mardi 20 janvier 2009
LE TEMPS DU BONHEUR
Lucette KHAÏAT
« Un souvenir heureux est peut-être sur terre
Plus vrai que le bonheur »
Le bonheur ne se conjuguerait-il qu’au passé ? Bien que j’essaye, malgré mes quatre-vingts printemps, de me projeter dans un futur sans doute virtuel, je ne peux échapper au temps du souvenir ; mon enfance, ma jeunesse m’éblouissent, nimbées du soleil bleu de la méditerranée, de la chaleur des amitiés enfantines et de la douceur marine d’une vie radieuse, bercée d’espoir et de lumière.
Tunisie heureuse !
Mais aussi, hélas, Tunisie plongée dans les vicissitudes du temps, temps du bonheur, temps des conflits, temps des larmes, temps des regrets, temps d’espérance. Temps passé, temps futur, temps imparfait, présent ou conditionnel ….
Si j’éprouve toujours un certain malaise face à l’autobiographie, navigation périlleuse entre le narcissisme et l’exhibitionnisme, la prétention à La Vérité et la reconstruction complaisante, il ne me semble cependant pas inintéressant de raconter certains épisodes de ma vie étroitement liés à l’histoire de la Tunisie, petits exemples personnels – partiels et partiaux, chargés d’émotions et donc de subjectivité –, de l’évolution de la situation de ses habitants, tous amoureux de ce beau pays.
Je vais donc me livrer à la conjugaison des temps véridiques ou imaginaires de mon histoire qui peuvent être interprétés comme des répercussions de l’Histoire.
Le Passé…simple ou Le soldat dans sa guérite devant la Résidence générale.
C’est un de mes premiers souvenirs, un instant de bonheur. A première vue, une anecdote dans une vie d’enfant déconnectée du réel. Je pense maintenant que cette brève rencontre presque magique d’une petite fille et d’un soldat est une parabole de l’état d’esprit d’un grand nombre de Juifs de Tunisie, à cette époque.
Un matin d’avril 1932, je me promenais avec mon grand-père Alexandre, lui donnant sagement la main. Mon grand-père était alors à la retraite, après avoir exercé le poétique métier de représentant en mercerie (et la maison était pleine de merveilleux échantillons de dentelles dans lesquels, pendant la guerre, nous allions tailler de splendides chemisiers) ; j’étais sa seule petite-fille à Tunis et il passait le plus clair de son temps avec moi, me racontant des histoires de lions ou de princesses, m’apprenant des chansons, m’encourageant à pleurer lorsque j’avais du chagrin, m’embrassant avec amour et riant avec moi de tout et de rien.
Ce jour-là, après avoir parcouru la rue Es-Sadikia où il habitait, nous étions arrivés devant la Résidence Générale. A l’entrée de la grande Cour d’honneur, un soldat se tenait en faction dans sa guérite. Alors mon grand-père s’arrêta et me dit de faire le salut militaire. Du haut de mes 3 ans, consciente de la gravité de mon acte, je me mis au garde-à-vous et portai ma main droite à mon front. Et, miracle, le soldat sortit de sa guérite tricolore et me présenta les armes.
Hommage à l’armée ? Il n’y avait pas plus pacifiste que mon grand-père ! Non, hommage au drapeau tricolore qui flottait dans le ciel de Tunis, à la France qui respectait chacun de ses enfants, et, je l’appris plus tard, aux valeurs des Lumières et à la devise de la République : Liberté, Égalité, Fraternité.
Mon grand-père, comme tous les Samama, était un homme bon. Un homme généreux, affectueux, souriant, distingué et cultivé. Il avait fait ses études chez les Pères Blancs — cela devait remonter aux années 1870 —, et me lisait souvent le Voyage au centre de la terre, de Jules Verne, dans un beau livre de la collection rouge et or publiée par les Editions Hetzel, qu’il avait reçu comme livre de prix.
Ses ancêtres habitaient sans doute la Tunisie depuis la nuit des temps (il existe dans le Haut Tell le Djebel Semmama), berbères convertis au judaïsme, ou Juifs émigrés, et, comme un certain nombre de Tunisiens et plus précisément de Juifs tunisiens, ses parents avaient des liens très forts avec la France, liens culturels et liens familiaux. Chez lui, tout le monde parlait français. Son frère Nissim était avocat à Marseille et avait épousé la Tante Marie, française et catholique, et l’une de ses sœurs, la Tante Hanna, habitait également Marseille. Mes tantes allaient souvent en vacances chez elle. Mon père parlait toujours avec enthousiasme de sa vie d’étudiant à la Faculté de droit d’Aix-en-Provence.
Chez mon grand-père (je n’ai pas connu ma grand-mère Marie Moatti qui est morte en mettant au monde ma tante Marcelle), tout le monde était mélomane. J’adorais les soirées où Tata Marcelle se mettait au piano, accompagnant Tata Louise qui chantait des airs d’opéra. Et immanquablement, lorsqu’elle attaquait l’air de Mimi : « On m’appelle Mimi mais mon nom est Lucie », une larme roulait sur la joue de mon grand-père. Je compris plus tard que c’était le diminutif de son épouse – mon deuxième prénom est Mariem, en sa mémoire –, et je me demande si mon père ne m’a pas appelée Lucette en souvenir de l’héroïne de La Bohème.
La musique qui avait enchanté ma jeunesse était celle de Puccini, de Verdi, de Mascagni, de Saint-Saëns ou de Debussy, celle de Beethoven, de Schubert, de Scriabine ou de Chopin, mais aussi les chansons de Jean Sablon, de Charles Trenet, de Rina Ketty ou de Tino Rossi …Ce n’est que bien plus tard, par un désir intellectuel de connaître – enfin – la culture tunisienne, et la culture arabe, que j’ai appris à aimer le Malouf, les chansons d’Oum Khalsoum, d’Hassiba Rochdi, d’Ali Riahi ou de Raoul Journo que pourtant j’avais pu entendre chaque jour, depuis ma plus tendre enfance, diffusées à tue-tête par les haut-parleurs du petit café arabe de la place de l’Ancienne Poste où j’habitais.
Mon grand-père aimait aussi le cinéma et souvent, il projetait des films de Charlie Chaplin sur le drap tendu qui tenait lieu d’écran dans l’ancien bureau de mon père où nous nous réunissions. Je riais aux larmes en voyant Charlot, le petit, le malingre, le faible, le pauvre, jouet des objets, patinant ou valsant (je ne m’en souviens plus), secoué par les coups stridents du sifflet qu’il avait avalé, ou cible des forts, esquivant les coups de l’énorme boxeur qu’il affrontait sur le ring ou du gigantesque agent de police qui le poursuivait. Victime triomphante de la malignité des choses et des hommes. Et je souriais de bonheur lorsqu’il s’en allait sur la route, tenant par la main la jeune fille qu’il aimait.
Il y eut d’ailleurs un réalisateur célèbre, un pionnier du cinématographe, Albert Samama-Chikli – étions-nous de la même famille ? Au moins cousins à la mode de Tunis ! –, photographe des armées en 1914, ami des Frères Lumière, qui tourna son premier film « Zohra » en 1922, avec sa fille Haydé comme actrice, la première actrice dans un pays arabe. Il se disait « libre penseur », comme l’étaient également tous les hommes de ma famille, paternelle et maternelle.
Les femmes, prêtresses des fêtes et des festins, « faisaient » Kippour, Rochana (on ne connaissait pas Roch Hachana, ni la traduction exacte du terme hébreu), Pâque et Rebbi Meir : elles jeûnaient pour le Grand Pardon, respirant les effluves du coing piqué de clous de girofle, épuisées, mortes de faim dès le matin, malgré le copieux dîner de la veille ; elles régnaient sur la maison deux semaines avant Pâque, traquant la moindre miette de pain dans les recoins, vidant les armoires, les étagères et le buffet, lavant tout le linge, tous les rideaux, toutes les couvertures, tous les verres, toutes les assiettes, pourtant d’une propreté impeccable, savonnant les sols, et parfois même les meubles et les tableaux,. Plongée dans les délices du « grand nettoyage », ma mère ne voulait pas que la semelle de nos chaussures macule le marbre qu’elle venait de frotter au savon noir, et, pendant toute la journée, la maison nous était interdite. Elle n’avait pas le temps de préparer le repas et, pour moi, les vraies réjouissances commençaient car j’étais seule avec mon père et nous allions déjeuner tous les jours au restaurant ou au coin traiteur qui venait d’ouvrir au Monoprix.
Les fêtes étaient l’occasion de réunir la famille, d’arborer les toilettes neuves et les bijoux, de faire briller la maison, de sortir le « service » (porcelaine fine de Limoges et de Sèvres, argenterie et verres de cristal), et de déguster les plats traditionnels. Rien de plus. Il n’y avait chez moi ni Bible ni livre de prières.
Si l’Histoire d’il y a 5 000 ans n’occupait pas les pensées de mon grand-père, j’imagine qu’il gardait le souvenir des discriminations et de l’arbitraire qui, avant le Protectorat, frappaient les Juifs de Tunisie en dépit du Pacte fondamental de 1857 et de la Loi organique de 1861. La présence de la France en Tunisie avait assuré aux juifs la sécurité et la dignité politique, et elle donnait accès à la culture, aux sciences, au progrès et à la civilisation, elle ouvrait une fenêtre sur le monde.
Il m’avait transmis, par ce simple geste, l’amour de la France. La France de Victor Hugo, de Lafayette, de Zola et de Jules Ferry, la France de la Nuit du 4 Août, la France de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Et j’étais persuadée que la Tunisie tout entière serait toujours, pour tous ses enfants, une terre de Justice et de Liberté. L’avenir de la Tunisie s’écrivait pour moi au
Futur…simple.
En 1950, jeune avocat-stagiaire (on n’en était pas encore à la féminisation des noms), partagée entre le rêve de défendre la veuve et l’orphelin et de remettre les criminels sur le droit chemin, et des rêves d’amour tout à fait platoniques, j’écrivis une nouvelle intitulée « La villa au bord de la mer ».
Je vais en recopier certains paragraphes, non pour leur qualité littéraire car les clichés et les réflexions naïves ne manquent pas, mais pour décrire l’idée que je me faisais, avec beaucoup d’autres, de la Tunisie future, la Tunisie heureuse. Car ce texte avait été rédigé au futur.
« Ma maison de campagne sera enfouie sous les tamaris et les mimosas, et caressée par le vent chargé de sel et d’odeurs de pins. Les murs ocre chanteront sous le soleil d’été. Une pergola de vigne vierge donnera son ombre rousse aux fenêtres. Et les arabesques des grilles laisseront entrer dans les chambres fraîches le chant de violoncelle qui s’élève de la mer et l’étincelant parfum du jasmin.
…
Dans le vaste patio, nous installerons des fauteuils en bois blanc avec des coussins bleus.
Nous resterons assis, des heures entières, un livre à la main et les yeux perdus, très au-delà du livre. Les cris perçants du baby ponctueront d’éclats de joie nos heures sereines.
…
Tous les matins, Mabrouka la bédouine viendra éponger le marbre blanc des chambres. Elle sera si belle avec ses yeux noirs, ses discrets tatouages au front, son nez sémite et ses pieds nus cerclés de lourds bracelets d’argent, que le baby apprivoisé tiendra avec elle de longues conversations, chacun parlant pour l’autre une langue incompréhensible et colorée.
Elle aura la démarche harmonieuse des porteuses d’amphores, le buste immobile et les hanches ondulant en un lent balancement rythmé.
…
Un tremblement de feuilles me fera lever les yeux. Perché sur le treillis de la pergola, le baby se dressera dans le soleil, arrachant avec vigueur une branche de vigne.
Je verrai les lattes légères plier, je verrai les dalles blanches dans la lumière crue, je verrai des taches rouges danser devant mes yeux… Je t’appellerai d’une voix que tu ne reconnaîtras pas…Tu souriras au baby, tu me diras, d’une voix basse et impérative : « Va chercher une échelle »
Et lorsque tu seras enfin près de moi, le baby sur le bras, tu lui diras « Il ne faut plus grimper ainsi »
Il nous répondra, en guise d’explication : « Les fleurs, c’était pour Aïcha »
C’est ainsi que la mystérieuse Aïcha fera son entrée dans notre vie. Aïcha, le premier amour du Baby !
Il nous l’amènera, quelques heures plus tard. Une grosse toison ronde de cheveux crépus et un tout petit visage très brun dont on ne verra que deux grands yeux noirs, très vifs. Aïcha te fera un grand sourire.
La grâce d’Aïcha n’aura mis que quelques minutes pour ravir le cœur des deux hommes de la famille …et le mien.
…
Ma main enserrée dans la tienne, je chanterai devant la mer unie, argentée par une coulée de lune. Et nous vibrerons ensemble, pris par le calme étrange de la plage et de l’eau.
Et soudain, des formes humaines affolées surgiront dans notre univers amoureux et le nœud de l’angoisse serrera ma gorge. La voix rauque d’un homme essoufflé hurlera dans le ciel humide et glauque : « Docteur, un noyé ! »
Je sentirai dans le geste imperceptible de ta main encore abandonnée, une seconde d’hésitation.
Tu te lèveras d’un bond et je te verrai disparaître dans les sables sombres d’une plage hostile. Je suivrai de loin ta lutte farouche contre la mort.
Et je revivrai cette merveilleuse seconde d’hésitation où ton amour pour moi aura été plus fort que ton immense respect de la vie humaine. Et cet instant de bonheur me fera rougir de honte. »
A vingt ans, j’aimais la Tunisie de tout mon cœur. J’aimais l’ambiance méditerranéenne, les fleurs parfumées, les couleurs éclatantes et douces, la mer maternelle, les ciels bleus le jour et étincelants d’étoiles la nuit, et, bien sûr, la lune. J’aimais les cimetières arabes où les corps sans cercueils sont en contact avec la terre et se fondent peu à peu dans cette nature dont ils font partie. Le cimetière sur la plage d’Hammamet où les lys des sables fleurissent entre les tombes blanches me faisait rêver. J’avais l’impression que mon corps et le sable étaient faits des mêmes particules. C’était, au sens propre du terme, ma terre natale.
J’aimais les gens, avec leur accent calme, leurs gestes expressifs, leur gaîté simple, leur bonheur sincère, leur chaleur. Mais il existait des frontières invisibles et non dites entre les différentes communautés. Chacun savait, par la consonance du nom, à quel groupe on appartenait. Les milieux sociaux se définissaient par un curieux mélange de religion et de nationalité.
Il y avait les Français : pour beaucoup cela voulait dire les catholiques ou, à la rigueur les protestants, plus discrets. Et parmi les Français, les uns revendiquaient leur identité corse, d’autres leur identité bretonne etc., mais ils étaient tous Français de Tunisie, et fiers de l’être, par opposition aux « francaouis », les Français de France, prétentieux, naïfs et peu malins.
Il y avait les Italiens : et là aussi, on distinguait les Italiens catholiques – dans l’ensemble très catholiques ! – et les Juifs italiens, les Livournais qui, pour la plupart, avaient tendance à se considérer comme les (seuls) Juifs civilisés. Il y avait les Anglais, très fiers d’être les Citoyens de Sa gracieuse Majesté et les Maltais, sujets britanniques. Il y avait des Grecs, des Russes, des Espagnols, quelques Allemands, surtout juifs, qui avaient fui le nazisme.
