e se ritorno, ti porto un corno. »
(Chanson populaire)
Ces premiers mots d'une vieille chanson me poursuivent. Les ai-je hérités de ma grand-mère ou d'une de nos bonnes d'enfants ? Le jeu de mot est intraduisible : « Je pars, je vais à Livourne, et si je reviens je te rapporte une corne. » Il tient au double sens de corno qui désigne la petite corne en corail, petit bijou porte-bonheur ou cornino, spécialité de la ville de Livourne ; mais, au sens figuré, corno s'emploie pour : « rien du tout », et pourrait être traduit par l'argot : « que dalle ». La plaisanterie vise-t-elle l'avarice traditionnelle des Livournais ? Elle se rapprocherait alors de ce dicton de dérision, quand il y avait trop de monde quelque part, comme dans la « cabine des frères Marx » de nos classiques : « È la carroza degli Ebrei, quando non sono in cinque sono in sei. » – C'est la voiture des Juifs, s'ils ne sont pas à cinq, c'est qu'ils sont six.
Juif, ici, signifiait bien Livournais, et non point Tunisien. Il est vrai que Grana[1], dans l'image que s'en formaient les autres Juifs de Tunis, passaient pour pingres, alors que ceux-ci, à peine arrivés à un semblant d'aisance, sacrifiaient volontiers au faste. Les Livournais, encore un peu les héritiers d'anciennes règles communautaires strictes et puritaines proscrivant le luxe excessif, critiquaient ce qu'ils tenaient pour de l'ostentation, selon le jugement sévère des anciennes bourgeoisies sur les nouvelles. La situation matérielle de plusieurs d'entre eux avait certes décliné depuis le début du XIXe siècle. Il s'agissait pourtant plus d'économie que d'avarice, considérant le gros effort déployé par les principales familles livournaises de Tunis à financer les hôpitaux italien et israélite, les écoles de l'Alliance Israélite Universelle, les collèges italiens, la maison de l'association culturelle Dante Alighieri. Mais un fond de vérité, amplifié d'auto-dérision, suffisait à pérenniser ces chansons et proverbes dans la culture intime de chacun. Mieux, ces plaisanteries, dépouillées par le temps de leur signification première, n'étaient plus guère connues que des Livournais eux-mêmes.
La carroza de mon enfance, c'est le fiacre de Carmelo – prononcer Carm'lo –, cocher maltais – mais n'était-ce point un pléonasme à Tunis ? – qui venait nous chercher soit avec notre bonne, soit nos grands-parents, ma sœur Loly et moi, pour la promenade rituelle du Belvédère. Nous préférions de loin sa calèche au tramway – prononcer « tramvaï » –, mais sans motivations écologistes bien nettes. Les trams étaient inquiétants et bondés. Amelia nous faisait tricher sur l'âge, ce qui nous laissait une impression d'insécurité et d'humiliation. Aucune merveille de la mécanique ne remplacera un cheval, ni surtout deux. Les chevaux, plus que les chiens, sont quasi-humains. Carmelo leur parlait un idiome connu seulement d'eux. Il les nourrissait parfois de fèves dont il emplissait une sorte de muselière de toile, comme pour un pique-nique portatif. Sur la banquette avant adossée au cocher, mais retournés sur nos genoux pour ne rien perdre, les chevaux nous offraient un spectacle peu varié. La large croupe au mouvement rythmé s'animait chroniquement d'un balancement de queue annonçant une salve de crottin dont nous ne nous lassions pas, dans un claquement de sabots et de fouet. De même, les effluves invisibles et les bruits indiscrets qui précédaient la chose, ne manquaient-ils pas d'éveiller crûment notre hilarité, plus ou moins contenue par la crainte du jugement de Carmelo.
La Toscane, dans le Tunis de notre enfance, c'était la Marina. Ainsi nommions-nous l’avenue Jules Ferry, large promenade bordée de ficus, s'étendant du centre, où se faisaient face la cathédrale et la Résidence Générale, jusqu'au port. L'avenue de France la prolongeait vers la ville arabe au point où se dressait, comme un symbole colonial, la statue du cardinal Lavigerie. A l'opposé, le troisième terre-plein accueillait, sur les chaises louées, les bonnes d'enfants des familles livournaises. Pendant que nous jouions à la marelle, aux billes ou au cerceau, sous leur surveillance efficace et discrète, elles faisaient salon en plein-air, retrouvant leurs parentes ou payses des villages toscans. Nous les identifions toutes par le nom des enfants qu'elles accompagnaient. Marfisa, sœur de notre Amelia Giuntoli, était la bonne de Lili et Giacomo Nunez, ce qui créait avec eux une sorte de parenté. Le mot bonne – donna en italien – n'éveillait en nous nulle barrière sociale. Nous portions à Amelia une affection chaleureuse et payée de retour. De ces petits orphelins en manque d'amour maternel, elle bénéficiait d'un transfert qu'elle acceptait comme exutoire sans révolte, résignée à cette monstruosité d'être privée des siens. Elle nous expliquait sa vie, la pauvreté, l'oppression des maîtres terriens, i signori, pesant sur ces petits métayers ; les femmes contraintes de s'expatrier pour l'appoint d'un petit salaire. Ce ne fut jamais sur nous que s'exerça son amertume. Nous découvrîmes plus tard ce sentiment chez le plus jeune de ses enfants, Ilio, que nous connûmes en vacances à Viareggio. Sans qu'il eût besoin de s'expliquer, nous avions vite compris ce qu'il ne nous pardonnait pas, lui qui portait mes vieux vêtements : de lui avoir pris sa mère pour la seule raison qu'il était pauvre et que nous étions riches.
Au bout du dernier terre-plein de l'Avenue, s'élevait la statue du grand homme de la Troisième, Jules Ferry. Autour du bienfaiteur, reconnaissants, des écoliers, des « indigènes » ;des livres, des lauriers. Imaginions-nous qu'il eût à prendre un jour le bateau de l'exil ? Les plus nostalgiques de l'Empire colonial sont aujourd'hui les ennemis de la laïcité. Rares sont ceux qui prennent Jules Ferry « en bloc ». Il reste le témoin des premières amours de générations d'adolescents. En fin de soirée, les promeneurs étaient rares à cet endroit. Les garçons et les filles qui commençaient un « flirt » s'y donnaient rendez-vous comme pour observer un rite, mais tout restait plutôt platonique. C'était déjà assez compromettant pour une jeune fille, selon les mœurs locales, que de s'afficher ainsi seule, en compagnie d'un amoureux.
Insensiblement l'Avenue avait cessé d'être la Marina. A partir de 1938, Tunis perdit chaque jour un peu de son Italie. Nos amis ou cousins des collèges italiens fréquentèrent les lycées français. L'italien ne fut plus utilisé que pour quelques anciens de la famille. Il nous fallut longtemps pour savoir que ce silence d'une langue était une blessure. Il n'y avait plus de bonnes d'enfants toscanes ou non sur le deuxième terre-plein. Nous n'avions plus de grands-parents. Nous n'entendrions plus jamais chanter : « parto, vado a Livorno, e se ritorno ti porto un corno. » Peu à peu s'espacèrent, puis disparurent, les défilés des calèches des mariages siciliens qui, de la cathédrale au port, donnaient à l'Avenue des airs de Palerme en fête, les chevaux caracolant, ornés de tulle, sous les bruyants vivats d'une foule endimanchée. Quelques traits communs unissaient les deux peuples pauvres – Juifs et Siciliens – jaugés par nous d'un œil critique, et d'abord la tyrannie du faste des dépenses ruineuses à l'occasion de chaque mariage. Il y avait des échappatoires pour les Siciliens. Quand les temps étaient trop durs pour les noces somptuaires, le fiancé simulait l'enlèvement de la promise. Elle le rejoignait à bord d'une calèche qui disparaissait en trombe. Aussitôt le ravisseur offrait réparation au beau-père, et le mariage était célébré discrètement, variété de noces où l'honneur, l'amour et les finances trouvaient leur compte, et qu'on appelait : « far carrozella ».
La misère et l'Orient étaient tenus éloignés de la Marina. Des personnages sympathiques en étaient chassés sans ménagements. Enfants, nous comprenions mal la brusque panique des marchands de caques salés à la vue d’un uniforme lointain. Des explications recueillies j'apprenais que ces malheureux ne possédaient pas de patente. Mais pourquoi ne pas leur en accorder ? Ils savaient, bien avant les études modernes de marketing, que les enfants étaient la meilleure cible commerciale. Ils nous attiraient en agitant une sorte de semelle de bols munie d'un poignée de fer articulée produisant, de très loin, un grand bruit de crécelle, comme s'il s'agissait de chasser des passereaux. Les bonnes cédaient à nos caprices, mais, parfois, nous disposions d'une petite autonomie financière nous permettant librement nos achats. Ces petits marchands, panier sur la tête, tréteaux sous le bras, étaient capables de courir à la vitesse d'un lièvre, sans jamais rien faire tomber de leur fardeau, Rien que pour ce talent, ils méritaient, pensions-nous, leur droit au commerce. Ils étaient tous des Juifs venus de la Hara, que distinguaient non seulement leur vieille casquette à la Jacky Cogan, mais leur accent. Certains proposaient des « gauffrettes », des sucres d'orge ou autres merveilles. Parfois l'un d'eux, sa vigilance en défaut, était rejoint par un policier plus efficace. Il éveillait notre pleine compassion. On raconte cette histoire d'un pauvre vendeur à la sauvette aux prises avec un redoutable agent de police tunisien portant moustaches et procédant à un impitoyable interrogatoire :
– Ashesmek ? (comment t'appelles-tu ?)
Et l'autre, espérant contre toute logique gagner du temps :
– Shkoun ana ? (Qui cela, moi ?)
Le policier s'impatientant déjà :
– Ei, enti ! (Oui, toi !)
( Et le vendeur de décliner sans enthousiasme ses noms et prénoms).
– Ton domicile !
– Shkoun ana ?
– Ei enti !
(Et le malheureux de révéler son adresse).
– Ton âge !
Et, sans se décourager, le délinquant de reposer sa question incongrue :
– Shkoun, ana ?
Alors, le policer excédé :
– Léh, ana ! (Non, moi !)
Et l’autre, sans se démonter, prenant la balle au bond :
– Andek hamsin, settin. (Tu as entre cinquante et soixante.)
Les « Arabes » – seuls les « Français de France » disaient : indigènes – ne venaient pas dans les nouveaux quartiers. La Marina avait été gagnée après le Protectorat sur les marécages bordant la ville ancienne. Que de spéculations sur ces terrains vagues ! D'habiles entrepreneurs, pour la plupart italiens, avaient créé là une ville d'Europe, sans mesquinerie. Les seuls musulmans du décor étaient ceux que leur travail appelait à traverser la ville nouvelle, si l'on excepte les sédentaires : ceux du marché aux fleurs. Ceux là payaient bien patente. Sous leurs turbans et leurs fès leur dignité professionnelle tranchait avec les angoisses et les courses de nos vendeurs en casquette. Ceux qui ressemblaient le plus aux marchands de caques, par leur forme de négoce, étaient les jeunes youleds. Aux abords de la gare, ils proposaient à l'unité des halouz (cigarettes de bas de gamme dont le nom s'appliquait par image à tout ce qui était de mauvaise qualité, y compris parfois les hommes eux-mêmes), des lames de rasoir, et par la suite, quand les tramways furent abandonnés, des tickets de trolleybus. Mais leurs stocks tenaient dans leur poche ou sous leur chéchia, et leurs sourires espiègles ne les quittaient pas. Pour échapper aux policiers ils jouissaient d'une mobilité remarquable.
Nous perdions de vue que notre monde et notre quartier n'étaient qu'illusion nous masquant cette réalité concrète : à quelques centaines de mètres de nous existait une grande ville fourmillante et multiple, vrai labyrinthe, devenue depuis peu étrangère et exotique. Une ville vivante, joyeuse, captivante, habitée par un vieux peuple n'ayant rien perdu de sa différence ; une ville dont nous n'épuiserions jamais toutes les venelles, les maisons, les palais. En de rares occasions, lors des fêtes du Ramadan, et comme l'on entreprendrait un lointain voyage, on s'aventurait à passer une soirée dans la ville « arabe », et cela nous offrait le dépaysement des Mille et une Nuits, voyage spectacle, voyage rêvé, chaque mètre, chaque instant offrant un nouveau tableau, des montagnes dorées de la zlebia, dentelles de pâte légère enrobant un miel liquide, aux macroud, gâteaux de semoule et de dattes cuits à grande friture et blondis toujours de miel ; aux Roh' l Bey ou « tricolores », losanges de pâte d'amande colorée en strates vertes, jaunes et rouges, le tout sous de violents éclairages ; les marionnettes de karakous, spectacle populaire un rien pornographique, sans doute hérité des Turcs, créant ces attroupements hilares où se mêlaient les Siciliens, friands de ce folklore qu'ils appelaient Caracuso et dont le nom, ainsi latinisé, devenait chez eux synonyme d'escroc un peu brouillon. Touristes dans notre propre pays, nous découvrions à Halfaouine[2] un monde refoulé, à la fois nôtre et lointain, et les promeneurs, les commerçants nous voyaient avec une bonhomie curieuse, comme on côtoie des touristes, et non point des occupants installés à leurs portes.
Il suffisait, traversant la rue Al-Djazira jalonnée d'anciens commerces fonctionnels, quincaillers, bourreliers, étrangers aux élégances des nouveaux quartiers, de prendre l'une des rues adjacentes, pour découvrir la rue de la Commission, ses villas patriciennes à la génoise, et revivre ainsi dans le cadre de la petite colonie des Nations d'avant 1881, quand marchands marseillais et génois, concurrents qu'unissaient déjà de multiples mariages, jouissaient d'importants privilèges. Au delà commençait l'Orient inchangé, voyage où quelques mètres nous faisaient franchir un siècle. Le territoire était comme marqué d'une ceinture d'odeurs où dominaient les plus exquises, celle des pois-chiches grillés, mais aussi le parfum acide et subtil du hobs tabouna, pain plat incrusté de sésames, et toutes les senteurs du souk El-Attarine, le Souk des épiciers : caroui, cumin, girofle, cannelle, muscade, piments. La grande bibliothèque installée dans cette prestigieuse artère, symbolisait, sans que nous l'ayions su alors, l'âge d'or de l'Islam, celui des marchands-lettrés, Arabes et Juifs, dont la vie se partageait entre les livres, les épices et les prières.
Comment « l’Avenue » pouvait-elle contenir tant de vie et tant de mondes en excluant celui-là qui faisait l’essence même de Tunis ? Coupant en deux la « Marina », deux grandes avenues la prolongeaient a angle droit : au nord l'Avenue de Paris, au sud l'avenue de Carthage. La première conduisait au Lycée Carnot tout proche, puis au point qu'on appelait « le Passage », personne n'usant du nom officiel : Place Anatole France. Sur cette place se situait la deuxième gare du T.G.M. conduisant à la Marsa : « Tunis-Nord ». L'Avenue de Paris était devenue, dans sa première partie, le quartier privilégié de la bourgeoisie juive. Dans son prolongement, après le Passage, elle était habitée d'une population moins huppée, surtout à partir de la grande synagogue, après la rue Lafayette qui donnait son nom au quartier. En dehors du café Patacchini, toujours animé, lieu de rendez-vous corse, et siège des stratégies électorales, l'Avenue de Carthage contenait surtout le monde sicilien : la bourgeoisie nouvelle dans le premier tronçon ; des éléments plus populaires au sud. C'est plus à l'est que se trouvaient tapis la Petite-Sicile et ses taudis, vers le port, quartier misérable parfois comparé à la Hara. Des prolongements parallèles faisaient pendant à ceux-là du côté de l'avenue de Paris. A l'ouest du Passage, en effet, l'avenue de Londres menait au quartier juif pauvre, déjà annoncé par ces gargottes aux grillades réputées, kebda (ou foie), merghez, servis avec un huitième de boukha[3] sur des terrasses mesquines où s'encanaillait volontiers la bonne bourgeoisie juive, aussi bien tunisienne que livournaise.
Eh quoi ? Cette ville, en dehors – excusez du peu – de son noyau arabe, n'était-elle que juive ou italienne ? C'était un peu vrai en 1880, quand les Français, les francaouis, se comptaient sur les doigts de la main, et que la population juive dépassait en nombre la population musulmane. Déjà, en 1892 « la Tunisie française » – qui se défendait d'être antisémite… –, trouvant les Juifs envahissants, leur reprochait de transformer Tunis « en une nouvelle Jérusalem ». Elle les aurait préférés invisibles. A vrai dire, Tunis deviendrait française beaucoup par la francisation de ses Juifs et de ses Italiens. A la colonie française il manquait au départ surtout une vraie bourgeoisie et un peuple. L'élite sociale se constituerait progressivement par promotions internes, acclimatation des fonctionnaires, plus que par une immigration bourgeoise. La France, avenue Jules Ferry, c'était ses symboles : la Résidence, la Cathédrale, la statue de Jules-Ferry, celle du Cardinal Lavigerie, la Maison Modèle, maison de mode française prestigieuse, de noble architecture, spéciale pour francaouis BCBG. Mais peut-être plus encore le grand bâtiment de style néo-classique de la « Dépêche » – comme on abrégeait la « Dépêche Tunisienne » – journal-institution de la présence française. Je revois souvent la bande lumineuse au sommet de l'immeuble, où défilaient les dernières nouvelles, hypnotisant sur elle les regards comme reliés à une France mythique dont nous attendions tout : le désenclavement ; la fin des castes, de grandes idées, de grands hommes, tout ce que nous avait promis le Lycée Carnot de nos jeunes années.
Les Français se rendaient plus visibles là où ils se groupaient ; le bar « Le Charentais » dans la première partie de l'Avenue de Paris ; la pâtisserie Chambon, bien française, et ses Saint-Honorés, le restaurant « Le Strasbourg » ;les charcuteries aux vitrines fastueuses, les grands libraires français sous les Arcades de l'Avenue de France : Tournier, Barlier ; franco-maltais comme Saliba, Namura, Bonici ; français juifs – précisait-on – comme Georges Lévy et sa « Cité des livres ». Maïs les foules les dissimulaient ou les isolaient parce qu'ils comptaient peu de petites gens, si l’on en omettait les Siciliens ou les Maltais naturalisés, ou même le petit peuple corse. Nos camarades de classe français de métropole, étaient, sauf exception, fils de fonctionnaires. Ils habitaient souvent des banlieues résidentielles. Les fils de colons étaient pensionnaires. La présence de la France, puissante, éclatante, c'était les défilés militaires, zouaves magnifiques, portant large et rouge chéchia, musique martiale en tête, invincible armée, la première du monde, celle de 1914, parcourant nos rues en un vibrant spectacle où le plaisir des yeux, des oreilles et du cœur inspirait sécurité et fierté. Les Tunisiens n'ont commencé à croire vraiment à leur possible indépendance qu'en juin 1940, quand l'incroyable se fit réalité : la première armée du monde, celle que nous admirions penchés sur nos balcons ou massés sur les trottoirs, avait été vaincue en deux semaines.
De ce grand théâtre nous fûmes, selon les jours, des figurants heureux ou tourmentés. Ces rues, ces avenues, nous les avons empruntées, arpentées, vécues. Elles vivent en nous, peuplées d'amis, de parents, de peuples divers en foules qui restent ensemble notre famille perdue. Nous les portons encore à nos semelles, mais elles ont tout oublié de nous. Que de fois nos interminables discussions d'adolescents, quand chacun, déambulant sans fin, raccompagnait l'autre, m'ont-elles porté de l'un à l'autre bout de ces parcours ? Est-ce l'inconfort de ce pays – patrie non sue – qui nous faisait rêver de patries absolues ; nous faisait refaire les mondes ; nous laissait un monde abstrait ? Notre ancienne patrie n'est plus qu'une mémoire. Mais n'est-ce pas l'essence de la vie ? La vie des hommes, en effet, c'est leur histoire.
D'autres sociétés, sur ces lieux, ont vécu puis sont mortes, d'une fin plus tragique. Delenda Carthago est. Scipion l'Emilien, dit-on, pleura sur le sort de ses ennemis, massacrés, réduits en esclavage, leur ville détruite, labourée, leur terre semée de sel. Il prévoyait le sort futur de Rome. Une Carthage romaine prit naissance, vaste métropole, et rien n'y rappela plus les hommes et les femmes qui y avaient vécu sept siècles. Cette nouvelle Carthage, à son tour, grenier de Rome, fut oubliée. Les communautés juives et chrétiennes, héritières les unes et les autres des Puniques et Berbères judaïsés, puis christianisés, furent détruites au XIIe siècle par les intégristes almohades venus de Mauritanie imposer leur dure loi à l'Occident arabe. Tour à tour, ces mondes ont quitté la mémoire pour l'imaginaire. Bientôt les nôtres rejoindront, dans l'infini, d'autres fantômes de l'histoire. Je repense soudain à la Grammaire des Civilisations de Braudel :
« à des degrés divers, l'actualité prolonge d'autres expériences beaucoup plus éloignées dans le temps. Elle se nourrit des siècles révolus et même de toute l'évolution historique vécue par l'humanité jusqu'à nos jours. »
[1] Grana, terme arabe, pluriel de Gorni, Livournais, de la ville de El Ghorn, Livourne ; cf. espagnol Ligorne et anglais Leghorn.
[2] Place centrale très fréquentée de la Medina ou ville arabe.
[3] Boukha, eau-de-vie de figues, spécialité des Juifs de Djerba, servie souvent en petites bouteilles carrées d'un huitième de litre. Le nom « boukha » vient, à travers la Turquie, du russe vodka.
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