vendredi 23 janvier 2009
TUNIS, JULES-FERRY et moi
André Daniel Cardoso
Dans les années 30, pour aller du domicile de mes parents, rue de Provence, à ma première école primaire, rue de Patras, il me fallait d'abord faire très attention aux rails du TGM qui, aux beaux jours nous emmènerait sur les plages, puis traverser une belle avenue, lieu de toutes les festivités, carnavals foires commerciales, retraites aux flambeaux du 14 Juillet que je pouvais suivre depuis notre balcon. Le retour était aussi facile, dans une ville où circulaient quelques rares voitures, des fiacres nonchalants et quelques "arabas" bruyants.
Un jour, au lieu de prendre au plus court pour rejoindre la maison, je voulus explorer le vaste monde et me trouvai, ébloui, devant un monument sur lequel je déchiffrai "à JULES FERRY" et peut-être " la Tunisie reconnaissante".
Ma rencontre avec ce monument, bien avant que je connaisse les sculptures romaines des musées du Bardo et de Carthage, pourrait être à l'origine de mon goût puis de ma vocation tardive pour la sculpture et voila comment il s' inscrit aujourd’hui encore, dans ma mémoire et mon existence.
Sur un imposant piédestal de pierres, s'élevait la statue en bronze, en pied et en redingote, d'un notable qui semblait assuré du bel avenir de ses oeuvres.
A sa gauche, au bas du socle, une jeune bédouine éperdue de reconnaissance se dressait sur la pointe des pieds pour lui offrir un rameau d'olivier, une palme et un régime de dattes. A sa droite, un colon, les mains sur une charrue pensait à la mise en valeur de cette terre offerte à ses efforts.
Derrière le socle, deux enfants de mon âge étaient assis côte à côte, penchés sur le même livre. L'un, coiffé d'une chéchia, suivait du doigt les lettres tracées sur le livre que l'autre, habillé d'un costume marin avec son dosseret et son béret à pompon,lui présentait.
Je portais, le dimanche, le même costume marin, et pourtant le petit juif tunisien que j'étais ne s’identifiait à aucun des deux enfants, mais les yeux fixés sur le livre, il prenait peut-être conscience de l'importance de l'étude.
Dans ce monument, A. Mercié, le sculpteur dont j'ai retrouvé le nom sur Google, avait rassemblé les plus nobles intentions du protectorat, mais il ne pouvait figurer leur avenir.
Les vêtements amples de "la fille du bédouin" lui permettaient de faire jouer de beaux drapés mais on n'en voyait guère dans la ville. Pourtant, elle était à la mode. Sur le phonographe de mes parents, quand ils n' écoutaient pas Manon ou Orphée aux enfers, c' était Georges Milton ou Mayolle, vedettes du music-hall parisien qui chantait qu' "elle se mourait d' amour pour un jeune bédouin de la caravane".
Ces nomades berbères, premiers habitants de la Tunisie avaient cohabité avec les Phéniciens fondateurs de Carthage, quand la Terre était presque vide.
Ils avaient peut-être travaillé pour les Romains quand l'Ifrikia était le grenier à blé de Rome. Comme la tribu berbère et juive de la Kahena, ils s'opposèrent, un temps aux arabes quand ces nouveaux occupants voulurent leur imposer l' Islam alors que certains d'entre eux avaient adopté la foi du futur Saint-Augustin.
Ils étaient là quand les Turcs colonisèrent la Tunisie et y établirent une Régence gérée par un Bey. Mais jamais ils ne se mêlèrent aux multiples apports humains qui constituent aujourd'hui la population musulmane de ce pays et moins encore aux esclaves européens que les corsaires barbaresques ramenaient de leurs courses en Méditerranée pour peupler leurs ateliers et leurs harems, avant que les "Capitulations" signées par François 1er avec l' Empire ottoman n'y mette fin.
Les bédouins ont été les seuls habitants de ce pays à ne pas avoir bénéficié de ses colonisations successives.
Dans mon école primaire aucun enfant ne portait de chéchia. Peut-être les autorités musulmanes préféraient-elles leur donner une éducation conforme à leur religion et plus tard au Lycée Carnot nous n'eûmes de condisciples musulmans que dans certaines classes terminales.
Si nos instituteurs et professeurs étaient français -et même français de France comme nous disions- nous avons eu un professeur d'histoire, Salah Eddine Tlatli qui témoignait, avec d'autres sans doute, des réussites de l'école laïque.
L' avenue Jules Ferry, que le monument clôturait, commençait après la porte de la mer "Bab el Bhar", dernier vestige des remparts de la Médina qui s' étendait derrière elle. Pour les français elle devenait abusivement mais logiquement la "Porte de France" puisqu'elle ouvrait désormais sur la ville française.
Devant cette porte s' élevait la statue du Cardinal Lavigerie à qui était dédiée la Cathédrale toute proche. Je ne sais plus si la grande croix que tenait le cardinal était tournée vers la ville arabe, mais on imagine les réactions de la population musulmane à l' érection de ce monument.
Les jardins et bâtiments de la Résidence Générale auxquels nous avions accès le 14 Juillet ouvraient l'avenue qui était l'artère qui irriguait la ville.
Tous les événements importants y trouvaient leur résonance.
Je me souviens de la foule qui l'avait envahie un jour de 1933, allant vers le port pour accueillir Young Perez, champion du monde de boxe "poids mouche" qui fut un temps la coqueluche de Paris et l'amant de Mireille Balin, artiste célèbre de l'époque, avant de mourir en déportation.
Je me souviens d'un mardi-gras, bien avant la guerre, où l' avenue était pleine d'une foule costumée avec les habituels lancers de confettis, et des masques qui chantaient et criaient joyeusement "mascaritiyodi, mascaritiyodi". J'ai mis des années à comprendre que ce cri que lançaient les italiens de la "petite-Sicile" toute proche, était une invite faite aux juifs de se joindre, à eux en se déguisant. A moins qu'il n'y ait une explication moins amicale. En tout cas, mes parents, bien que très jeunes encore, ne participèrent pas à la fête. Il se racontait me dirent-ils qu'une ou des femmes masquées y piquaient les gens de leurs épingles à chapeaux, pour je ne sais quelles fins douteuses.
Plus tard j'ai pu vérifier combien cette ville était cosmopolite: français, italiens, maltais et juifs de toutes nationalités, installés ici depuis la destruction du temple ou venus de leurs exils italien ou ibérique, cohabitaient sans heurts majeurs, dans les écoles, les commerces et toute la vie économique, mais vivaient séparément leurs vies sociales privées.
Tous se croisaient et se retrouvaient sur cette avenue. Dans ses bars et cafés et dans ceux des rue adjacentes, ils se régalaient côte à côte, au comptoir, de kemias variés délicieux amuse-gueules très épicés, servis abondamment et prétextes à la dégustation de huitièmes de Boukha dont les bouteilles carrées s'alignaient sur le zinc comme autant de trophées ou de notes à régler.
C'est seulement un souvenir d'enfance que je raconte là.
Le Tunisia-Palace recevait les étrangers de passage et accueillait des cercles de joueurs de poker et autres jeux de cartes et d'argent et je suis certain que toutes les catégories de la bourgeoisie tunisoise y étaient représentées.
De l' autre coté de l' avenue,entre la "Dépêche Tunisienne" et "la Pressse", la pâtisserie Boiron faisait de l'avis général d'excellents mille-feuilles et il est vrai que je n' en ai jamais trouvé de meilleurs.
C est en face que les tramways s'arrêtaient, venant des villes voisines par la rue de Rome, avant de repartir par l'avenue de Paris vers le Belvédère et l' Ariana ou vers le Bardo et la Manouba. Cet arrêt était le lieu idéal pour les rencontres espérées et les rendez-vous prévus ou imprévus, sous les grands ficus qui ornaient l' avenue d' un bout à l'autre. Adulte, j' y ai retrouvé par chance, l' ami de mon enfance qui avait quitté la Tunisie pour exercer son métier d'agronome en Indochine et qui avant d y retourner voulait montrer sa Tunisie à sa jeune épouse. Nous avons évoqués nos exploits passés, attablés au "Hungaria" devant un goulash.
Lycéens,nous fréquentions assidûment le Théâtre Municipal pour applaudir les tournées Karsenty venant de France, mais surtout la troupe de l' ESSOR qui réunissait des amateurs de qualité, en particulier des professeurs de notre Lycée, qui donnaient pratiquement un spectacle par mois sur abonnement.
Si "Bobosse", avec François Périer faisant le poirier, appartenait à la première catégorie, si je me souviens que "le voyageur sans bagage" d'Anouilh avait été monté par l'Essor, cette troupe était de si grande qualité que je lui attribue un "Oedipe-Roi" et un "Othello" qui m' avaient tant enthousiasmés.
Un peu plus loin s'installa le cinéma Midi-Minuit pour les amoureux de toutes sortes, et plus tard le grand ensemble du Colisée, bureaux, cinéma , café, galerie marchande joua un rôle très important sur l'avenue.
Les arabes, ou plus précisément les musulmans, étaient très présents dans la ville française, à l'exception des bédouins qui exerçaient, discrètement des activités ménagères auprès de la population.
Les gens du peuple y occupaient divers petits métiers qui faisaient le charme de notre quotidien: vendeurs à la sauvette de pâtisseries, glibettes et journaux.
Les lycéens de Carnot se souviennent de ce vendeur de "granite", une glace à la fraise faite devant nous à la porte du lycée, avec des fruits frais généreusement versés et surtout une gestuelle et un discours psalmodié, incompréhensibles et fascinants. Nous lui donnions nos 50 centimes avec reconnaissance.
Les petits cireurs de souliers trimballaient leur boite et rendait un service utile à cette époque plus qu'à la notre. L'un d'entre eux, Ali que nous connaissions bien, eut son heure de gloire et les honneurs de la presse qui titra en première page "des billets bleus dans la boite d'un cireur" après qu' il eut fait un gain important à la loterie. Plus tard, n'ayant pas gardé grand chose de sa fortune, il fut employé
à diverses fonctions de confiance par ma famille, jusqu'à la guerre et devint un homme ouvert et chaleureux,
je n' oublierais pas les vendeurs de "yasmine", si caractéristique de ce pays, qui nous offraient pour une obole, ces petites fleurs de jasmin, piquées chacune sur des aiguilles végétales et rassemblées en un bouquet odorant et précieux.
D'autres jouissaient d'une sorte de monopole: les djerbiens venus de leur île lointaine, créaient dans tous les points de la ville des commerces très appréciés.
Les Hadjs, habillés et enturbannés de blanc -avaient ils tous faits le pèlerinage de la Mecque comme le présumait leur nom? - étaient souvent gardiens
d’immeubles, si bien que dans notre langage courant, le mot était employé dans ce sens. Il leur arrivait de faire autre chose; en 1957 l'un d' eux livrait les journaux à domicile d'une manière originale: il pliait et repliait le journal pour en faire une sorte de balle et l' envoyait sur notre balcon au 3eme étage. Paresse ou astuce..
Oui, ce peuple parmi lequel nous avons vécu, était dans son ensemble tolérant et sympathique, malgré la situation qui lui était faite, comme s'il se souvenait de tous les apports humains qui l'ont constitué au long des siècles.
Et nous, israélites de Tunisie, que nous soyons restés tunisiens ou que nous soyons devenus français, après avoir été les dhimmis, les protégés de la régence turque de Tunis, nous vivions heureux sous la protection de la France que l'école de Jules Ferry nous avait fait aimer à travers son histoire et sa littérature.
C'est sur cette avenue, non loin de son monument qu'un jour de 1955, une amie me présenta la jeune parisienne qui devait devenir ma femme. Je n'avais d'yeux que pour elle et je suis incapable de dire si le monument était encore à sa place.
Bien plus tard nous avons fêté notre mariage , "loin" de Tunis au Dar Zarrouk de Sidi Bou Saîd. Ma belle famille s'émerveilla devant le spectacle du Golfe qui s'étendait sous nos yeux, devant tous ses bleus de la mer du ciel qui se mariaient paisibles et lumineux
Au matin, sortant à la découverte du village, nous fumes suivis puis précédés par un cavalier majestueux, superbement habillé, dont le cheval blanc faisait sonner ses sabots sur les pavés de la route en pente qui mène au célèbre café des nattes.
Cette apparition d'un autre âge, que Delacroix aurait aimé peindre ,nous éblouit et nous fit penser un instant qu'elle célébrait notre bonheur sur cette terre d'Afrique.
Mais quand l'indépendance remplaça l'autonomie interne que Mendès-France avait négocié avec le premier Bourguiba, celui qu'un américain avait qualifié de
"trop grand homme pour un si petit pays", l'atmosphère devint moins légère, le monument à Jules Ferry quitta son avenue.
Alors, nous avons aussi quitté la Tunisie pour une autre terre, douce aux exilés, ma patrie rêvée.
Dans les années 30, pour aller du domicile de mes parents, rue de Provence, à ma première école primaire, rue de Patras, il me fallait d'abord faire très attention aux rails du TGM qui, aux beaux jours nous emmènerait sur les plages, puis traverser une belle avenue, lieu de toutes les festivités, carnavals foires commerciales, retraites aux flambeaux du 14 Juillet que je pouvais suivre depuis notre balcon. Le retour était aussi facile, dans une ville où circulaient quelques rares voitures, des fiacres nonchalants et quelques "arabas" bruyants.
Un jour, au lieu de prendre au plus court pour rejoindre la maison, je voulus explorer le vaste monde et me trouvai, ébloui, devant un monument sur lequel je déchiffrai "à JULES FERRY" et peut-être " la Tunisie reconnaissante".
Ma rencontre avec ce monument, bien avant que je connaisse les sculptures romaines des musées du Bardo et de Carthage, pourrait être à l'origine de mon goût puis de ma vocation tardive pour la sculpture et voila comment il s' inscrit aujourd’hui encore, dans ma mémoire et mon existence.
Sur un imposant piédestal de pierres, s'élevait la statue en bronze, en pied et en redingote, d'un notable qui semblait assuré du bel avenir de ses oeuvres.
A sa gauche, au bas du socle, une jeune bédouine éperdue de reconnaissance se dressait sur la pointe des pieds pour lui offrir un rameau d'olivier, une palme et un régime de dattes. A sa droite, un colon, les mains sur une charrue pensait à la mise en valeur de cette terre offerte à ses efforts.
Derrière le socle, deux enfants de mon âge étaient assis côte à côte, penchés sur le même livre. L'un, coiffé d'une chéchia, suivait du doigt les lettres tracées sur le livre que l'autre, habillé d'un costume marin avec son dosseret et son béret à pompon,lui présentait.
Je portais, le dimanche, le même costume marin, et pourtant le petit juif tunisien que j'étais ne s’identifiait à aucun des deux enfants, mais les yeux fixés sur le livre, il prenait peut-être conscience de l'importance de l'étude.
Dans ce monument, A. Mercié, le sculpteur dont j'ai retrouvé le nom sur Google, avait rassemblé les plus nobles intentions du protectorat, mais il ne pouvait figurer leur avenir.
Les vêtements amples de "la fille du bédouin" lui permettaient de faire jouer de beaux drapés mais on n'en voyait guère dans la ville. Pourtant, elle était à la mode. Sur le phonographe de mes parents, quand ils n' écoutaient pas Manon ou Orphée aux enfers, c' était Georges Milton ou Mayolle, vedettes du music-hall parisien qui chantait qu' "elle se mourait d' amour pour un jeune bédouin de la caravane".
Ces nomades berbères, premiers habitants de la Tunisie avaient cohabité avec les Phéniciens fondateurs de Carthage, quand la Terre était presque vide.
Ils avaient peut-être travaillé pour les Romains quand l'Ifrikia était le grenier à blé de Rome. Comme la tribu berbère et juive de la Kahena, ils s'opposèrent, un temps aux arabes quand ces nouveaux occupants voulurent leur imposer l' Islam alors que certains d'entre eux avaient adopté la foi du futur Saint-Augustin.
Ils étaient là quand les Turcs colonisèrent la Tunisie et y établirent une Régence gérée par un Bey. Mais jamais ils ne se mêlèrent aux multiples apports humains qui constituent aujourd'hui la population musulmane de ce pays et moins encore aux esclaves européens que les corsaires barbaresques ramenaient de leurs courses en Méditerranée pour peupler leurs ateliers et leurs harems, avant que les "Capitulations" signées par François 1er avec l' Empire ottoman n'y mette fin.
Les bédouins ont été les seuls habitants de ce pays à ne pas avoir bénéficié de ses colonisations successives.
Dans mon école primaire aucun enfant ne portait de chéchia. Peut-être les autorités musulmanes préféraient-elles leur donner une éducation conforme à leur religion et plus tard au Lycée Carnot nous n'eûmes de condisciples musulmans que dans certaines classes terminales.
Si nos instituteurs et professeurs étaient français -et même français de France comme nous disions- nous avons eu un professeur d'histoire, Salah Eddine Tlatli qui témoignait, avec d'autres sans doute, des réussites de l'école laïque.
L' avenue Jules Ferry, que le monument clôturait, commençait après la porte de la mer "Bab el Bhar", dernier vestige des remparts de la Médina qui s' étendait derrière elle. Pour les français elle devenait abusivement mais logiquement la "Porte de France" puisqu'elle ouvrait désormais sur la ville française.
Devant cette porte s' élevait la statue du Cardinal Lavigerie à qui était dédiée la Cathédrale toute proche. Je ne sais plus si la grande croix que tenait le cardinal était tournée vers la ville arabe, mais on imagine les réactions de la population musulmane à l' érection de ce monument.
Les jardins et bâtiments de la Résidence Générale auxquels nous avions accès le 14 Juillet ouvraient l'avenue qui était l'artère qui irriguait la ville.
Tous les événements importants y trouvaient leur résonance.
Je me souviens de la foule qui l'avait envahie un jour de 1933, allant vers le port pour accueillir Young Perez, champion du monde de boxe "poids mouche" qui fut un temps la coqueluche de Paris et l'amant de Mireille Balin, artiste célèbre de l'époque, avant de mourir en déportation.
Je me souviens d'un mardi-gras, bien avant la guerre, où l' avenue était pleine d'une foule costumée avec les habituels lancers de confettis, et des masques qui chantaient et criaient joyeusement "mascaritiyodi, mascaritiyodi". J'ai mis des années à comprendre que ce cri que lançaient les italiens de la "petite-Sicile" toute proche, était une invite faite aux juifs de se joindre, à eux en se déguisant. A moins qu'il n'y ait une explication moins amicale. En tout cas, mes parents, bien que très jeunes encore, ne participèrent pas à la fête. Il se racontait me dirent-ils qu'une ou des femmes masquées y piquaient les gens de leurs épingles à chapeaux, pour je ne sais quelles fins douteuses.
Plus tard j'ai pu vérifier combien cette ville était cosmopolite: français, italiens, maltais et juifs de toutes nationalités, installés ici depuis la destruction du temple ou venus de leurs exils italien ou ibérique, cohabitaient sans heurts majeurs, dans les écoles, les commerces et toute la vie économique, mais vivaient séparément leurs vies sociales privées.
Tous se croisaient et se retrouvaient sur cette avenue. Dans ses bars et cafés et dans ceux des rue adjacentes, ils se régalaient côte à côte, au comptoir, de kemias variés délicieux amuse-gueules très épicés, servis abondamment et prétextes à la dégustation de huitièmes de Boukha dont les bouteilles carrées s'alignaient sur le zinc comme autant de trophées ou de notes à régler.
C'est seulement un souvenir d'enfance que je raconte là.
Le Tunisia-Palace recevait les étrangers de passage et accueillait des cercles de joueurs de poker et autres jeux de cartes et d'argent et je suis certain que toutes les catégories de la bourgeoisie tunisoise y étaient représentées.
De l' autre coté de l' avenue,entre la "Dépêche Tunisienne" et "la Pressse", la pâtisserie Boiron faisait de l'avis général d'excellents mille-feuilles et il est vrai que je n' en ai jamais trouvé de meilleurs.
C est en face que les tramways s'arrêtaient, venant des villes voisines par la rue de Rome, avant de repartir par l'avenue de Paris vers le Belvédère et l' Ariana ou vers le Bardo et la Manouba. Cet arrêt était le lieu idéal pour les rencontres espérées et les rendez-vous prévus ou imprévus, sous les grands ficus qui ornaient l' avenue d' un bout à l'autre. Adulte, j' y ai retrouvé par chance, l' ami de mon enfance qui avait quitté la Tunisie pour exercer son métier d'agronome en Indochine et qui avant d y retourner voulait montrer sa Tunisie à sa jeune épouse. Nous avons évoqués nos exploits passés, attablés au "Hungaria" devant un goulash.
Lycéens,nous fréquentions assidûment le Théâtre Municipal pour applaudir les tournées Karsenty venant de France, mais surtout la troupe de l' ESSOR qui réunissait des amateurs de qualité, en particulier des professeurs de notre Lycée, qui donnaient pratiquement un spectacle par mois sur abonnement.
Si "Bobosse", avec François Périer faisant le poirier, appartenait à la première catégorie, si je me souviens que "le voyageur sans bagage" d'Anouilh avait été monté par l'Essor, cette troupe était de si grande qualité que je lui attribue un "Oedipe-Roi" et un "Othello" qui m' avaient tant enthousiasmés.
Un peu plus loin s'installa le cinéma Midi-Minuit pour les amoureux de toutes sortes, et plus tard le grand ensemble du Colisée, bureaux, cinéma , café, galerie marchande joua un rôle très important sur l'avenue.
Les arabes, ou plus précisément les musulmans, étaient très présents dans la ville française, à l'exception des bédouins qui exerçaient, discrètement des activités ménagères auprès de la population.
Les gens du peuple y occupaient divers petits métiers qui faisaient le charme de notre quotidien: vendeurs à la sauvette de pâtisseries, glibettes et journaux.
Les lycéens de Carnot se souviennent de ce vendeur de "granite", une glace à la fraise faite devant nous à la porte du lycée, avec des fruits frais généreusement versés et surtout une gestuelle et un discours psalmodié, incompréhensibles et fascinants. Nous lui donnions nos 50 centimes avec reconnaissance.
Les petits cireurs de souliers trimballaient leur boite et rendait un service utile à cette époque plus qu'à la notre. L'un d'entre eux, Ali que nous connaissions bien, eut son heure de gloire et les honneurs de la presse qui titra en première page "des billets bleus dans la boite d'un cireur" après qu' il eut fait un gain important à la loterie. Plus tard, n'ayant pas gardé grand chose de sa fortune, il fut employé
à diverses fonctions de confiance par ma famille, jusqu'à la guerre et devint un homme ouvert et chaleureux,
je n' oublierais pas les vendeurs de "yasmine", si caractéristique de ce pays, qui nous offraient pour une obole, ces petites fleurs de jasmin, piquées chacune sur des aiguilles végétales et rassemblées en un bouquet odorant et précieux.
D'autres jouissaient d'une sorte de monopole: les djerbiens venus de leur île lointaine, créaient dans tous les points de la ville des commerces très appréciés.
Les Hadjs, habillés et enturbannés de blanc -avaient ils tous faits le pèlerinage de la Mecque comme le présumait leur nom? - étaient souvent gardiens
d’immeubles, si bien que dans notre langage courant, le mot était employé dans ce sens. Il leur arrivait de faire autre chose; en 1957 l'un d' eux livrait les journaux à domicile d'une manière originale: il pliait et repliait le journal pour en faire une sorte de balle et l' envoyait sur notre balcon au 3eme étage. Paresse ou astuce..
Oui, ce peuple parmi lequel nous avons vécu, était dans son ensemble tolérant et sympathique, malgré la situation qui lui était faite, comme s'il se souvenait de tous les apports humains qui l'ont constitué au long des siècles.
Et nous, israélites de Tunisie, que nous soyons restés tunisiens ou que nous soyons devenus français, après avoir été les dhimmis, les protégés de la régence turque de Tunis, nous vivions heureux sous la protection de la France que l'école de Jules Ferry nous avait fait aimer à travers son histoire et sa littérature.
C'est sur cette avenue, non loin de son monument qu'un jour de 1955, une amie me présenta la jeune parisienne qui devait devenir ma femme. Je n'avais d'yeux que pour elle et je suis incapable de dire si le monument était encore à sa place.
Bien plus tard nous avons fêté notre mariage , "loin" de Tunis au Dar Zarrouk de Sidi Bou Saîd. Ma belle famille s'émerveilla devant le spectacle du Golfe qui s'étendait sous nos yeux, devant tous ses bleus de la mer du ciel qui se mariaient paisibles et lumineux
Au matin, sortant à la découverte du village, nous fumes suivis puis précédés par un cavalier majestueux, superbement habillé, dont le cheval blanc faisait sonner ses sabots sur les pavés de la route en pente qui mène au célèbre café des nattes.
Cette apparition d'un autre âge, que Delacroix aurait aimé peindre ,nous éblouit et nous fit penser un instant qu'elle célébrait notre bonheur sur cette terre d'Afrique.
Mais quand l'indépendance remplaça l'autonomie interne que Mendès-France avait négocié avec le premier Bourguiba, celui qu'un américain avait qualifié de
"trop grand homme pour un si petit pays", l'atmosphère devint moins légère, le monument à Jules Ferry quitta son avenue.
Alors, nous avons aussi quitté la Tunisie pour une autre terre, douce aux exilés, ma patrie rêvée.
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....Henri Slama nous a envoyé ce bref mais humoristique commentaire :
RépondreSupprimerJe voudrais, à propos de la statue de J.Ferry raconter une anecdote de mes souvenirs.
Au moment de la drôle de guerre et pour faire face aux bombardements prévisible des avions de l'axe, la Défense Passive de Tunis avait adopté des mesures drastiques : camouflage des lumières dès la tombée de la nuit, du bleu sur toutes les vitres and so forth.
Précaution suprême, pour tromper l'ennemi, on avait , dans le cadre de ces mesures de camouflage, un beau matin, recouvert la statue d'une belle couche de peinture verte.
Il était évident, après cela que l'ennemi aurait été tellement dérouté qu'il se serait trompé d'objectif ou aurait rebroussé chemin.
Inutile de dire que le scandale et le ridicule ont été tels que des équipes sont venues pendant des jours nettoyer la peinture dégoulinante.
Henri SLAMA