Il y avait les Juifs, Juifs tunisiens, Juifs français ou, selon certains, Français de religion juive, Juifs italiens, ou Italiens de religion juive, les Livournais, dont certains étaient d’ailleurs naturalisés français. Dans cet imbroglio, où la catégorie des athées ne semblait pas avoir été envisagée, chacun devait forger son identité. En ce qui me concerne, j’étais née française, je me sentais française, française à part entière, car, avant ma naissance, mon père avait été naturalisé français et ma mère, Annie Lumbroso, née italienne, était devenue française par son mariage. Il me semblait tout naturel de fréquenter des filles non juives. Mes meilleures amies – et certaines le sont toujours – s’appelaient aussi bien Andrée Scemama, Elda Cohen-Tanugi ou Tsilla Lévy que Micheline Neveur, Noëlle Lozi ou Michelle Gobert. J’allais dormir chez elles, buvant avec étonnement la crème de banane, alcoolisée, que l’on m’offrait ; elles venaient chez moi et nous lisions in-extenso les décisions de jurisprudence qui étaient citées dans nos cours de droit, dans les grands Dalloz reliés de mon père. Nous passions des journées entières chez les tantes des unes et des autres et j’admirais le courage des jeunes cousins qui partaient de l’Aéroport avec leur père sur un voilier et ne revenaient qu’à la tombée de la nuit.
Et puis, il y avait « les Arabes », les Tunisiens musulmans. Dans la « ville européenne », on les voyait comme portefaix, femmes de ménage, fleuristes sur l’Avenue Jules Ferry, marchands de beignets et de pois chiches grillés dans la rue des Maltais, marchands de légumes et de fruits au Marché central, Hadj, c’est-à-dire gardiens d’immeubles (et non pas, ce qui est étymologiquement exact, pèlerin. Car c’étaient en général des marocains qui s’arrêtaient à Tunis avant de poursuivre leur pèlerinage à La Mecque ou qui en revenaient) ou mendiants (et même si nous ne parlions pas l’arabe, nous savions leur répondre, avec une féroce ingénuité : « Allah y noub » : Dieu t’apportera ce qu’il te faut). Il y avait aussi les Djerbiens, c’est-à-dire les épiciers, chez qui je n’entrais pas sans un frisson de peur. Tata Louise ne me mettait-elle pas en garde ? « S’il t’offre des bonbons et te dit de passer dans l’arrière-boutique pour les prendre, n’y va pas, il risque de te donner des coups de bâton » (à l’époque, on ne prononçait pas le mot viol et d’ailleurs, je crois que je n’en aurais pas compris le sens), Et pourtant, l’homme qui, lorsque j’avais 9 ans, avait tenté de m’embrasser de force, était un avocat honorablement connu, appartenant à une grande famille ... juive !
Je dois dire que mon père n’avait jamais manifesté le moindre racisme et que j’avais toujours été traitée avec gentillesse et respect par les musulmans que je croisais. Je me souviens avec émotion d’un cocher qui, au cours d’un camp scout à Hammamet, m’avait accompagnée tous les matins dans sa carriole jusqu’à la ferme où j’étais chargée d’acheter le lait et qui, le dernier jour, m’avait offert un œillet.
Les classes sociales étaient fortement hiérarchisées et cependant, nous ne fréquentions pas la bourgeoisie arabe. Le Bey faisait parfois des apparitions en ville, en habit d’apparat, dans son carrosse. Nous admirions le beau yacht blanc du Prince beylical qui voguait majestueusement au large de Khéreddine
, nous savions qu’il y avait de très beaux palais en ville arabe ou à Hammam-Lif mais nous vivions dans des mondes parallèles. Au Lycée Armand Fallières comme au Lycée Jules Ferry, je n’ai connu, pendant toute ma scolarité, qu’une seule élève « arabe », comme on disait, Lucette Ben Romdane, et sa mère était française !
Et puis, voilà qu’à l’Institut des Hautes Etudes où je préparais ma licence en droit, quelques étudiants étaient « musulmans » (le terme paraissait moins péjoratif). Dans mon imaginaire, le mot arabe allait enfin pouvoir s’associer à l’intelligentsia et à la culture. Je commençai à m’intéresser à l’architecture arabe, à la musique arabe, à la civilisation arabe. Je choisis le droit musulman comme matière à option en troisième année de droit. Et lorsque je prêtai serment au Palais de Justice, je fis la connaissance de grands avocats arabes comme Youssef Guellaty, Heidi Nouira, Fathi Zouhir ou Mustapha Kaak, et je fus très liée avec de jeunes avocats comme Mohamed Fitouri, Lamine Bellaga, Férid Djemal ou Jean-Habib Bourguiba.
Je découvris tout un pan de la Tunisie que j’avais côtoyé sans le voir. Je compris la souffrance et l’humiliation des Tunisiens soumis au Protectorat mais je constatai en même temps que les intellectuels, représentants raffinés de la civilisation arabe, étaient également tout imprégnés de culture française. J’étais pour l’abolition des privilèges, pour que les Tunisiens recouvrent leurs droits et leur dignité. J’étais aussi pour une Tunisie douce et accueillante à tous ceux qui l’aimaient.
Le futur me paraissait encore « simple ». Je n’imaginais pas pouvoir vivre ailleurs qu’en Tunisie, mais je ne trouvais plus étrange qu’Aïcha puisse un jour entrer dans ma famille. Viendrait le temps de la grande fraternité, de l’égalité, d’un harmonieux « vivre ensemble », comme on dit maintenant.
La décennie suivante allait détruire mes illusions.
L’im… parfait !
En juillet 1961, mon rêve de jeune fille semblait s’être réalisé. J’avais fait un heureux mariage et nous habitions une villa pas très loin de la mer, dans le joli quartier d’El Bustan (le jardin) à Sfax. J’aimais cette ville où ma mère était née et où j’avais toujours passé mes vacances.
Un matin, nous prenions notre petit déjeuner dans la véranda entourée de jasmins odorants et de bougainvilliers. Nos petites filles, Béatrice et Elsa dormaient encore. Satan, notre berger allemand, était couché à nos pieds. Nous n’éprouvions pas le besoin de parler, heureux d’être ensemble, heureux de contempler le ciel bleu et tendre, heureux de respirer le parfum des roses et des fleurs du citronnier quatre saisons, heureux de cette journée qui s’annonçait radieuse, oubliant, pour un instant, les rumeurs hostiles, l’atmosphère guerrière et les échos menaçants de la bataille de Bizerte.
Soudain, la sonnerie du téléphone retentit. Mon mari, d’habitude si prompt à répondre, même en pleine nuit, pour aller soigner ses malades, resta assis une seconde de trop, comme pour retenir encore un instant ce bonheur fragile, avant de se diriger vers le salon. Une folle angoisse m’étreignit. Puis je le vis réapparaître, le visage bouleversé : « Ton père a été arrêté. Des policiers sont venus le chercher en pleine nuit et l’ont emmené en pyjama, sans même lui laisser le temps de prendre ses médicaments. On ne sait pas où il est. Je vais essayer de savoir ce qui se passe. »
J’eus l’impression de vivre à nouveau cette lugubre nuit du 23 novembre 1942 où des S.S. tout de noir vêtus avaient violemment frappé à la porte de la maison et après avoir, sans se départir d’une attitude très « correcte », fouillé toute la maison et réquisitionné notre poste de radio et une machine à écrire, avaient courtoisement prié mon père – et mon oncle Jules qui, avec sa femme, dormait chez nous ce soir-là – de les suivre. Lorsque la lourde porte se referma, nous nous retrouvâmes transies, dans cette maison sans hommes qui semblait dangereuse et vide, comme des oiseaux tombés du nid. Nous passâmes la nuit assises, en pleurs et folles d’inquiétude.
Le lendemain matin, ma mère se rendit à la Résidence Générale pour demander à l’Amiral Esteva d’intervenir auprès des Autorités allemandes. Mon père, Maître Félix Samama, avait été arrêté en tant qu’ancien Président de la Communauté israélite, ainsi que Moïse Borgel, Président du Comité d’administration de la Communauté israélite. Ils furent incarcérés à la prison militaire de Tunis. Et le 29 novembre – qui est pour moi une date magique puisque, 23 ans plus tard, jour pour jour, allait naître mon fils Frédéric –, je vis, de mon balcon, apparaître mon père, épuisé, amaigri, pas rasé, les vêtements fripés, mais vivant !
Et voilà que la sinistre pièce se rejouait. La nouvelle de l’arrestation, à Tunis et à Sfax, de nombreux notables français se répandit rapidement. Pendant trois jours, il fut impossible de savoir où ils étaient. Enfin, on apprit qu’ils avaient été embarqués dans un avion à destination de Marseille. Cette fois, c’était sa qualité de Conseiller municipal, Premier-Adjoint au Maire de Tunis qui avait valu à mon père son expulsion.
Ce fut le signal décisif de l’exode des non musulmans. Déjà, en 1959, l’article Premier de la Constitution affirmait que « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’Islam … » et l’article 38 prévoyait que la religion du Chef de l’Etat était l’Islam. Dès 1958, à la suite de la conversion à l’Islam de Mathilde Bourguiba qui adopta le prénom de Moufida, le Journal officiel publiait des pages entières de décrets portant changement de prénom des femmes françaises ayant épousé des Tunisiens.
Pour ne pas trop ternir l’image du bonheur, je ne m’étendrai pas sur les discriminations qui frappèrent les non musulmans, étrangers ou Juifs tunisiens : les commerçants n’obtenant qu’au compte-goutte des autorisations d’importer, les petits industriels, les petits agriculteurs se voyant, du jour au lendemain, interdire l’accès à leurs entreprises ou à leurs propriétés qui venaient d’être confisquées, les nominations aux postes des services publics systématiquement refusées. Sans compter les allusions menaçantes, les incitations discrètes mais explicites, à quitter rapidement la Tunisie.
Comme la quasi-totalité des Français, des Italiens, des Maltais, des Espagnols, des Russes, l’immense majorité des Juifs quitta le pays. Mon père s’installa à Périgueux et, à 65 ans, malade, brisé, recommença avec courage une carrière d’avocat. Quant à nous, nous nous installâmes à Vincennes.
Pour essayer d’effacer le goût amer de l’exil, le sentiment de rage, d’indignation, de perte, de dépossession, de spoliation, d’injustice qui causa tant de larmes, tant de souffrances et tant de dépressions, il est bon d’évoquer le conditionnel, avec ses deux valeurs : celle du regret, et celle de l’espoir.
Le conditionnel passé
Ah ! si Bourguiba avait fait de la Tunisie un Etat laïque ! Ah ! si De Gaulle avait proposé une Union française loyale et fraternelle ! Les « rapatriés » dont beaucoup foulaient pour la première fois le sol de France, inquiets, désorientés, sans un centime en poche puisqu’il était interdit de transférer de l’argent ou des bijoux hors de Tunisie, auraient continué à mener une vie paisible dans leur patrie d’élection, la Tunisie, les Tunisiens « authentiques », auraient instauré un Etat de droit, respectueux des Droits de l’Homme. Tous, mettant en accord le cœur et le droit, auraient pu acquérir la double nationalité, française et tunisienne.
Mais le Président Bourguiba qui, avec un sens admirable de la diplomatie, avait obtenu l’indépendance du pays sans effusion de sang, qui, bousculant les traditions, avait libéré la femme, lui donnant le droit de vote, interdisant la polygamie, autorisant le divorce, légalisant l’avortement, qui, garant éclairé de l’émancipation du peuple, avait instauré l’école laïque, gratuite et obligatoire pour les garçons et les filles, qui, soucieux du bien-être de la population, avait ordonné l’électrification des villages, la suppression des bidonvilles, le Président, fondant la légitimité de sa politique sur l’histoire de la Tunisie, avait arrêté son regard bleu au VIIe siècle. En 1956, Président de l’Assemblée Constituante, il avait déclaré : « Nous ne saurions oublier que nous sommes des Arabes. Nous sommes enracinés dans la civilisation islamique. » Pourquoi avait-il oublié les Berbères, premiers habitants de la Tunisie, les Phéniciens, futurs Carthaginois, les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Marocains, les Maures musulmans et les Juifs andalous, les Ottomans. Pourquoi avait-il oublié la civilisation punique, la civilisation chrétienne ? Pourquoi avait-il oublié ce creuset riche et pacifique des cultures qui faisait de la Tunisie le pays de la douceur de vivre ? A l’instar du Roi Soleil, il pensait sans doute que la Tunisie fraîchement indépendante devait être sous le règne de l’Unique « un roi (ou presque !), une foi, une loi ». Et il organisa, en douceur, l’épuration ethnique.
Pour sa part, le Général de Gaulle, qui, en 1940, avait redonné à la France sa grandeur et sa dignité qui, à la Libération, avait rétabli la démocratie et mené le pays sur les chemins de l’égalité et de la solidarité, avec les nationalisations et la création de la Sécurité sociale, le Général de Gaulle avait une trop haute vision du destin de la France pour abaisser son regard jusqu’au ras du sol, sur les pauvres humains. Les Français d’Algérie avaient été floués par son équivoque « Je vous ai compris » qui les avait confortés dans leur vision chimérique d’une Algérie Française, les Harkis, soldats de l’Armée française, avaient été froidement trahis et livrés au FLN, au grand désespoir des officiers français sous lesquels ils servaient. L’Union Française devait remplacer l’Empire et l’habiller d’un titre plus acceptable en cette période de décolonisation, sacrifiant les Français d’outremer – comme on disait –, très attachés au pays où ils vivaient, aux intérêts financiers et stratégiques des grands industriels de la métropole.
Nous avions rêvé de vivre en Tunisie. Nous rêvons encore de ce qui aurait pu et de ce qui pourrait se passer. C’est le temps de l’imaginaire, le temps de l’espoir, le temps du bonheur, c’est celui des enfants qui jouent :
Le conditionnel présent
La France et la Tunisie seraient les moteurs de l’Union pour la Méditerranée. La Mer serait enfin pure et limpide, débarrassée de toutes les pollutions, comme le cœur des hommes. Poursuivant la voie ouverte à Babylone par le premier Code édicté par Hammourabi pour « placer son pays sous la protection du droit et apporter le bien-être aux opprimés », les Etats seraient des Etats de droit, la France, comme la Tunisie, assureraient « le premier des droits de l’Homme…manger, être soigné, recevoir une éducation et un habitat » et, en France comme en Tunisie, plus personne ne vivrait en dessous du seuil de pauvreté, tous les soins seraient gratuits, l’éducation nationale veillerait à ce que le moindre village ait son école, à ce que chaque enfant bénéficie d’un enseignement adapté, lui donnant accès à une solide culture générale et lui permettant de développer ses talents, les écoles publiques disposeraient d’un nombre suffisant de professeurs, de surveillants, de conseillers d’orientation, de conseillers principal d’éducation et d’infirmières, et enfin, on ne verrait plus jamais de familles entières ou de travailleurs pauvres dormir dans la rue ou dans leur voiture !
Désormais, montrant l’exemple, la France et la Tunisie, faisant encore un effort pour être républicaines, ne s’arrêteraient pas en si bon chemin et respecteraient aussi tous les autres droits : liberté de pensée, liberté d’expression. – plus de censure ni d’autocensure –, présomption d’innocence, séparation des pouvoirs, avec un Parlement et une Magistrature indépendants et respectés, liberté de circulation, ce qui ferait disparaître les « problèmes de l’immigration » et de « l’identité nationale ».
La France et la Tunisie, reprenant les termes de la belle Constitution du 24 juin 1793, affirmeraient que « Tout étranger…qui, domicilié en France depuis une année – Y vit de son travail – …Ou épouse une Française – Ou adopte un enfant – Ou nourrit un vieillard … est admis à l’exercice des Droits de citoyen français »
Et que « Le but de la société est le bonheur commun. »
Alors, pour répondre au salut d’une petite fille à la peau jaune, noire, blanche ou basanée, le soldat en faction à l’entrée de la grande Cour d’honneur du Palais de l’Élysée ou du Palais de Carthage, sortirait de sa guérite et lui présenterait les armes !
Pour son bonheur et pour le bonheur de tous.
« Un souvenir heureux est peut-être sur terre
Plus vrai que le bonheur »
Le bonheur ne se conjuguerait-il qu’au passé ? Bien que j’essaye, malgré mes quatre-vingts printemps, de me projeter dans un futur sans doute virtuel, je ne peux échapper au temps du souvenir ; mon enfance, ma jeunesse m’éblouissent, nimbées du soleil bleu de la méditerranée, de la chaleur des amitiés enfantines et de la douceur marine d’une vie radieuse, bercée d’espoir et de lumière.
Tunisie heureuse !
Mais aussi, hélas, Tunisie plongée dans les vicissitudes du temps, temps du bonheur, temps des conflits, temps des larmes, temps des regrets, temps d’espérance. Temps passé, temps futur, temps imparfait, présent ou conditionnel ….
Si j’éprouve toujours un certain malaise face à l’autobiographie, navigation périlleuse entre le narcissisme et l’exhibitionnisme, la prétention à La Vérité et la reconstruction complaisante, il ne me semble cependant pas inintéressant de raconter certains épisodes de ma vie étroitement liés à l’histoire de la Tunisie, petits exemples personnels – partiels et partiaux, chargés d’émotions et donc de subjectivité –, de l’évolution de la situation de ses habitants, tous amoureux de ce beau pays.
Je vais donc me livrer à la conjugaison des temps véridiques ou imaginaires de mon histoire qui peuvent être interprétés comme des répercussions de l’Histoire.
Le Passé…simple ou Le soldat dans sa guérite devant la Résidence générale.
C’est un de mes premiers souvenirs, un instant de bonheur. A première vue, une anecdote dans une vie d’enfant déconnectée du réel. Je pense maintenant que cette brève rencontre presque magique d’une petite fille et d’un soldat est une parabole de l’état d’esprit d’un grand nombre de Juifs de Tunisie, à cette époque.
Un matin d’avril 1932, je me promenais avec mon grand-père Alexandre, lui donnant sagement la main. Mon grand-père était alors à la retraite, après avoir exercé le poétique métier de représentant en mercerie (et la maison était pleine de merveilleux échantillons de dentelles dans lesquels, pendant la guerre, nous allions tailler de splendides chemisiers) ; j’étais sa seule petite-fille à Tunis et il passait le plus clair de son temps avec moi, me racontant des histoires de lions ou de princesses, m’apprenant des chansons, m’encourageant à pleurer lorsque j’avais du chagrin, m’embrassant avec amour et riant avec moi de tout et de rien.
Ce jour-là, après avoir parcouru la rue Es-Sadikia où il habitait, nous étions arrivés devant la Résidence Générale. A l’entrée de la grande Cour d’honneur, un soldat se tenait en faction dans sa guérite. Alors mon grand-père s’arrêta et me dit de faire le salut militaire. Du haut de mes 3 ans, consciente de la gravité de mon acte, je me mis au garde-à-vous et portai ma main droite à mon front. Et, miracle, le soldat sortit de sa guérite tricolore et me présenta les armes.
Hommage à l’armée ? Il n’y avait pas plus pacifiste que mon grand-père ! Non, hommage au drapeau tricolore qui flottait dans le ciel de Tunis, à la France qui respectait chacun de ses enfants, et, je l’appris plus tard, aux valeurs des Lumières et à la devise de la République : Liberté, Égalité, Fraternité.
Mon grand-père, comme tous les Samama, était un homme bon. Un homme généreux, affectueux, souriant, distingué et cultivé. Il avait fait ses études chez les Pères Blancs — cela devait remonter aux années 1870 —, et me lisait souvent le Voyage au centre de la terre, de Jules Verne, dans un beau livre de la collection rouge et or publiée par les Editions Hetzel, qu’il avait reçu comme livre de prix.
Ses ancêtres habitaient sans doute la Tunisie depuis la nuit des temps (il existe dans le Haut Tell le Djebel Semmama), berbères convertis au judaïsme, ou Juifs émigrés, et, comme un certain nombre de Tunisiens et plus précisément de Juifs tunisiens, ses parents avaient des liens très forts avec la France, liens culturels et liens familiaux. Chez lui, tout le monde parlait français. Son frère Nissim était avocat à Marseille et avait épousé la Tante Marie, française et catholique, et l’une de ses sœurs, la Tante Hanna, habitait également Marseille. Mes tantes allaient souvent en vacances chez elle. Mon père parlait toujours avec enthousiasme de sa vie d’étudiant à la Faculté de droit d’Aix-en-Provence.
Chez mon grand-père (je n’ai pas connu ma grand-mère Marie Moatti qui est morte en mettant au monde ma tante Marcelle), tout le monde était mélomane. J’adorais les soirées où Tata Marcelle se mettait au piano, accompagnant Tata Louise qui chantait des airs d’opéra. Et immanquablement, lorsqu’elle attaquait l’air de Mimi : « On m’appelle Mimi mais mon nom est Lucie », une larme roulait sur la joue de mon grand-père. Je compris plus tard que c’était le diminutif de son épouse – mon deuxième prénom est Mariem, en sa mémoire –, et je me demande si mon père ne m’a pas appelée Lucette en souvenir de l’héroïne de La Bohème.
La musique qui avait enchanté ma jeunesse était celle de Puccini, de Verdi, de Mascagni, de Saint-Saëns ou de Debussy, celle de Beethoven, de Schubert, de Scriabine ou de Chopin, mais aussi les chansons de Jean Sablon, de Charles Trenet, de Rina Ketty ou de Tino Rossi …Ce n’est que bien plus tard, par un désir intellectuel de connaître – enfin – la culture tunisienne, et la culture arabe, que j’ai appris à aimer le Malouf, les chansons d’Oum Khalsoum, d’Hassiba Rochdi, d’Ali Riahi ou de Raoul Journo que pourtant j’avais pu entendre chaque jour, depuis ma plus tendre enfance, diffusées à tue-tête par les haut-parleurs du petit café arabe de la place de l’Ancienne Poste où j’habitais.
Mon grand-père aimait aussi le cinéma et souvent, il projetait des films de Charlie Chaplin sur le drap tendu qui tenait lieu d’écran dans l’ancien bureau de mon père où nous nous réunissions. Je riais aux larmes en voyant Charlot, le petit, le malingre, le faible, le pauvre, jouet des objets, patinant ou valsant (je ne m’en souviens plus), secoué par les coups stridents du sifflet qu’il avait avalé, ou cible des forts, esquivant les coups de l’énorme boxeur qu’il affrontait sur le ring ou du gigantesque agent de police qui le poursuivait. Victime triomphante de la malignité des choses et des hommes. Et je souriais de bonheur lorsqu’il s’en allait sur la route, tenant par la main la jeune fille qu’il aimait.
Il y eut d’ailleurs un réalisateur célèbre, un pionnier du cinématographe, Albert Samama-Chikli – étions-nous de la même famille ? Au moins cousins à la mode de Tunis ! –, photographe des armées en 1914, ami des Frères Lumière, qui tourna son premier film « Zohra » en 1922, avec sa fille Haydé comme actrice, la première actrice dans un pays arabe. Il se disait « libre penseur », comme l’étaient également tous les hommes de ma famille, paternelle et maternelle.
Les femmes, prêtresses des fêtes et des festins, « faisaient » Kippour, Rochana (on ne connaissait pas Roch Hachana, ni la traduction exacte du terme hébreu), Pâque et Rebbi Meir : elles jeûnaient pour le Grand Pardon, respirant les effluves du coing piqué de clous de girofle, épuisées, mortes de faim dès le matin, malgré le copieux dîner de la veille ; elles régnaient sur la maison deux semaines avant Pâque, traquant la moindre miette de pain dans les recoins, vidant les armoires, les étagères et le buffet, lavant tout le linge, tous les rideaux, toutes les couvertures, tous les verres, toutes les assiettes, pourtant d’une propreté impeccable, savonnant les sols, et parfois même les meubles et les tableaux,. Plongée dans les délices du « grand nettoyage », ma mère ne voulait pas que la semelle de nos chaussures macule le marbre qu’elle venait de frotter au savon noir, et, pendant toute la journée, la maison nous était interdite. Elle n’avait pas le temps de préparer le repas et, pour moi, les vraies réjouissances commençaient car j’étais seule avec mon père et nous allions déjeuner tous les jours au restaurant ou au coin traiteur qui venait d’ouvrir au Monoprix.
Les fêtes étaient l’occasion de réunir la famille, d’arborer les toilettes neuves et les bijoux, de faire briller la maison, de sortir le « service » (porcelaine fine de Limoges et de Sèvres, argenterie et verres de cristal), et de déguster les plats traditionnels. Rien de plus. Il n’y avait chez moi ni Bible ni livre de prières.
Si l’Histoire d’il y a 5 000 ans n’occupait pas les pensées de mon grand-père, j’imagine qu’il gardait le souvenir des discriminations et de l’arbitraire qui, avant le Protectorat, frappaient les Juifs de Tunisie en dépit du Pacte fondamental de 1857 et de la Loi organique de 1861. La présence de la France en Tunisie avait assuré aux juifs la sécurité et la dignité politique, et elle donnait accès à la culture, aux sciences, au progrès et à la civilisation, elle ouvrait une fenêtre sur le monde.
Il m’avait transmis, par ce simple geste, l’amour de la France. La France de Victor Hugo, de Lafayette, de Zola et de Jules Ferry, la France de la Nuit du 4 Août, la France de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Et j’étais persuadée que la Tunisie tout entière serait toujours, pour tous ses enfants, une terre de Justice et de Liberté. L’avenir de la Tunisie s’écrivait pour moi au
Futur…simple.
En 1950, jeune avocat-stagiaire (on n’en était pas encore à la féminisation des noms), partagée entre le rêve de défendre la veuve et l’orphelin et de remettre les criminels sur le droit chemin, et des rêves d’amour tout à fait platoniques, j’écrivis une nouvelle intitulée « La villa au bord de la mer ».
Je vais en recopier certains paragraphes, non pour leur qualité littéraire car les clichés et les réflexions naïves ne manquent pas, mais pour décrire l’idée que je me faisais, avec beaucoup d’autres, de la Tunisie future, la Tunisie heureuse. Car ce texte avait été rédigé au futur.
« Ma maison de campagne sera enfouie sous les tamaris et les mimosas, et caressée par le vent chargé de sel et d’odeurs de pins. Les murs ocre chanteront sous le soleil d’été. Une pergola de vigne vierge donnera son ombre rousse aux fenêtres. Et les arabesques des grilles laisseront entrer dans les chambres fraîches le chant de violoncelle qui s’élève de la mer et l’étincelant parfum du jasmin.
…
Dans le vaste patio, nous installerons des fauteuils en bois blanc avec des coussins bleus.
Nous resterons assis, des heures entières, un livre à la main et les yeux perdus, très au-delà du livre. Les cris perçants du baby ponctueront d’éclats de joie nos heures sereines.
…
Tous les matins, Mabrouka la bédouine viendra éponger le marbre blanc des chambres. Elle sera si belle avec ses yeux noirs, ses discrets tatouages au front, son nez sémite et ses pieds nus cerclés de lourds bracelets d’argent, que le baby apprivoisé tiendra avec elle de longues conversations, chacun parlant pour l’autre une langue incompréhensible et colorée.
Elle aura la démarche harmonieuse des porteuses d’amphores, le buste immobile et les hanches ondulant en un lent balancement rythmé.
…
Un tremblement de feuilles me fera lever les yeux. Perché sur le treillis de la pergola, le baby se dressera dans le soleil, arrachant avec vigueur une branche de vigne.
Je verrai les lattes légères plier, je verrai les dalles blanches dans la lumière crue, je verrai des taches rouges danser devant mes yeux… Je t’appellerai d’une voix que tu ne reconnaîtras pas…Tu souriras au baby, tu me diras, d’une voix basse et impérative : « Va chercher une échelle »
Et lorsque tu seras enfin près de moi, le baby sur le bras, tu lui diras « Il ne faut plus grimper ainsi »
Il nous répondra, en guise d’explication : « Les fleurs, c’était pour Aïcha »
C’est ainsi que la mystérieuse Aïcha fera son entrée dans notre vie. Aïcha, le premier amour du Baby !
Il nous l’amènera, quelques heures plus tard. Une grosse toison ronde de cheveux crépus et un tout petit visage très brun dont on ne verra que deux grands yeux noirs, très vifs. Aïcha te fera un grand sourire.
La grâce d’Aïcha n’aura mis que quelques minutes pour ravir le cœur des deux hommes de la famille …et le mien.
…
Ma main enserrée dans la tienne, je chanterai devant la mer unie, argentée par une coulée de lune. Et nous vibrerons ensemble, pris par le calme étrange de la plage et de l’eau.
Et soudain, des formes humaines affolées surgiront dans notre univers amoureux et le nœud de l’angoisse serrera ma gorge. La voix rauque d’un homme essoufflé hurlera dans le ciel humide et glauque : « Docteur, un noyé ! »
Je sentirai dans le geste imperceptible de ta main encore abandonnée, une seconde d’hésitation.
Tu te lèveras d’un bond et je te verrai disparaître dans les sables sombres d’une plage hostile. Je suivrai de loin ta lutte farouche contre la mort.
Et je revivrai cette merveilleuse seconde d’hésitation où ton amour pour moi aura été plus fort que ton immense respect de la vie humaine. Et cet instant de bonheur me fera rougir de honte. »
A vingt ans, j’aimais la Tunisie de tout mon cœur. J’aimais l’ambiance méditerranéenne, les fleurs parfumées, les couleurs éclatantes et douces, la mer maternelle, les ciels bleus le jour et étincelants d’étoiles la nuit, et, bien sûr, la lune. J’aimais les cimetières arabes où les corps sans cercueils sont en contact avec la terre et se fondent peu à peu dans cette nature dont ils font partie. Le cimetière sur la plage d’Hammamet où les lys des sables fleurissent entre les tombes blanches me faisait rêver. J’avais l’impression que mon corps et le sable étaient faits des mêmes particules. C’était, au sens propre du terme, ma terre natale.
J’aimais les gens, avec leur accent calme, leurs gestes expressifs, leur gaîté simple, leur bonheur sincère, leur chaleur. Mais il existait des frontières invisibles et non dites entre les différentes communautés. Chacun savait, par la consonance du nom, à quel groupe on appartenait. Les milieux sociaux se définissaient par un curieux mélange de religion et de nationalité.
Il y avait les Français : pour beaucoup cela voulait dire les catholiques ou, à la rigueur les protestants, plus discrets. Et parmi les Français, les uns revendiquaient leur identité corse, d’autres leur identité bretonne etc., mais ils étaient tous Français de Tunisie, et fiers de l’être, par opposition aux « francaouis », les Français de France, prétentieux, naïfs et peu malins.
Il y avait les Italiens : et là aussi, on distinguait les Italiens catholiques – dans l’ensemble très catholiques ! – et les Juifs italiens, les Livournais qui, pour la plupart, avaient tendance à se considérer comme les (seuls) Juifs civilisés. Il y avait les Anglais, très fiers d’être les Citoyens de Sa gracieuse Majesté et les Maltais, sujets britanniques. Il y avait des Grecs, des Russes, des Espagnols, quelques Allemands, surtout juifs, qui avaient fui le nazisme.
Il y avait les Juifs, Juifs tunisiens, Juifs français ou, selon certains, Français de religion juive, Juifs italiens, ou Italiens de religion juive, les Livournais, dont certains étaient d’ailleurs naturalisés français. Dans cet imbroglio, où la catégorie des athées ne semblait pas avoir été envisagée, chacun devait forger son identité. En ce qui me concerne, j’étais née française, je me sentais française, française à part entière, car, avant ma naissance, mon père avait été naturalisé français et ma mère, Annie Lumbroso, née italienne, était devenue française par son mariage. Il me semblait tout naturel de fréquenter des filles non juives. Mes meilleures amies – et certaines le sont toujours – s’appelaient aussi bien Andrée Scemama, Elda Cohen-Tanugi ou Tsilla Lévy que Micheline Neveur, Noëlle Lozi ou Michelle Gobert. J’allais dormir chez elles, buvant avec étonnement la crème de banane, alcoolisée, que l’on m’offrait ; elles venaient chez moi et nous lisions in-extenso les décisions de jurisprudence qui étaient citées dans nos cours de droit, dans les grands Dalloz reliés de mon père. Nous passions des journées entières chez les tantes des unes et des autres et j’admirais le courage des jeunes cousins qui partaient de l’Aéroport avec leur père sur un voilier et ne revenaient qu’à la tombée de la nuit.
Et puis, il y avait « les Arabes », les Tunisiens musulmans. Dans la « ville européenne », on les voyait comme portefaix, femmes de ménage, fleuristes sur l’Avenue Jules Ferry, marchands de beignets et de pois chiches grillés dans la rue des Maltais, marchands de légumes et de fruits au Marché central, Hadj, c’est-à-dire gardiens d’immeubles (et non pas, ce qui est étymologiquement exact, pèlerin. Car c’étaient en général des marocains qui s’arrêtaient à Tunis avant de poursuivre leur pèlerinage à La Mecque ou qui en revenaient) ou mendiants (et même si nous ne parlions pas l’arabe, nous savions leur répondre, avec une féroce ingénuité : « Allah y noub » : Dieu t’apportera ce qu’il te faut). Il y avait aussi les Djerbiens, c’est-à-dire les épiciers, chez qui je n’entrais pas sans un frisson de peur. Tata Louise ne me mettait-elle pas en garde ? « S’il t’offre des bonbons et te dit de passer dans l’arrière-boutique pour les prendre, n’y va pas, il risque de te donner des coups de bâton » (à l’époque, on ne prononçait pas le mot viol et d’ailleurs, je crois que je n’en aurais pas compris le sens), Et pourtant, l’homme qui, lorsque j’avais 9 ans, avait tenté de m’embrasser de force, était un avocat honorablement connu, appartenant à une grande famille ... juive !
Je dois dire que mon père n’avait jamais manifesté le moindre racisme et que j’avais toujours été traitée avec gentillesse et respect par les musulmans que je croisais. Je me souviens avec émotion d’un cocher qui, au cours d’un camp scout à Hammamet, m’avait accompagnée tous les matins dans sa carriole jusqu’à la ferme où j’étais chargée d’acheter le lait et qui, le dernier jour, m’avait offert un œillet.
Les classes sociales étaient fortement hiérarchisées et cependant, nous ne fréquentions pas la bourgeoisie arabe. Le Bey faisait parfois des apparitions en ville, en habit d’apparat, dans son carrosse. Nous admirions le beau yacht blanc du Prince beylical qui voguait majestueusement au large de Khéreddine
, nous savions qu’il y avait de très beaux palais en ville arabe ou à Hammam-Lif mais nous vivions dans des mondes parallèles. Au Lycée Armand Fallières comme au Lycée Jules Ferry, je n’ai connu, pendant toute ma scolarité, qu’une seule élève « arabe », comme on disait, Lucette Ben Romdane, et sa mère était française !
Et puis, voilà qu’à l’Institut des Hautes Etudes où je préparais ma licence en droit, quelques étudiants étaient « musulmans » (le terme paraissait moins péjoratif). Dans mon imaginaire, le mot arabe allait enfin pouvoir s’associer à l’intelligentsia et à la culture. Je commençai à m’intéresser à l’architecture arabe, à la musique arabe, à la civilisation arabe. Je choisis le droit musulman comme matière à option en troisième année de droit. Et lorsque je prêtai serment au Palais de Justice, je fis la connaissance de grands avocats arabes comme Youssef Guellaty, Heidi Nouira, Fathi Zouhir ou Mustapha Kaak, et je fus très liée avec de jeunes avocats comme Mohamed Fitouri, Lamine Bellaga, Férid Djemal ou Jean-Habib Bourguiba.
Je découvris tout un pan de la Tunisie que j’avais côtoyé sans le voir. Je compris la souffrance et l’humiliation des Tunisiens soumis au Protectorat mais je constatai en même temps que les intellectuels, représentants raffinés de la civilisation arabe, étaient également tout imprégnés de culture française. J’étais pour l’abolition des privilèges, pour que les Tunisiens recouvrent leurs droits et leur dignité. J’étais aussi pour une Tunisie douce et accueillante à tous ceux qui l’aimaient.
Le futur me paraissait encore « simple ». Je n’imaginais pas pouvoir vivre ailleurs qu’en Tunisie, mais je ne trouvais plus étrange qu’Aïcha puisse un jour entrer dans ma famille. Viendrait le temps de la grande fraternité, de l’égalité, d’un harmonieux « vivre ensemble », comme on dit maintenant.
La décennie suivante allait détruire mes illusions.
L’im… parfait !
En juillet 1961, mon rêve de jeune fille semblait s’être réalisé. J’avais fait un heureux mariage et nous habitions une villa pas très loin de la mer, dans le joli quartier d’El Bustan (le jardin) à Sfax. J’aimais cette ville où ma mère était née et où j’avais toujours passé mes vacances.
Un matin, nous prenions notre petit déjeuner dans la véranda entourée de jasmins odorants et de bougainvilliers. Nos petites filles, Béatrice et Elsa dormaient encore. Satan, notre berger allemand, était couché à nos pieds. Nous n’éprouvions pas le besoin de parler, heureux d’être ensemble, heureux de contempler le ciel bleu et tendre, heureux de respirer le parfum des roses et des fleurs du citronnier quatre saisons, heureux de cette journée qui s’annonçait radieuse, oubliant, pour un instant, les rumeurs hostiles, l’atmosphère guerrière et les échos menaçants de la bataille de Bizerte.
Soudain, la sonnerie du téléphone retentit. Mon mari, d’habitude si prompt à répondre, même en pleine nuit, pour aller soigner ses malades, resta assis une seconde de trop, comme pour retenir encore un instant ce bonheur fragile, avant de se diriger vers le salon. Une folle angoisse m’étreignit. Puis je le vis réapparaître, le visage bouleversé : « Ton père a été arrêté. Des policiers sont venus le chercher en pleine nuit et l’ont emmené en pyjama, sans même lui laisser le temps de prendre ses médicaments. On ne sait pas où il est. Je vais essayer de savoir ce qui se passe. »
J’eus l’impression de vivre à nouveau cette lugubre nuit du 23 novembre 1942 où des S.S. tout de noir vêtus avaient violemment frappé à la porte de la maison et après avoir, sans se départir d’une attitude très « correcte », fouillé toute la maison et réquisitionné notre poste de radio et une machine à écrire, avaient courtoisement prié mon père – et mon oncle Jules qui, avec sa femme, dormait chez nous ce soir-là – de les suivre. Lorsque la lourde porte se referma, nous nous retrouvâmes transies, dans cette maison sans hommes qui semblait dangereuse et vide, comme des oiseaux tombés du nid. Nous passâmes la nuit assises, en pleurs et folles d’inquiétude.
Le lendemain matin, ma mère se rendit à la Résidence Générale pour demander à l’Amiral Esteva d’intervenir auprès des Autorités allemandes. Mon père, Maître Félix Samama, avait été arrêté en tant qu’ancien Président de la Communauté israélite, ainsi que Moïse Borgel, Président du Comité d’administration de la Communauté israélite. Ils furent incarcérés à la prison militaire de Tunis. Et le 29 novembre – qui est pour moi une date magique puisque, 23 ans plus tard, jour pour jour, allait naître mon fils Frédéric –, je vis, de mon balcon, apparaître mon père, épuisé, amaigri, pas rasé, les vêtements fripés, mais vivant !
Et voilà que la sinistre pièce se rejouait. La nouvelle de l’arrestation, à Tunis et à Sfax, de nombreux notables français se répandit rapidement. Pendant trois jours, il fut impossible de savoir où ils étaient. Enfin, on apprit qu’ils avaient été embarqués dans un avion à destination de Marseille. Cette fois, c’était sa qualité de Conseiller municipal, Premier-Adjoint au Maire de Tunis qui avait valu à mon père son expulsion.
Ce fut le signal décisif de l’exode des non musulmans. Déjà, en 1959, l’article Premier de la Constitution affirmait que « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’Islam … » et l’article 38 prévoyait que la religion du Chef de l’Etat était l’Islam. Dès 1958, à la suite de la conversion à l’Islam de Mathilde Bourguiba qui adopta le prénom de Moufida, le Journal officiel publiait des pages entières de décrets portant changement de prénom des femmes françaises ayant épousé des Tunisiens.
Pour ne pas trop ternir l’image du bonheur, je ne m’étendrai pas sur les discriminations qui frappèrent les non musulmans, étrangers ou Juifs tunisiens : les commerçants n’obtenant qu’au compte-goutte des autorisations d’importer, les petits industriels, les petits agriculteurs se voyant, du jour au lendemain, interdire l’accès à leurs entreprises ou à leurs propriétés qui venaient d’être confisquées, les nominations aux postes des services publics systématiquement refusées. Sans compter les allusions menaçantes, les incitations discrètes mais explicites, à quitter rapidement la Tunisie.
Comme la quasi-totalité des Français, des Italiens, des Maltais, des Espagnols, des Russes, l’immense majorité des Juifs quitta le pays. Mon père s’installa à Périgueux et, à 65 ans, malade, brisé, recommença avec courage une carrière d’avocat. Quant à nous, nous nous installâmes à Vincennes.
Pour essayer d’effacer le goût amer de l’exil, le sentiment de rage, d’indignation, de perte, de dépossession, de spoliation, d’injustice qui causa tant de larmes, tant de souffrances et tant de dépressions, il est bon d’évoquer le conditionnel, avec ses deux valeurs : celle du regret, et celle de l’espoir.
Le conditionnel passé
Ah ! si Bourguiba avait fait de la Tunisie un Etat laïque ! Ah ! si De Gaulle avait proposé une Union française loyale et fraternelle ! Les « rapatriés » dont beaucoup foulaient pour la première fois le sol de France, inquiets, désorientés, sans un centime en poche puisqu’il était interdit de transférer de l’argent ou des bijoux hors de Tunisie, auraient continué à mener une vie paisible dans leur patrie d’élection, la Tunisie, les Tunisiens « authentiques », auraient instauré un Etat de droit, respectueux des Droits de l’Homme. Tous, mettant en accord le cœur et le droit, auraient pu acquérir la double nationalité, française et tunisienne.
Mais le Président Bourguiba qui, avec un sens admirable de la diplomatie, avait obtenu l’indépendance du pays sans effusion de sang, qui, bousculant les traditions, avait libéré la femme, lui donnant le droit de vote, interdisant la polygamie, autorisant le divorce, légalisant l’avortement, qui, garant éclairé de l’émancipation du peuple, avait instauré l’école laïque, gratuite et obligatoire pour les garçons et les filles, qui, soucieux du bien-être de la population, avait ordonné l’électrification des villages, la suppression des bidonvilles, le Président, fondant la légitimité de sa politique sur l’histoire de la Tunisie, avait arrêté son regard bleu au VIIe siècle. En 1956, Président de l’Assemblée Constituante, il avait déclaré : « Nous ne saurions oublier que nous sommes des Arabes. Nous sommes enracinés dans la civilisation islamique. » Pourquoi avait-il oublié les Berbères, premiers habitants de la Tunisie, les Phéniciens, futurs Carthaginois, les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Marocains, les Maures musulmans et les Juifs andalous, les Ottomans. Pourquoi avait-il oublié la civilisation punique, la civilisation chrétienne ? Pourquoi avait-il oublié ce creuset riche et pacifique des cultures qui faisait de la Tunisie le pays de la douceur de vivre ? A l’instar du Roi Soleil, il pensait sans doute que la Tunisie fraîchement indépendante devait être sous le règne de l’Unique « un roi (ou presque !), une foi, une loi ». Et il organisa, en douceur, l’épuration ethnique.
Pour sa part, le Général de Gaulle, qui, en 1940, avait redonné à la France sa grandeur et sa dignité qui, à la Libération, avait rétabli la démocratie et mené le pays sur les chemins de l’égalité et de la solidarité, avec les nationalisations et la création de la Sécurité sociale, le Général de Gaulle avait une trop haute vision du destin de la France pour abaisser son regard jusqu’au ras du sol, sur les pauvres humains. Les Français d’Algérie avaient été floués par son équivoque « Je vous ai compris » qui les avait confortés dans leur vision chimérique d’une Algérie Française, les Harkis, soldats de l’Armée française, avaient été froidement trahis et livrés au FLN, au grand désespoir des officiers français sous lesquels ils servaient. L’Union Française devait remplacer l’Empire et l’habiller d’un titre plus acceptable en cette période de décolonisation, sacrifiant les Français d’outremer – comme on disait –, très attachés au pays où ils vivaient, aux intérêts financiers et stratégiques des grands industriels de la métropole.
Nous avions rêvé de vivre en Tunisie. Nous rêvons encore de ce qui aurait pu et de ce qui pourrait se passer. C’est le temps de l’imaginaire, le temps de l’espoir, le temps du bonheur, c’est celui des enfants qui jouent :
Le conditionnel présent
La France et la Tunisie seraient les moteurs de l’Union pour la Méditerranée. La Mer serait enfin pure et limpide, débarrassée de toutes les pollutions, comme le cœur des hommes. Poursuivant la voie ouverte à Babylone par le premier Code édicté par Hammourabi pour « placer son pays sous la protection du droit et apporter le bien-être aux opprimés », les Etats seraient des Etats de droit, la France, comme la Tunisie, assureraient « le premier des droits de l’Homme…manger, être soigné, recevoir une éducation et un habitat » et, en France comme en Tunisie, plus personne ne vivrait en dessous du seuil de pauvreté, tous les soins seraient gratuits, l’éducation nationale veillerait à ce que le moindre village ait son école, à ce que chaque enfant bénéficie d’un enseignement adapté, lui donnant accès à une solide culture générale et lui permettant de développer ses talents, les écoles publiques disposeraient d’un nombre suffisant de professeurs, de surveillants, de conseillers d’orientation, de conseillers principal d’éducation et d’infirmières, et enfin, on ne verrait plus jamais de familles entières ou de travailleurs pauvres dormir dans la rue ou dans leur voiture !
Désormais, montrant l’exemple, la France et la Tunisie, faisant encore un effort pour être républicaines, ne s’arrêteraient pas en si bon chemin et respecteraient aussi tous les autres droits : liberté de pensée, liberté d’expression. – plus de censure ni d’autocensure –, présomption d’innocence, séparation des pouvoirs, avec un Parlement et une Magistrature indépendants et respectés, liberté de circulation, ce qui ferait disparaître les « problèmes de l’immigration » et de « l’identité nationale ».
La France et la Tunisie, reprenant les termes de la belle Constitution du 24 juin 1793, affirmeraient que « Tout étranger…qui, domicilié en France depuis une année – Y vit de son travail – …Ou épouse une Française – Ou adopte un enfant – Ou nourrit un vieillard … est admis à l’exercice des Droits de citoyen français »
Et que « Le but de la société est le bonheur commun. »
Alors, pour répondre au salut d’une petite fille à la peau jaune, noire, blanche ou basanée, le soldat en faction à l’entrée de la grande Cour d’honneur du Palais de l’Élysée ou du Palais de Carthage, sortirait de sa guérite et lui présenterait les armes !
Pour son bonheur et pour le bonheur de tous.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire