagne à Paris.
Les retombées des lois du Front populaire nous réjouissent.
La guerre d’Espagne avec ses développements nous
enthousiaste et nous inquiète. Les fascistes italiens de Tunis
relèvent la tête et se manifestent de plus en plus sur la
revendication « Tunisia Nostra » et aussi « Corsica Nostra ».
Des équipes de natation italiennes se déplacèrent en Tunisie
pour nous rencontrer. Les Italiens étaient à l’époque parmi les
deux premières équipes de water-polo d’Europe avec les
Hongrois. Les supporters italiens se servaient de ces rencontres
pour tenter d’affirmer leur supériorité et, à travers cela, la
supériorité du régime. Et souvent les gradins de la piscine se
transformaient en rings.
Décidément, l’année 1936, sur le plan sportif, devait nous
apporter de grandes satisfactions.
Nous poursuivions d’une façon très sérieuse nos
entraînements, sous la houlette de notre entraîneur Henry
Schaffer, grâce à qui nous obtenions de nombreux succès tant
en natation qu’en water-polo.
Ce mois d’août, nous avons sacrifié nos bains de mer et
séances de plage ! Deux fois par jour, nous allions à la piscine
du Belvédère.
Le premier entraînement se déroulait vers 12 h 30. Pour
moi, je sortais du travail à 12 heures, je dévalais la rue de
l’Église, l’avenue de France pour prendre le tramway n° 5 en
marche à la hauteur de la cathédrale, face à la Résidence
générale, pour arriver à la deuxième porte du Belvédère où se
trouvait la piscine. Le temps de se déshabiller, puis de se
présenter à l’entraîneur qui indiquait le programme de
l’entraînement. Cela variait entre nageurs et poloïstes.
L’entraînement durait une heure.
Le travail, en été, reprenait à 15 heures. Je reprenais le
tramway. Je trouvais mon repas prêt à la maison. Quelquefois,
un ou deux copains déjeunaient avec moi. Un petit repos et
reprise du chemin pour rejoindre mon travail au souk El
Attarine. Dans la même journée, à 19 heures, fin de mon
travail, je refaisais le même chemin qu’à midi. À 19 h 30
commençait le deuxième entraînement, plus centré sur le
water-polo. Cette séance durait jusqu’à 21 h 30. Nous
refaisions le même chemin pour être à 22 heures environ à la
maison pour dîner et se coucher pour récupérer de cette
double journée : travail et sport. Notre entraîneur faisait
quelquefois le contrôle pour vérifier que nous ne ressortions
pas.
En définitive, ce travail fut payant, car nous fûmes une fois
de plus champions d’Afrique du Nord de water-polo, ce qui
nous qualifiait pour disputer le tournoi final d’où sortait le
champion de France.
Ce tournoi devait se dérouler fin août à Cannes, au Palm
Beach. Quatre équipes étaient qualifiées : les Enfants de
Neptune de Tourcoing I, champions de France sortants, la
deuxième équipe de ce même club, le Cercle des Nageurs de
Marseille et notre club : le Cercle des Nageurs de Tunis.
À la même époque se déroulaient à Berlin, sous le régime
nazi, les Jeux olympiques. Jeux qui soulevèrent de nombreux
problèmes du fait que les nazis utilisaient ces jeux dans un but
politique.
Comme prévu, ce déplacement me posait personnellement
un problème vis-à-vis de mes patrons, qui m’avaient déjà
prévenu qu’il n’était pas envisageable que je quitte une
troisième fois mon travail. Rien à faire, le niet était fort. Malgré
les démarches de l’entraîneur, des dirigeants et des supporters,
rien. Puis, trois jours avant le départ en direction de Marseille,
un de mes patrons me dit : Voilà, Georges, nous vous
autorisons à partir, mais en congé sans solde. Joie très forte,
mais aussi tristesse, car mon manque de salaire allait peser sur
ma vie à Tunis, mais également au cours du séjour sur la Côte
d’Azur.
Si mes souvenirs sont bons, en m’embarquant j’avais sur
moi une cinquantaine de francs pour mes frais de poche. Tout
était pris en charge par le club : hôtels, repas, transports. Ce
n’était pas lourd et mes parents ne pouvaient pas m’aider. Mais
la participation à cette compétition – et vivre sur la Côte
d’Azur une dizaine de jours à l’époque – n’était pas à la portée
de tout le monde.
Arrivée à Marseille. Hôtel Bristol sur la Canebière. Le
lendemain, au restaurant, pour le petit déjeuner, nous
rencontrâmes de nombreux Japonais qui n’arrêtaient pas de se
plier en deux pour nous saluer. Nous n’étions pas habitués à ce
genre de révérences. Le soir même, nous retrouvions nos
voisins de l’hôtel à la piscine pour un triple match : Japon,
Marseille, Tunis en natation et water-polo. Les Japonais étaient
de retour des Jeux olympiques de Berlin. Nous étions très fiers
d’être opposés à des « olympiens », surtout nous, Juifs, alors
que les jeux s’étaient mis au service des nazis ! En natation, ils
nous ont ridiculisés, mais en water-polo nous avons gagné.
Pendant notre séjour à Marseille, des manifestations
importantes se déroulèrent à l’issue de la victoire du Front
populaire, mais aussi en signe de solidarité avec la République
espagnole que Franco, aidé par les fascistes italiens et les nazis,
voulait renverser par la guerre civile. Une anecdote : les
trainings que nous portions portaient en grosses lettres les
initiales du club CNT., aussi les manifestants pensaient sur
nous étions des représentants du syndicat espagnol portant le
même sigle et nous étions fortement applaudis.
Pour préparer dans les meilleures conditions le tournoi final
du championnat de France au Palm Beach, endroit très à la
mode à l’époque, nous allâmes nous mettre au vert à Menton.
La piscine était attenante au casino de Menton. Nous nous
retrouvions le matin tôt pour la préparation physique et la
natation. À l’issue de cet entraînement, les clients du casino
arrivaient. En général, il s’agissait d’une clientèle de haut niveau
social. Un client était particulièrement assidu : il s’agissait du
champion du monde de boxe poids moyen Marcel Thil,
accompagné de son épouse et de sa fille. En tant que sportif de
haut niveau, il appréciait notre entraînement. Il fit notre
connaissance et nous annonça qu’il serait à Cannes pour être
notre premier supporter. Nous revenions le soir à la piscine,
qui était mise totalement à notre disposition pour nous
permettre de nous entraîner au water-polo. Cette séance durait
deux heures.
Menton avait un caractère populaire avec, à cette époque,
une population plutôt modeste à laquelle s’ajoutaient en cette
fin août 1936 les « congés payés », conquête de 1936. Nous
étions plongés dans notre préparation et notre vie se résumait à
hôtel-piscine-hôtel. Le travail était très dur physiquement, mais
également psychologiquement, car affronter cet événement
était énorme pour nos petites têtes de 18-20 ans vivant en
Tunisie et disputant pour la première fois une finale de
championnat de France !
Le moment de se rendre à Cannes était arrivé et le jour de
notre première rencontre en demi-finale était proche. Nous
fûmes logés à l’hôtel Martinez, sur la Croisette, hôtel de très
grand standing. Nous avions, il est vrai, des chambres à deux
avec vue intérieure. Mais nous profitions de tous les services,
sauf du petit déjeuner et des repas que nous prenions à
l’extérieur pour des raisons financières.
En 1936, Cannes était une ville très snob et seule une
certaine élite profitait des plages et du charme particulier de
cette ville. Or, en cette fin août, les « congés payés étaient là »
aussi. J’ai vu des gens entrer dans la mer habillés, car ils
n’avaient jamais vu la mer ! Nous qui vivions près de la mer
nous étions abasourdis, nous ne comprenions pas que des
hommes et des femmes adultes soient subjugués par la mer.
Cette image, ainsi que celle de groupes étendant sur la plage
des draps pour installer leur déjeuner avec le litron, le saucisson
et le pâté, faisait pousser des cris d’indignation aux hôteliers
restaurateurs, qui voyaient dans ces « congés payés » les
responsables de la fuite de leur clientèle huppée. Le monde a
changé depuis et la démocratisation des vacances a multiplié la
fréquentation de tous ces endroits qui étaient réservés à des
privilégiés.
Pour nous, les choses sérieuses devaient se dérouler le
week-end suivant au Palm Beach de Cannes. Cet
établissement : casino, spectacles de haut niveau, restaurant,
etc., était l’un des lieux de plaisir de la Côte d’Azur les plus
recherchés. Une piscine olympique de plein air allait servir de
lieu pour le tour final des championnats de France 1936 de
water-polo.
Dans la presse, le quotidien sportif de l’époque, L’Auto, ne
donnait pas cher de notre peau, disant que nous étions des
figurants « honorables » pour un événement de cette
importance. Le même son de cloche se répercutait dans la
presse locale. Elle précisait que face à nos adversaires, les
Enfants de Neptune de Tourcoing 2, alors que l’équipe 1 de
cette ville détenait le titre de champion de France depuis une
décennie, nous n’avions pas nos chances, et que la finale se
jouerait entre les deux équipes soeurs.
À la piscine de Menton, un public nombreux assistait à
notre entraînement. Un spectateur nous suivait de près et nous
encourageait : Marcel Thil. Il nous disait que notre jeunesse
était notre atout majeur et que nous pouvions renverser tous
les pronostics.
Le vendredi, nous étions de retour à Cannes à l’hôtel
Martinez, sur la côte. Après le dîner, petite promenade sur la
Croisette, puis retour à l’hôtel pour un somme qui devait nous
amener le lendemain après-midi à notre demi-finale. Nuit
agitée avec insomnie pour certains, cauchemars ou féeries pour
d’autres.
Midi, repas frugal, puis direction Palm Beach. L’entraîneur
nous réunit et donne la composition de l’équipe. C’est la
meilleure. Je n’en fais pas partie, étant toujours barré, au poste
d’arrière, par Gaston Haggiage, l’un des meilleurs mondiaux à
ce poste. Je ne serai donc que le premier remplaçant, au cas où.
Cette situation a souvent été mon sort. Je participais à toutes
les préparations, à tous les voyages, à toutes les compétitions,
mais trop fréquemment dans le rôle de remplaçant. Je dois dire
que je vivais intensément ces moments et que physiquement et
mentalement je me devais d’être au niveau. J’ai été champion
de Tunisie, d’Afrique du Nord, international pour les
rencontres contre des équipes étrangères.
Revenons au premier match. La piscine du Palm Beach est
comble, un public select. Nous sommes bien accueillis. Notre
jeunesse, notre bronzage tunisien et la plupart « beaux gosses »,
tout cela nous assure un succès d’estime et nous gonfle un peu
plus.
J’assiste au match à côté de l’entraîneur pour l’aider à
donner des instructions pendant le match. Dès le début, le
match s’emballe et notre vivacité, notre forme nous permettent
de prendre le match en main, de réussir, à la surprise générale,
à éliminer les dauphins des champions et de gagner le droit de
jouer la finale contre les inamovibles champions de France.
Deux spectateurs connus du grand public viennent nous
féliciter et nous encourager : Marcel Thil et Maurice Chevalier.
Nous ne fêtons pas cette victoire, car le lendemain est le
grand jour de notre vie : la FINALE du Championnat de France
de water-polo. Dîner rapide et dodo immédiat : pour beaucoup
la nuit est ou trop longue ou trop courte.
Le matin, réunion habituelle d’avant match, avec le droit, ce
jour-là, de prendre le petit déjeuner au Martinez. Au cours de
cette réunion, M. Schaffer confirme la composition de l’équipe
de la veille. Il insiste sur le fait que cette rencontre nous oppose
aux champions de France en titre et cela depuis quelques
années. Notre jeunesse n’a rien à perdre face à ces joueurs
chevronnés et habitués à vaincre. Il demande aux joueurs de
jouer vite en nageant beaucoup pour se démarquer des
adversaires.
La matinée se passe au jardin pour certains, d’autres ont eu
une permission d’une heure qu’ils mettent à profit pour
rejoindre la Croisette et rechercher des lieux nocturnes où
passer la nuit d’après match, que l’on soit vainqueurs ou
vaincus.
À midi, déjeuner, puis sieste, et à 15 heures, direction Palm
Beach. Vestiaires, dernière réunion avec l’entraîneur et le
président du club. Au vestiaire, grand silence, chacun se replie
sur lui-même et imagine des séquences de jeu. De temps en
temps, on se regarde, un sourire, une blague, des mots arabes
pour essayer de rester dans un milieu familier.
Ça y est, c’est le moment. Nos sept joueurs ont le visage
grave et entrent pour la présentation des équipes. Là aussi, la
presse ne donnait pas cher de notre peau : nous étions les
victimes expiatoires arrivées à ce stade de la compétition
presque par hasard. Aucune chance pour les enfants de Tunis
face à ces champions que sont les Enfants de Neptune de
Tourcoing.
Un public nombreux est présent, très coloré. Beaucoup sont
en maillots de bain, femmes et hommes. Les garçons de café
servent des consommations, les verres de champagne sont les
plus nombreux.
De la salle de danse, l’orchestre Borah Minevitch joue son
répertoire de musique uniquement sur harmonicas. On
aperçoit les danseurs qui ne s’occupent pas de notre match.
Marcel Thil vient voir nos joueurs pour les encourager. Les
équipes sont présentées. L’apparition de nos joueurs bronzés
par le soleil tunisien fait courir un « hum » dans le public, mais
c’est surtout notre jeunesse qui est remarquée : moyenne d’âge
20 ans !
La rencontre débute et, contrairement aux prévisions, les
petits de Tunis ne se font pas manger. Ils rendent coup pour
coup et leur façon de jouer en nageant beaucoup déroute les
Tourquennois. La première mi-temps se termine sur un score
de parité. Derniers conseils de l’entraîneur avant la reprise et la
partie se poursuit. Maurice Chevalier à côté de Marcel Thil
s’échauffent et se déclarent supporters des Tunisois. À une
minute de la fin du temps réglementaire, le score est toujours
de 4 à 4. Sur une séquence de jeu, nous profitons d’un penalty.
À ce moment de la partie, ce penalty signifie notre victoire avec
le titre de CHAMPION DE FRANCE.
Gilbert Taieb, grand joueur, tire le penalty et marque. Nous
sautons de joie. Mais l’arbitre refuse le but, alléguant que
contrairement au règlement de l’époque, Gilbert a feinté le goal
avant de tirer. Sur la remise en jeu du goal à un attaquant
tourquennois esseulé, celui-ci marque le but qui leur permet de
garder leur titre.
À la piscine règne une certaine ambiance, avec nos
protestations, celles d’une grande partie du public, et les
interventions de Marcel Thil et de Maurice Chevalier traitant
l’arbitre de coquin. Rien n’y fait, l’arbitre maintient sa décision.
Nous sommes pétrifiés. Certains sont encore dans l’eau,
104
espérant un revirement de l’arbitre, d’autres sont déjà sortis et
pleurent sur leur espoir perdu. Nos larmes se rejoignent et
nous rentrons la tête basse aux vestiaires sous les cris du public
qui exprime son mécontentement.
Nous sommes tous là, joueurs, dirigeants, supporters,
hébétés, ne comprenant rien à ce qui nous arrive. Certains
émettent l’idée d’une conspiration dans le but de refuser à des
joueurs tunisiens pour la plupart et juifs le titre suprême
français. Nous nous regroupons, joueurs, entraîneur, dirigeants,
et certains d’entre nous pleurent, d’autres sont pensifs et
d’autres sont comme dans un cauchemar.
Le maire de Cannes vient vers nous pour nous inviter à un
champagne d’honneur dans la grande salle du Palm Beach.
Nous rentrons au vestiaire et nous préparons pour nous rendre
à l’invitation. Un public nombreux accueille les deux équipes et
applaudit vainqueurs et vaincus. Nous sommes très entourés,
et Maurice Chevalier nous a pris sous sa coupe, comprenant
que nous ne sommes pas habitués à ce protocole.
Discours, champagne, petits gâteaux et promesses de se
revoir. Les coupes de champagne défilent les unes après les
autres. Nous avions vraiment besoin de nous défouler.
L’ambiance monte, et le champagne aidant, peu à peu le poids
de la défaite et la pression que nous subissons depuis plus de
quinze jours s’estompent.

P 183-185
Au fil des jours et rétrospectivement, il apparaissait que
malgré nos racines ancestrales en Tunisie, du fait de notre
francisation, nous nous étions coupés des réalités tunisiennes,
et il est incontestable que nous étions plus proches sur tous les
terrains d’un paysan français que d’un paysan tunisien, par
exemple. De plus, avec la création d’Israël et les positions
majoritaires des Juifs tunisiens, il était très difficile de trouver
un juste milieu…
Quitter la Tunisie ? Ne pas quitter la Tunisie ? C’était toute
la question… Que faire ?
Je n’aurais jamais imaginé que mes racines, je dis les
miennes, pouvaient être si profondes !
La rue de Marseille, le lycée Carnot, le football dans la rue
d’Avignon, la période de La Goulette avec Babazizi, ma
carrière sportive, mon engagement politique pour obtenir
l’indépendance, tous mes amis, ma vie professionnelle, ma vie
familiale, et aussi le Belvédère, Sidi Bou Said, Gammarth et ses
dunes, les sorties en mer, Hammamet, Nabeul, le Bou Kornine
le matin, au lever du soleil, quand celui-ci apparaissait
lentement et grossissant avec son rayon lumineux qui courait le
long du golfe et prenait de plus en plus d’intensité, et moi
devant ce spectacle, bouche bée, et m’interrogeant sur le
pourquoi de cette magnifique vision. Les nuits d’août où se
déroulait le festival des étoiles filantes, chacun espérant
retrouver « la sienne », les bruits et les odeurs selon les
quartiers, les voix des marchands ambulants, les couleurs sur le
lac Sedjoumi au coucher du soleil… Voilà ce que nous devions
abandonner ! Pour trouver quoi... l’avenir de nos enfants et le
nôtre ?
La France, Paris... c’était pour nous une véritable insertion
dans la culture que nous avions acquise à l’école française, au
travers de nos lectures et dans notre façon de vivre. Notre
pensée, même, était complètement formatée. L’école ne nous
avait pas appris à écrire, lire et parler la langue majoritaire du
pays : l’arabe. Nous connaissions l’histoire et la géographie de
la France, mais nous ignorions totalement l’histoire et la
géographie du pays où nous étions nés et où nous vivions.
Cela voulait dire que notre insertion en France allait être
surtout un problème d’adaptation au mode de vie. Courir pour
prendre le métro, couvrir des distances pour aller d’un point à
un autre, ne pas trouver les aliments auxquels nous étions
habitués, le froid, la neige et la lutte pour chaque chose de la
vie quotidienne. Mais oui aux cinémas, aux théâtres, aux
musées, aux universités et à la vie parisienne !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire