samedi 24 janvier 2009
COINCIDENCES TRANSMEDITERRANEENNES
Jean BELAISCH
LE DEBUT DE LA SAGA
Un passé pas tout à fait comme les autres
Dans notre famille on racontait de père en fils l’histoire de ce cocher juif, Battou Sfez, qui, probablement ivre, s’étant accroché avec un "autochtone" dans une gargote fut accusé de lui avoir lancé l’insulte insensée : « que soit maudite la religion de ton père ! » ; ce qui aurait été une forme de suicide même si c’était une des injures les plus classiques que nous ayons entendue durant notre enfance. Il avait été sans trop tarder, condamné à mort, exécuté quelques jours plus tard sur la place publique et son cadavre dépecé. Selon le prophète Ezéchiel la résurrection n’est possible, à la fin des temps, qu’après un enterrement du corps entier. Il fallait donc soustraire ses restes à la foule surexcitée. Selon la saga familiale rapportée par mon oncle Elie, l’aïeul Youssef, colosse très croyant, toujours prêt à défendre la veuve et l’orphelin, se lança dans l'entreprise. Il trouva sage, selon notre légende, pour écarter tout soupçon, de placer à ses cotés une femme indigène ou habillée comme telle (c'est à dire qu’on n'en pouvait rien voir) dans une calèche d’où il jetait à la foule en colère des petites pièces d’or mises à sa disposition par la communauté. Pendant que les poursuivants se précipitaient dessus, des amis du supplicié, récupéraient les « morceaux » du malheureux pour reconstituer le cadavre. Le cocher Sfez reçut ainsi la sépulture décente qui permettait à ceux qui l’avaient aimé d’espérer qu’il ressusciterait après le jugement dernier. Cet épisode semble avoir marqué la communauté juive et on la trouve souvent décrite avec quelques variantes, ce qui pourrait montrer que de pareilles agressions n'ont pas été très fréquentes au cours de l'histoire. Peut-être aussi est-ce en raison des vives réactions de la France à cette exécution, sur lesquelles Nine Moati a insisté dans son texte les belles de Tunis dans l'ouvrage TUNISIE Rêves de Partage, publié chez Omnibus en 2005.
Etait-ce cet épisode stressant qui l’avait déterminé, en tout cas Youssef avait été, parmi les premiers juifs de Tunisie, à chercher à se mettre sous la protection de la France en demandant à bénéficier du décret Crémieux qui avait attribué la nationalité française aux juifs algériens. Il n’avait eu aucune peine à trouver deux amis de Bône qui avaient témoigné qu’il était né en cette ville d’une famille d’origine locale et avait même réussi à obtenir un acte officiel l’affirmant ! Personne dans la famille ni mon père, ni mes oncles et ni même son fils (c'est à dire mon grand père) n'a semblé s’intéresser à la question de notre origine algérienne qui serait une possible preuve partielle de ce que nous aussi venions d'Espagne. Pour le grand père Gagou il n’y avait pas de pays plus beau que la France ni de citoyenneté qui vaille la française. Etre français était sa plus grande gloire et pourtant il ne connaissait pratiquement pas un mot de français. Les livres qu’il lisait étaient rédigés en langue arabe ou judéo-arabe, imprimés en caractères hébreux, les seuls qu’il sût lire depuis l’age de 12 ans, lorsqu’il avait préparé sa bar mitzvah. Ce qui ne l’empêchait pas, comme la majorité des juifs de Tunisie qui n’étaient pas destinés à devenir rabbins de ne pas non plus comprendre l’hébreux ni de connaître le sens des prières en langue sacrée qu’il connaissait par cœur ! Mais mystère inexplicable pour nous les jeunes quand il allait à Paris, ce qu'il faisait assez souvent, il savait se faire comprendre des chauffeurs de taxis et conduire là où il devait aller. Il consultait tout seul pour sa prostate les grands maîtres de l’urologie parisienne (je me demande, encore aujourd'hui comment il pouvait répondre à leur interrogatoire, car nous n'avons jamais entendu parler d'interprètes). J’en connaissais ainsi les noms -je me souviens particulièrement de ceux de Félix Legueux et de Georges Marion- bien avant de commencer mes études de médecine.
La famille se prévaut d’un document exceptionnel conservé bien à l’abri par celui qui en a hérité par on ne sait quels détours. Il avait apaisé ses scrupules en distribuant généreusement à ses cousins des photocopies tirées à l'ancienne mode et bien grisées, elles aussi néanmoins pieusement conservées. Le certificat de nationalité de l’arrière grand père, valable pour un an, est daté du 5 juillet 1869. Le sceau de la Légation et Consulat Général de France à Tunis est constitué de deux cercles concentriques entre lesquels sont imprimés en majuscules, les mots CONSULAT GENERAL DE FRANCE A TUNIS. Un aigle impérial le décore en son centre.
Le 20 avril 1870 le décret par lequel Youssef Bel Aiche est admis à jouir des droits de citoyen français commençait par Napoléon, par la grâce de Dieu et la volonté nationale, Empereur des français et il était signé par son ministre Ollivier… mais il n’était enregistré à la chancellerie du consulat de France, au verso du document, qu’en date du 4 avril 1871. Et cette fois le sceau qui en confirme l’authenticité est fait des deux mêmes cercles, entourant les mêmes lettres, Mais son aigle central a disparu et a été remplacé par les mots Republique Française qui, pour l'observateur très attentif, sont fait exceptionnel, écrits à la main et en minuscules. La désastreuse défaite de Sedan avait écrasé l'empire entre le recto et le verso, entre Paris et Tunis. Mais cet acte qui symbolise la fragilité de la condition humaine, gardait sa valeur libératrice ! Notre arrière grand-père continuait donc, malgré le changement de régime dans la métropole, à bénéficier de la protection de la France grâce à la pérennité des décisions ministérielles.
Cette naturalisation précoce lui avait permis de vivre des jours tranquilles en Tunisie, mais avait aussi eu la conséquence peu plaisante d’envoyer plusieurs années plus tard ses deux fils cadets dans des régiments prestigieux de l’armée française d’outre mer, et plus dangereusement mon grand père maternel dans l’embuscade meurtrière des Dardanelles dont il s’était heureusement tiré sans blessure.
Cette nationalité tutélaire n’avait pas empêché Youssef de continuer à remplir sa fonction de Tailleur du Bey de Tunis et de conserver sa position de RAIS (le même titre que Nasser choisira plus tard lorsqu’il parvint à la tête de l’Egypte) de la communauté juive de Tunis. Et, ce qui montre la richesse des communications internationales dans la presse à l’époque et la vitalité de la communauté tunisienne, c’est par cette appellation qu’il sera désigné dans sa notice nécrologique parue à Londres dans le Jewish Chronicle du 15 janvier 1909. Encore un document conservé pieusement où son rôle dans la récupération des enfants juifs enlevés à leurs parents pour qu'ils continuent à être élevés dans la religion juive ou dans la récupération des corps avait été relatée.
Cependant le plus connu de la famille en Tunisie a sûrement été son fils aîné Gagou dont les colères homériques étaient célèbres dans la communauté. Elles ont été décrites avec maestria et humour par Albert HAYAT dans son livre Yahasra ( « c’était dans ce merveilleux temps désormais loin derrière nous », traduction littérale dont l’exactitude ne manquera pas d’être confirmée par n’importe quel tunisien ! ). Lorsqu’il s’adressait par fil à ses employés ou discutait politique, il lui arrivait d’arracher une fois par mois environ, le téléphone mural du bureau ou d’en casser le câble qui unissait la pièce principale en bakélite, d'où émergeait le cône du haut parleur, au cornet acoustique. Et l’employé des PTT revenait imperturbablement en effectuer la réparation avec, nous a-t-on répété, un sourire discret qui se voulait le plus neutre possible.
Gagou était hanté lui aussi par un besoin de justice qu’il exerçait dans le domaine de la communauté juive, mais qu’il n’appliquait pas dans le cadre familial, favorisant honteusement ses 3 fils aux dépens de ses 3 filles pour conserver un solide noyau financier à l'entreprise familiale. D’où des brouilles inextinguibles avec ses gendres. Il était un des plus ardents soutiens du journal La Justice, et nous a transmis son défaut puisque nous avons tous tendance à nous émouvoir plus que de raison des grandes et petites injustices qui nous sont rapportées quelqu'en soit le domaine.
C’est pour cela entre autres que nous n’avons jamais compris le sort réservé jusqu’il y a peu aux Harkis par l’ensemble des gouvernants de la France. De même que nous n’avons jamais accepté l’attitude oscillant entre le mépris et la condescendance de quelques fonctionnaires français, vis à vis de ceux qu’ils appelaient les indigènes ou les «autochtones ». Il semble d’ailleurs que ni la nationalité, ni la religion, ni même l’époque ne soient responsables de ces attitudes et j’ai lu avec intérêt mais étonnement –comment a-t-on pu le savoir ?- que les fonctionnaires et responsables puniques à l’époque où Carthage était à son apogée, agissaient de la même manière vis à vis des autochtones qui n’avaient eux non plus, pas apprécié leur façon de faire et le leur avaient montré après l’écrasement de Carthage par Rome.
Les musulmans de Tunisie étaient pour moi et pour bien des camarades du lycée, un groupe un peu craint, un peu surprenant par leur peu d’empressement à se couler dans les détours de la modernité et en même temps digne d’être aidé parce que souvent traités d’une façon peu amène par certains « détenteurs de l’autorité française en Tunisie». Ces derniers pouvaient se trouver à tous les échelons de la hiérarchie et nombre d’entre eux n’avaient sans doute jamais mis les pieds en métropole et n’avaient jamais bénéficié de l’atmosphère de liberté qui nous disait-on, y régnait. Quand nous sommes arrivés à Paris vers l’age de 20 ans, alors que nous nous attendions à rencontrer « de vrais français » nous avons parfois été assez déçus par certains d’entre eux en particulier par les employés des mairies. Il est vrai qu’ils n’étaient pas plus avenants envers les bretons ou les malheureux franco-italiens qui venaient des territoires frontaliers ! Et cela indépendamment de l’origine francilienne, corse ou antillaise de ces fonctionnaires trop zélés. Comme si le fait de rédiger des documents d’état civil conférait un pouvoir régalien, que cependant certaines charmantes fonctionnaires savaient modérer, en gardant une totale disponibilité et un sourire réconfortant.
Nous approchons sans l'avoir voulu, d'un des points le plus délicat et qui est la source de divergences profondes entre les français d'aujourd'hui qui ont vécu ou non aux colonies ou dans un protectorat de la France. Sans entrer dans les détails, en connaissant très bien les éléments du débat et la profondeur du fossé qui sépare les tenants des positions opposées, et compte tenu de ce que nous (c’est à dire ma grande famille) avons vécu, nous avons toujours éprouvé une reconnaissance infinie envers l’arrière grand père et considéré la colonisation française comme ayant été un très grand bienfait non seulement pour nous, qui en douterait ? Mais aussi pour la Tunisie toute entière. Car la France a fait entrer dans ce pays les progrès et les connaissances acquises par l’humanité au rythme même où ceux-ci se découvraient. Ainsi lorsqu’elle a accédé à l’indépendance, la Tunisie a été de plain pied avec l’Europe du sud pour son niveau de développement. Et grâce à l’intelligence de Habib Bourguiba - qui, petit clin d’œil, avait été au Lycée Carnot dans la même classe qu’un de mes oncles et, lors de sa période glorieuse à la tête de l'Etat tunisien, se souvenait très bien de lui - elle s’est trouvée immédiatement dans le peloton de tête des pays africains. Certes certains "ressortissants français" ont profité d’une façon inacceptable de la colonisation, mais en pratique, tout le monde en a probablement bénéficié. Et on peut penser que ceux qui critiquent la colonisation française avec beaucoup d’emphase cherchent souvent davantage à montrer qu’ils ont une belle âme qu’à donner une idée équilibrée des effets nécessairement contrastés de la présence française en Afrique ou en Asie. En tous cas tous les élèves privilégiés de notre vénéré Lycée Carnot ont gardé de ce monument de la culture et de l'enseignement français le souvenir le plus magnifiquement reconnaissant.
LE LYCEE CARNOT
Madame Ferchiou
Notre lycée était célèbre dans l’empire français (et, nous n’avions aucun doute à ce sujet) était un des meilleurs de France. Tous ceux qui ont joué ou discuté et reconstruit le monde dans ses vastes cours ne manquent jamais de superlatifs pour dire leur fierté d’avoir bénéficié de l’enseignement qui y était donné ! Nos professeurs valaient largement ceux de la métropole et de nos départements voisins.
A notre niveau, une preuve éclatante en a été donnée dans la prétentieuse capitale de l’Algérie. Car au PCB -cette année de préparation scientifique aux études de médecine supprimée depuis de nombreuses années - les étudiants venus de Tunisie ont raflé toutes les premières places, alors qu’ils ne représentaient même pas le 1/20 des étudiants d’Algérie. Et ils ont renouvelé le même exploit à Paris durant les premiers stages hospitaliers de la 1ère année de médecine.
A ce propos entre 1945 et 48 le réseau des étudiants en médecine venus de Tunis, pratiquement tous sortis de Carnot, ne faisait aucune publicité mais n'en était pas moins un des plus efficaces de la Faculté de médecine de Paris. Son représentant pour notre génération avait été "Bébé" Cohen-Boulakia connu pour ses heures de travail (souvent de 6 heures du matin à 3 heures du matin suivant) et son sourire à la fois narquois et charmeur : tout ce qui pouvait faciliter la vie des étudiants tunisiens était transmis aux nouveaux arrivants sans que jamais aucune information utile ne soit égoïstement conservée.
Cet amour pour Carnot je reconnaîtrais aisément pour ceux qui en doutent, que c’est là une preuve très indirecte de la valeur de l’activité colonisatrice de la France, mais pour qui y réfléchit, c’en est quand même une de poids. Et les Vaudet, Debiesse, Astre, Memmi et autres, ces professeurs qui ont laissé une trace ineffaçable dans nos esprits et qui sont parvenus ensuite en métropole aux plus hautes fonctions universitaires et dans les établissements tels que le CEA, en portent un témoignage. Ce qui ne veut pas dire que j’ai oublié madame Ferchiou avec qui j’ai correspondu pendant plus de 50 ans.
J’étais chaque fois qu’elle répondait à mes lettres, comme elle le faisait pour tant de ses anciens, saisi d’une émotion insurmontable à la vue de son écriture harmonieuse et élégante sur l’enveloppe timbrée venue de Tunisie. Sur la fin, parce sa vue avait baissé, sa fille lui servait de secrétaire ce dont je lui suis encore particulièrement reconnaissant puisque grâce à elle cette correspondance à laquelle j’attachais tant de prix avait pu se prolonger. Cette passation de pouvoir a d’ailleurs été pour moi une occasion de plus de voir à quel point les malentendus peuvent naître d’une "incompréhension inconcevable". L’écriture soignée, de madame Ferchiou, plus tard Madame Gayet après son divorce, faisait donc mes délices. Lorsque sa fille a commencé à écrire sous sa dictée, voulant faire plaisir à mon professeur désormais fort âgée, en lui adressant des compliments, je lui avais fait part de mes regrets de ne plus pouvoir lire sa calligraphie si parfaite. J’étais certain que sa fille savait à quel point je lui étais obligé de me permettre de continuer grâce à elle à m’entretenir avec celle qui m’avait si bien et si souvent conseillé. Mais j’ai appris quelques mois plus tard que mademoiselle Nadèje Ferchiou avait pensé qu’il était inutile qu’elle continue à servir de petite main à sa mère puisque, dès lors que ce n’était plus celle-ci qui m’écrivait, notre correspondance ne m’intéressait plus ! J’ai la chance d’avoir compris, à l’occasion de je ne sais quelle conversation avec cette archéologue d’une exceptionnelle compétence, qu’elle avait fait une erreur d’interprétation, d’éclairer cette méprise et de recommencer à être dans les meilleurs termes du monde avec elle. Je me demanderai toujours quelle phrase maladroite j’avais pu tourner pour qu’elle soit interprétée de cette façon !
Tout le monde sait à quel point Madame Marcelle Ferchiou avait marqué ses élèves et j’ai lu sous la plume de Philippe Seguin qu’il avait lui aussi succombé à son charme.
Je tenais absolument à être au premier rang lors de ses cours, même si l’odeur du cuir de son cartable récemment tanné me rendait littéralement malade. Mais au moins je ne manquais pas une seule de ses phrases que cependant trop ému, je transcrivais d’une façon absolument illisible sur mon cahier d’histoire.
Avant chacun de ses cours nous nous interrogions. Que va-t-elle nous raconter aujourd'hui de nouveau ? Quelle notion bien ancrée en nous va-t-elle balayer. Quel poète sera son sujet de prédilection durant le quart du cours alors qu’elle était censée nous parler de la géographie de l’Amérique du nord ? Le plus imaginatif et quelquefois le plus proche de la vérité était Marius Chemla qui tombait juste une fois sur deux par je ne sais quelle intuition miraculeuse. En fin de compte nul ne niera que nous avons appris à élargir notre vision des choses, au moins en littérature et en musique, grâce à ses digressions insolites et cela d’autant plus qu’une bonne partie de ses élèves avaient eu la chance de l’avoir comme professeur 3 ans de suite de la seconde à math élem.
Mais toute médaille a son revers. Un épisode qui est resté dans les mémoires de bien des élèves de la période de l’après libération a concerné un jugement qu’elle avait porté sur le peuple allemand. Madame Ferchiou était, on l’a compris, une mélomane de très haut niveau même si elle avait aussi ses passions pour les poètes, en particulier Fernand Gregh candidat plusieurs fois malheureux à l’Académie Française. Elle appréciait aussi Jean Giono dont elle m’a fait connaître de merveilleux livres. Mais c’était avant tout la musique qui la faisait vibrer, Cesar Franck étant un de ses compositeurs préférés en raison de la pureté de ses oeuvres. Un jour elle a parlé, selon la mémoire des élèves présents, du tempérament musical du peuple allemand, de ses légendes qui avaient inspiré de grandes œuvres et sans doute avait-elle, avec sa facilité de se laisser emporter par son enthousiasme, insisté sur quelques autres qualités de ce peuple. Un des élèves présents, dont le père avait été déporté et assassiné par ce peuple d’élite, avait été ulcéré par son discours et l’avait manifesté avec la colère la véhémence et le chagrin que l’on imagine.
Une longue et amère polémique s’en était suivie, dont mon professeur d’histoire et géographie était profondément désolée et qu’elle ne pouvait pas comprendre.
Comment, m’avait-elle confié, moi qui suis d’une famille de résistants de la région de Grenoble, les vrais, ceux de toujours et de la première heure, peut-on croire que j’ai oublié les atrocités nazies ? Ca n’a aucun sens, c’est tout simplement impossible. J’ai seulement parlé d’un fait évident. Les allemands ont créé des œuvres musicales immortelles ; ce n’était pas une génération spontanée. Je n’ai rien voulu dire d’autre !
Encore une de ces discordes dont les humains sont coutumiers ! Au risque d’énoncer une navrante banalité, j’ajouterai que ces disputes ne cessent de me désoler car elles se poursuivent parfois des années durant, aucun des deux protagonistes ne voulant admettre que l’autre avait aussi de bonnes raisons pour défendre son point de vue et alors que, raison de plus, les points d’entente entre les deux adversaires l’emportent de loin sur ceux de désaccord !
Madame Delanoue et l’excommunication
Petit retour sur un épisode au lycée 5 ans plus tôt.
C’était une cinquième A3 au lycée Carnot.Une classe de jeunes, en fin 1940 ou début 41.En pleine guerre dans le monde, mais notre Tunis lycéen, du moins à ce que je me rappelle, vivait comme si ce conflit n’aurait jamais de répercussion sur son avenir.
Notre professeur de lettres ne ménageait pas ses efforts pour nous motiver à l’étude du latin. Elle était petite, fluette, autour du mètre cinquante, entre 40 et 50 ans, une douceur charmante, mais une banalité de traits qui n’incitait pas à l’accord immédiat avec les objectifs qu’elle s’efforçait de nous fixer.
Elle nous donnait beaucoup de travail à faire à la maison (et il est probable que ce beaucoup serait aujourd’hui considéré comme un travail herculéen, littéralement inaccessible à des élèves normaux de 13-14 ans ! et peut-être même comme témoignant d’un déséquilibre mental du professeur exigeant). Mais pour elle, clairement, elle ne sortait pas, tant s’en fallait, des limites du raisonnable. Et si ses élèves voulaient progresser, ils devaient se plier à ses demandes.
Certains meneurs de la classe l’entendaient d’une autre oreille.
- On ne va tout de même pas accepter d’être traités comme des esclaves. Elle veut nous pourrir nos 4 jours de vacances avec un thème, une version latine et une nouvelle déclinaison d’un mot que nous ne verrons jamais dans notre vie. C’est simple, on va dire que nous avions tous compris que ce travail était pour le mardi suivant.
- Elle n’est pas idiote. Elle sait très bien que tout le monde l’a entendu et que ça a été écrit sur le cahier de texte de la classe
- Oui, mais si nous disons tous la même chose, elle ne pourra pas aller contre toute la classe.
- Ecoute, si tu ne veux pas travailler, tu n’as qu’à ne pas travailler, fais ce que tu veux, mais ce n’est pas la peine de la vexer ou de lui faire croire que nous sommes tous des crétins, alors qu’elle fait tout pour nous aider et qu’elle n’a jamais été désagréable envers un seul d’entre nous.
- Vous, les travailleurs, fichez-nous la paix ! Ce sont les derniers beaux jours, on veut en profiter. Le latin, c’est nos parents qui veulent qu’on l’apprenne, ça ne nous servira absolument jamais. On vote à mains levées. Qui est pour la proposition de Robert B ?
La quasi-totalité de la classe dans cette fameuse cours du lycée Carnot, du côté de la rue Guynemer et de l’administration, lève sa main. Trois garçons se regardent très dubitatifs, l’un dit « c’est complètement idiot ! »
Mais l’affaire est dans le sac et la décision est prise.
Deux malchances pour moi :
- d’une part, j’aimais le latin. C’est un amour bizarre et de plus je ne saurais jamais pourquoi. Peut être parce que c’était un pur exercice intellectuel dépourvu de tout socle utilitaire ? Et que j’avais une peur bleue de tout ce qui pourrait être mis à l’épreuve de la vie quotidienne et qui pourrait révéler mon inefficience pratique.
Et d’autre part, puisque les savants des neuro-sciences disent aujourd'hui que l’émotion régit notre appétit à l’étude, peut-être parce qu’on entre dans le latin par le fameux Rosa Rosa Rosam Rosae… et que j’ai toujours éprouvé pour les roses et surtout leur parfum une attirance démesurée ; ma mère est née à l’Ariana le village des roses. Si je cherchais encore, je trouverai sûrement des raisons aussi insensées…ou au contraire liées aux 5 sens !
Mais justement je me prends d’intérêt pour la recherche des causes de mon attirance envers le latin et je trouve une troisième raison. En 6ème, notre professeur de latin français s’appelait Georges Gayer. Il était d’une grande gentillesse, un peu timide et je ne sais pourquoi il était manifeste que j’étais devenu son chouchou. Ce dont mes camarades se moquaient gentiment, eux aussi, car il n’avait jamais manifesté ce choix en m’attribuant des notes excessivement surévaluées. En français, je me traînais toujours entre 11 et 9, quelle que soit la discipline : grammaire, dictée ou commentaires. Mais il est vrai que j’étais toujours parmi les premiers en latin et comme j’étais souvent interrogé, tout le monde voyait bien que mes notes étaient méritées et que mes places ne devaient rien au favoritisme.
Imprévisible destin de l’homme. Le même Gayer, dès que le maréchal a commencé à diriger la France, a remplacé le surveillant général du lycée, le célébrissime et sévère monsieur Figre, l’homme aux petites moustaches qui faisaient immédiatement penser à celles d’Adolphe Hitler, alors qu’il n’avait jamais caché ses opinions socialistes. Georges Gayer est même devenu le meilleur auxiliaire des allemands après leur atterrissage accéléré en Tunisie. Il écrivait dans "Tunis Journal", le journal des collaborateurs enthousiastes, des rubriques d’une brûlante germanophilie et s’était montré au lycée Carnot, le plus fervent représentant du Maréchal Pétain dont celui-ci pouvait rêver.
Nous nous sommes croisés une fois pendant l’occupation allemande. Il m’a fait un sourire et un geste de la main qui signifiait : que veux-tu ! C’est le destin !
Je ne me sentais aucun droit de le juger même si j’étais désolé par ses choix. Depuis d’ailleurs, j’ai toujours été prêt à expliquer les comportements les moins admissibles moralement - par des faits anciens vécus par le coupable ou des raisons génétiques dont il est évident que personne ne peut penser qu’il en était responsable… sans pour cela être toujours d’accord avec moi-même !
Je ne sais pas ce qu’il est devenu après la victoire alliée, mais je pense qu’il avait quitté la Tunisie à temps. En tous cas s’il a survécu, il n’est pas devenu célèbre, le nom de Georges Gayer n’apparaît pas dans Google.Pourquoi, le latin m’a-t-il tellement intéressé, dès le début ? Il faut sûrement retourner encore aux Contes et Légendes de Rome que maman me racontait quand j’avais environ 6 ans et à mon étonnement devant la louve qui avait nourri Romulus et Remus, alors que les loups, comme les tigres, m’empêchaient de dormir lorsque j’y pensais, paralysé par une peur imaginaire, seul dans mon lit vers 10 heures du soir et que je me voyais croqué par ces fauves. La chèvre Amalthée dans sa grotte, me revient aussi en tête. Son histoire nous était racontée dans des versions latines simplissimes qui me donnaient l’impression, puisque je les comprenais aisément, d’être un savant latiniste. Cet accroissement de mon « estime du moi » me poussait à ce point vers le latin que ma mère m’avait tout de suite pourvu du Corneque, le beau dictionnaire rouge qui donnait parfois la traduction de phrases entières des textes qui nous étaient soumis.
Il est temps de quitter le latin pour Madame Delanoue et le récit d’un moment que je ne parviens pas encore à bien analyser et plutôt pénible de ma vie lycéenne.
Les vacances se sont terminées. Nous revenons tous au lycée Carnot. Chacun ne peut s’empêcher de raconter ses exploits, ses promenades à la montagne, son bain dans l’eau « glacée», la lecture du livre : le mystère de la chambre jaune. " Je te jure que même quelques pages avant la fin, je n’avais rien compris, même pas imaginé la fin de ce fantastique roman policier! ".
Tout le monde est content. Il y aura d’abord une heure de maths à passer puis il faudra affronter Madame Delanoue.
Nouvelle récréation entre les deux cours, derniers conciliabules : - C’est bien d’accord, tout le monde dira la même chose !
Nous entrons en classe de latin. Madame Delanoue nous fait ouvrir nos cahiers. Aucun devoir ne s’y montre, quelque soit le cahier qu’elle inspecte.
- Mais qu’est-ce qui vous est donc arrivé à tous ?
- Alors le grand et brun Robert B. : - mais madame, nous n’avions rien à faire, les devoirs c’était pour la semaine prochaine !
- Comment la semaine prochaine ? Donnez moi le cahier de texte !
Et avant que le cahier lui parvienne, parce que j’étais au premier rang, tout près d’elle :
- C’est vrai Madame, c’était pour cette semaine, mais ils se sont tous mis d’accord pour dire que nous n’avions rien à faire, que nous n’allions pas gâcher nos vacances, que le latin était inutile !
Je vois encore la tête incrédule de Robert B, celle surprise de Roger de P et désapprobatrice de mon ami Gilbert S. J’entends un grondement qui remonte vers les rangs les plus élevés de la classe : « Mais qu’est-ce qui lui prend à ce con de dire des choses pareilles, c’est pas possible, il est complètement maboul !
La classe est alternativement houleuse puis figée.
- Mais, vous Belaisch, vous avez essayé ?
- Oui, Madame, je l’ai fait mais je n’ai rien écrit sur mon cahier, puisque c’était la consigne !
Je vois la classe ulcérée, en état de rage contenue. Et je me dis : quand même une maîtresse si gentille, pourquoi ont-ils décidé cette grève du travail ? Pas une seconde je ne me suis dit que j’étais traître à ma classe ; mais je sentais bien que tous étaient en train de bouillir d’envie de me faire de percutants reproches !
Le cours s’est passé à faire en commun le travail que chacun aurait dû accomplir chez soi, dans une atmosphère de colère contenue des meneurs et de résignation dégoûtée des autres. La fin de l’heure sonne.
J’étais donc au premier rang, près des fenêtres, à l’opposé de la porte de la classe. Normalement, je devais donc sortir parmi les derniers. Mais le couloir entre le long tableau noir et le premier rang des tables restait plein d’élèves qui sortaient bien plus lentement que d’habitude. Les regards étaient tous (j’exagère sans doute) tournés vers moi.
En tout cas, sûrement celui de Robert B. qui m’attend et ne semble pas déterminé à quitter tout de suite la classe. Je me décide et j’avance vers la porte. Il se tourne alors vers la sortie sachant que je vais le suivre et puisque je ne suis plus protégé par Madame Delanoue, qu’il va pouvoir m’apostropher pendant la récréation.
- Je ne sais vraiment pas ce qui m’empêche de te casser la gueule ! Une traîtrise pareille. Tu as de la chance que je sois calme aujourd’hui. Je ne sais pas pourquoi tu as cette chance. Mais ce qui est sûr, c’est que maintenant, tu ne fais plus partie de la classe ! On te met en quarantaine et c’est pas seulement pour une semaine !
Tous les autres derniers de la classe de renchérir : tu l’as bien gagné ! Cette fois tu y seras en quarantaine ! Comment as-tu fait pour débiter avec ce sang froid tes idioties ? Tout le monde était d’accord quand nous avions décidé qu’on serait peinards pendant ces vacances !
- Qu’est-ce que vous voulez je n’avais pas envie de lui mentir. Je trouvais qu’elle ne le méritait pas. J’ai pas pu me taire, c’est sorti tout seul !
- C’est tout ce que tu trouves à dire pour ta défense ?
Quelques bourrades. Je me sentais pâle, mais j’avais échappé aux castagnes que j’avais craint pendant quelques bonnes dizaines de minutes durant l’heure passée, de voir tomber sur moi.
Je voyais près de nous de petits groupes se former. J’entendais des bribes de phrases : « c’est sûr il veut être son petit préféré. Ou bien il est amoureux d’elle. Alors vraiment il n’a aucun goût. Je ne peux pas croire qu’on puisse s’enticher de cette petite femme ! » Comment est-ce que j’allais pouvoir raconter cette histoire à la maison ? Qu’est-ce que j’allais dire à maman qui, une fois de plus, ne saurait pas s’il fallait réprimander son fils ou le féliciter pour sa sincérité et son goût du latin.
Est-ce cette sorte d’oubli que Freud a qualifiée de refoulement ? Toujours est-il que je n’ai gardé aucun souvenir des réactions de mes parents, de leurs encouragements ou de leurs réprimandes. Mais je me dis aujourd'hui que maman a du s’interroger longuement. Comment avec un père qui se faisait partout des amis et elle-même en retrait dans toutes les situations délicates, avaient-ils pu faire un enfant aux réactions aussi bizarres ? Ce qui n’est pas douteux c’est que je n’aurais pu lui apporter la moindre réponse cohérente.Je suis en quarantaine, c’est comme ça, Ca ne va pas durer jusqu’à la fin de l’année ! De toutes façons je l’ai bien méritée. Pourtant je n’avais jamais refusé de laisser qui que ce soit copier le résultat de mes tentatives de traduction des versions latines, parfois d’ailleurs complètement à côté de la plaque. Je ne m’étais jamais auparavant fâché avec Robert B. dont les hâbleries faisaient rire toute la classe, moi compris ; mais je comprenais qu’il ne pouvait pas ne pas réagir devant mon abandon des consignes données à notre classe.
Plusieurs fois, comme si souvent pendant ma vie dans des circonstances analogues, je me suis répété :
« Mais qu’est-ce que je cherchais en lâchant mes copains ? » Et je finissais sur : « cette grève n’avait pas de raisons d’être, Madame Delanoue n’a pas mérité ça ! ».
Comme je fais aujourd'hui les plus grands efforts pour m’expliquer à moi-même mon comportement, je me suis souvenu d’une particularité de ma scolarité. Après ma primo-infection et mon séjour à la campagne dans la propriété proche de l’usine de la famille que nous appelions le Jardin, nous avions déménagé et nous nous étions installés au Belvédère dans une villa entourée d’un petit verger mais qui avait surtout l’avantage de se trouver tout près d’une école primaire, mixte et d’excellente réputation. Elle était tenue d’une main de fer par monsieur et madame Janin, instituteurs socialistes purs produits de la 3ème république, à la fois humains et volontaristes.
Cependant la haute idée qu’ils se faisaient de leur école leur avait fait décider que sortant de la 10ème du petit lycée Carnot, je devais entrer en 4ème de l’école primaire Claude Bernard.
Ma mère qui ne voulait surtout pas que je me fatigue, avait accepté ce redoublement déguisé. Et je me suis transformé d’élève très moyen en un brillant élève, pratiquement toujours premier. Cela m’a donné une forme de confiance en moi –souvent totalement injustifiée mais qui m’a accompagné toute ma vie. Or la responsable de ce sentiment, la maîtresse de la 4ème, était un tout petit bout de femme, bâtie à chaux et à sable, elle a d’ailleurs atteint les 101 ans (c'est à dire qu’elle a survécu, ce qui a été le drame de sa vie, à son fils qui était devenu un ami très proche pendant nos études à Paris). Madame Lazari conduisait sa classe mixte avec tant de gentillesse et de poigne que tout le monde travaillait sans ronchonner et que pas un seul jour je n’ai été malheureux de devoir aller à l’école. Elle a su me faire sauter la classe de troisième, j’ai rattrapé ainsi les amis de ma génération quand nous sommes entrés en sixième au Lycée. J’avais ainsi eu tout à gagner à ce passage par l’école de Jules Ferry.
Madame Delanoue m’avait-elle rappelé mon institutrice de 4ème et m’étais-je cru devoir m’acquitter d’une dette en lui révélant la vérité ? Je ne voudrais pas m’enfoncer dans des hypothèses psychanalytiques tortueuses en l’affirmant péremptoirement.
Une dernière explication me paraît la plus probable. Je ne m’étais jamais senti tout à fait à l’aise avec l’application pratique des connaissances que l’on nous faisait ingurgiter au lycée. J’avais toujours eu en revanche l’impression que je ne saurais pas dans ma vie adulte, me servir de ce que j’y apprenais. Et je pensais qu’à l’inverse tous mes amis avaient les pieds sur terre et ne se posaient pas les mêmes questions "métaphysiques". Je me souviens d’une crise de pleurs que mes parents avaient eu le plus grand mal à faire cesser : à quoi cela me servira d’apprendre, je sens que c’est dans ma tête mais ça flotte… Je ne voyais pas comment ce que je récitais avec application allait pouvoir s’accrocher au réel. Peut-être en voulais-je à mes amis de paraître si bien dans leurs baskets – même si personne n’utilisait alors à cette expression- au point qu’il me fallait torpiller leurs certitudes ? God Only Knows !
Comment cela s’est-il terminé ?
Beaucoup plus vite en tout cas que je ne l’avais imaginé. Et cela très probablement grâce, encore une fois, à Madame Delanoue mais aussi à ce qu’était le lycée Carnot et la vie en Tunisie.Elle n’a plus jamais reparlé de l’épisode, n’a puni personne, a continué à demander de sérieux efforts à la classe et à nous aider de son mieux sans jamais insister sur les mauvaises notes ou sur les leçons non apprises. Si bien que ma divulgation du secret de la classe n’ayant eu aucun effet pervers, le « crime » s’était révélé moins grave que tous l’avaient pensé.
Et puis dans le fond nous avions toujours été tous des amis, plus ou moins intimes mais en tout cas des copains. S’il y avait compétition entre les très bons élèves qui étaient deux ou trois, les autres voyaient ces "combats" de loin et applaudissaient aux renversements des positions. Mais l’atmosphère générale était chaleureuse.Robert B. n’ayant pas su faire un exercice de maths, est venu trois semaines plus tard, l’air de rien, me demander si j’avais trouvé la solution. Avec encore plus de naturel, comme dans nos relations passées, je la lui ai donnée.
Tout s’est arrêté là… Hélas, cela ne m’a pas servi de leçon : « L’expérience est une lumière qui n’éclaire que le passé. » ( proverbe chinois) et je me suis souvent trouvé par la suite dans des situations dont aucune personne sage n’a jamais l’occasion de devoir se tirer.
Comment un épisode quelque peu déplaisant a-t-il trouvé dans ma tête place parmi les bons souvenirs que m’ont laissés la Tunisie et le Lycée Carnot ?
La réponse est : comment pouvez-vous poser une question aussi naïve ?
Tout ce qui s’est passé au Lycée Carnot se déroulait sous le bleu du ciel tunisien et comme mon affaire s’était bien terminée, c’est une nostalgie plutôt agréable qui s’écrit en moi à l’évocation des leçons de madame Delanoue !
Monsieur Foulon l’acteur et les copieurs
Je me sens coupable de ne pas encore avoir parlé de Monsieur FOULON. Une anecdote récente dessine sa place dans notre lycée.
Lors d’une réunion des anciens élèves du Lycée Carnot, son nom avait été prononcé, m’a rapporté mon ami Clément Brami. Un assistant à cette réunion se serait alors exclamé : «Mais vous savez le fils de Monsieur Foulon est parmi nous !» et l’assemblée s’était levée et avait fait une "standing ovation" posthume à son père.Cette histoire m’a confirmé dans ma certitude que ce professeur avait été pour nous tous et pendant des générations l’idéal du maître.
Mais Jacques Foulon n’était pas seulement professeur de lettres. Il jouait au théâtre les rôles du jeune premier, fringant souple et d’un dynamisme inaltérable. Son Scapin des fourberies avait été son plus brillant succès et il est resté dans toutes les mémoires. Son nom d’acteur dans la troupe d’amateurs de l’Essor surgit brusquement dans ma tête : Jack Mathot.
Imaginez les jeunes (nous étions en 4ème avec Gilbert Sarfati, Lucien Cohen, Daniel Guez et Clément Brami) face à leur sérieux professeur derrière son bureau le lendemain d’une représentation théâtrale où il s’était révélé adroit sémillant et trompeur … (souvent même des traces de maquillages de la veille n’avaient pu être effacées, m’a rappelé Gilbert ) Nous ne savions pas comment nous tenir, si nous devions ou non lui montrer à quel point nous avions apprécié sa prestation, et ce d’autant plus qu’il savait manier un humour froid et caustique qui nous glaçait et nous enchantait à la fois… et la classe se déroulait comme s’il n’avait jamais été qu’un professeur conventionnel sévère mais juste.
Une anecdote, un épisode de notre relation élève-professeur, mêle reconnaissance et rage (contenue et de niveau à vrai dire très acceptable).
Pendant que nous nous acharnions à traduire un texte d’un auteur ésotérique lors d’une composition de version latine, mon voisin Clément Brami, me demande de l’aider pour une phrase à laquelle "il n’entrave que pouic". J’écris sur une petite bande de papier que je roule et lui passe, la phrase en français dont j’espère qu’elle est la bonne traduction.Elle était « heureusement » fausse. Et lors de l’un des cours suivants, Monsieur Foulon nous dit que plusieurs copies avaient entre elles d’étranges ressemblances et qu’il avait même découvert une bande de papier démontrant la transmission entre élèves des copiages dont il avait apprécié la parfaite nullité… Par exemple, et à ma grande terreur il déroule la bandelette et la lit en disséquant, sans un sourire, les erreurs innombrables, condensées en une si courte phrase!
Clément avait eu l’inattention catastrophique de la laisser tomber devant sa place.Il conclut que cette classe est réellement douée parce qu’il y a eu tant de transmissions d’informations d’élève à élève dont il ne s’était pas du tout aperçu, qu’il nous décerne à tous un brevet de copiage. Il s’est demandé, en même temps, s’il ne devait pas mettre un zéro à plusieurs copies qui méritaient cette note et ne pouvaient mériter que la même note du fait de leur presque parfaite ressemblance. Mais finalement il a décidé d’annuler cette composition et de la refaire.
Je passais de l’angoisse à l’apaisement, et je me disais en même temps, qu’il avait certainement reconnu mon écriture (une des plus inélégante et à la fois illisible qui soit), qu’il avait obligatoirement trouvé la bande au deuxième rang à sa gauche et qu’il ne pouvait pas ignorer qui l’avait écrite !
Pourquoi n’avait-il pas sévi contre les deux coupables les plus assurés ?
C’est là probablement, que l’acteur de l’Essor intervient.
J’étais littéralement en admiration devant ses performances sur la scène du Théâtre Municipal. Je ne me rappelle pas si les places étaient fixes pour les spectateurs abonnés, mais je sais que je m’arrangeais pour être toujours dans les 4 premiers rangs. Et je n’étais sûrement pas le dernier à applaudir frénétiquement à la fin de chaque acte (et peut être de chaque scène).
Il ne pouvait pas ne pas s’en être aperçu. Peut être avais-je ainsi flatté sa vanité d’acteur intermittent, même si j’étais loin d’être le seul –tant s’en fallait !- à témoigner de mon enthousiasme ! Et cela l’avait poussé à une magnanimité dont j’avais été l’heureux bénéficiaire ?
Le cours reprend et il nous rend les copies d’une autre version que nous avions eu tout le temps de peaufiner à la maison et que nous avions remises la semaine précédent la composition.
A nouveau il commence la critique humoristique des contresens innombrables que la plupart d’entre nous ont faites : « S’il n’y avait que les contresens, mais j’ai également noté quej d’entre vous se sont faits aider par des parents et ce n’est pas une attitude plus louable. Ce ne sont pas vos parents qui doivent apprendre le latin ».
Par exemple, cette formule : « C’est à Verres que l’on doit…. etc… vous ne me ferez pas croire que cette formule élégante soit d’un élève de quatrième. »
Cette tournure de phrase je l’avais écrite et ce ne pouvait être que de ma copie qu’il parlait. Je l’avais en effet trouvée élégante dans je ne sais plus quel livre et je l’employais à tout bout d champ.Je bouillais de désir de dire à Monsieur Foulon que personne ne m’avait aidé et que je ne méritais pas cette critique.
Mais était-il possible après qu’il avait fait preuve d’une telle magnanimité envers les élèves copieurs dont j’étais, de lui dire que sa réflexion était injuste ?J’ai ravalé ma couleuvre et je me suis promis de continuer à étudier le latin avec assiduité et de ne plus utiliser cette formule « c’est à … c ‘est de... ». Mais comme Monsieur Foulon était notre professeur de français, que je n’avais pas l’occasion d’écrire des lettres, tous mes amis étant tunisois, j’étais chagriné de ne plus pouvoir m’en servir, sinon dans la conversation quotidienne où elle risquait de me faire passer pour un pédant, défaut dont à juste titre, certains m’accusent encore parfois –à mots couverts bien sur- quand ils me parlent avec sincérité. Mais c’est un tel plaisir d’étaler ses connaissances!
Parce que cette dernière histoire montre qu’il peut être utile de se mettre à la place des autres et que cette attitude n’est pas naturelle à l’homme, tant s’en faut, elle mérite d’être racontée. En tout cas elle m’a fortement marqué.Monsieur Foulon nous avait donné comme sujet de composition de rédaction : « un paysan a rendu un très grand service à la Comtesse, il est invité à dîner au château ». Racontez ce dîner !
Bien entendu l’énoncé exact ne pourrait être retrouvé que dans les archives du Lycée Carnot, si "elles" se sont attachées à des détails aussi minimes. Mais on ne sait jamais, tant les archivistes sont consciencieux et les historiens fouineurs !
Le jour du rendu de la composition arrive et Monsieur Foulon nous annonce, avec un sourire quelque peu narquois, qu’il comprend très bien que nous n’ayons pas été très brillants parce que personne d’entre nous n’a probablement été invité à dîner dans un château, pas plus d’ailleurs que l’immense majorité de la population tunisienne. De plus il a pu observer que notre connaissance des menus qu’on peut y servir était des plus sommaires … "Mais pourquoi diable, tout le monde s’est-il précipité sur le menu de ce dîner comme si votre rédaction ne devait tourner qu’autour de ce que l’on mange dans les châteaux ? " Bref, nous étions tous bien loin de la noblesse et de la gastronomie !
Il a cependant réservé la meilleure copie pour la fin et déclare que son auteur a été le seul à comprendre le sujet. Daniel Guez avait bien mérité sa meilleure note car il avait été pratiquement le seul à penser à l’embarras et aux étonnements du paysan. Il avait écrit par exemple « le paysan se demandait comment avec sa robe à longue traîne la Comtesse réussissait à descendre les escaliers sans tomber ? ». Il avait montré son émerveillement devant la légèreté des assiettes si merveilleusement décorées, son inquiétude devant la fragilité de la verrerie et sa crainte de les casser par un geste maladroit.
Et nous tous, à la fois d’admirer Guez, et de nous dire qu’en effet, au lieu de prétendre savoir ce qu’était un dîner dans la haute société, nous n’avions qu’à penser à tous les moments de notre vie où nous avions été dans une sérieuse perplexité ne sachant absolument pas ce qu’il fallait faire ou dire.
Hélas, hélas, hélas la leçon n’a pas été comprise comme il l’aurait fallu. La plupart d’entre nous ont félicité Guez : « Mais comment tu as fait pour penser au paysan plus qu’à la Comtesse et à son dîner que nous avons tous cru devoir être extraordinaire ? » (il est vrai que c’était la guerre et la période des privations !). Il avait même eu l’idée d’écrire que cette grande dame s’efforçait d’être simple pour mettre son invité à l’aise ! Il s’était donc même mis à la place de la Comtesse !
Ce comportement oblatif était naturel à notre camarade toujours gentil et parfois même placide, alors que nous n’avions, probablement pas sa générosité !
Mais puisque cela lui avait rapporté les compliments de Monsieur Foulon et sa première place dans la discipline majeure de la rédaction, nous, mais surtout moi, aurions dû en tirer les conséquences qui s’imposaient.
Les lignes qui suivent vont paraître bien lourdes et déconnectées des épisodes précédents, mais il faut voir qu’elles s’adressent en réalité à mes petits enfants qui les liront ou les écouteront avec l’air résigné qui a exaspéré tant de grands parents.
Goethe a écrit: « si tu veux vivre gaiement, voyage avec deux sacs, l’un pour donner et l’autre pour recevoir ! » Monsieur Foulon était trop astucieux pour nous asséner cette morale dont il faut reconnaître qu’on n’en saisit pas immédiatement la profondeur. Pourtant, c’est évidemment dans cette double attitude que se trouve la meilleure solution de la vie en société : faire en sorte que se donnent la main l’égoïsme naturel (qui n’a pas besoin d’incitation pour se mettre en action) et le penser à l’autre culturel (que tous doivent sans cesse stimuler).
Ce conseil se révèle vrai dans toutes les actions de la vie: quand on veut faire une affaire, même et surtout une bonne affaire, donner une conférence, et même simplement quand on veut apprendre une leçon : que voulait donc que je retienne celui qui a écrit (ou celui qui a choisi) le texte à étudier ? Quel bénéfice devrais-je en tirer ?
Ce temps de réflexion avant de se lancer dans un acte même sans grande conséquence, cette obligation de se mettre toujours à la place de l’autre, même pour un bref instant, si généreusement conseillée par les grands penseurs et les grandes religions, peut-être parce qu’elle est si difficile à mettre en oeuvre est une leçon dont je serai vraiment heureux que mes petits enfants s’imprègnent… dans leur intérêt !
Pourtant, voilà beaucoup de mots écrits pour rien ! Si vous avez l’âme de Guez, vous le ferez naturellement. Et si c’est celle d’Al Capone, il ne vous arrivera probablement jamais l’idée de penser au sac pour l’autre !
L’immense majorité des hommes s’intercale entre ces deux modèles. J’imagine Guez, (si ces lignes lui tombent sous les yeux) perdant ses lunettes de stupéfaction : être comparé même négativement à Al Capone ! Je suis sur qu’il réagira comme il l’a toujours fait par un sourire étonné et compréhensif.Il me faut retourner à Jacques FOULON pour une réflexion aussi fine psychologiquement que totalement erronée.
Je crois bien que Mâtho est le héros de Salammbô. C’est dans mon souvenir plutôt un personnage brutal. Et Monsieur Foulon me semblait être au contraire un homme cultivé et raffiné. Peut-être lui aussi éprouvait-il un petit complexe d’être enfermé dans le cercle étroit d’un protectorat africain. Et ce nom de scène lui permettait à la fois de faire preuve de sa culture et de son désir d’éclatement…"S’éclater", on ne le disait pas alors dans ce sens, si
courant aujourd’hui!
La Journée de Monsieur Borotra
J'étais revenu d'un camp scout de Borj Cedria à midi sonnantes.
Nous avions fait 7 kms à pied sous un soleil de plomb, avec un sac bien pesant sur le dos.
Nous avions rangé nos tentes, les affaires de la patrouille, les effets personnels. Tout avait été bâclé dans la plus grande hâte, avec regret de quitter le camps et tout de même dans la joie.
Nous avions passé deux belles journées et demi et nous rentrions à une heure absolument et définitivement insolite pour un camp scout qui s'achève toujours le soir, les larmes dans les yeux, les mains dans les mains : "ce n'est qu'un au revoir mes frères, ce n'est qu'un au revoir !
Et Dieu qui nous voit tous ensemble saura nous réunir".
Mais cette fois l'horaire était commandé par le Ministre des Sports. Jean Borotra –le basque bondissant- nous avait convoqué à deux heures au stade d'El Omrane où devait se dérouler la parade des élèves de tous les lycées et collèges de Tunis. Le lieu est discuté pour certains c’est en haut de l’avenue Gambetta que cet immense rassemblement s’était formé.
Secrètement nous nous réjouissions de la rencontre obligée avec les demoiselles du lycée Jules Ferry.
J’étais rentré chez moi en revenant de la Gare de la CFT et je ne comptais pas rester à la maison plus de quelques minutes. Pour moi il n'était pas question d'avaler plus d'un petit sandwich, d'enfiler une chemise blanche, le short court et mes espadrilles immaculées.
- Tu ne peux pas y aller comme çà il faut que tu te laves.
- Maman, le rendez-vous du lycée est à 13 h.15, le stade est au diable et avec mon vélo il me faut bien une demi heure pour y arriver. Impossible !
- Mais tu n'y penses pas. Ta sueur a coulé derrière tes oreilles, elle est toute noire.
- Un scout est toujours à l'heure et en plus tout retard serait une catastrophe par rapport aux camarades du lycée.
- Passe toi au moins un gant humide sur le cou !
A la vitesse de la lumière le gant effleure la nuque, passe sur les oreilles et s'enroule autour des poignets.
Et je pédale content de moi, je serai au rendez-vous avec la classe à la rencontre d’un des mousquetaires qui avait donné à la France la coupe Davis, le modèle du parfait tennisman. On pouvait comme moi être farouchement antivichyste et avoir une admiration pour les grands sportifs et une attente heureuse du défilé de jeunes filles en fleurs.
Tous dans le stade, des cohortes immobiles, de grands carrés blancs. Nous commençons à attendre en rang, à raconter nos dernières heures, nos projets et à nous chamailler entre classes puis à l'intérieur même de notre classe. Je nage dans la sérénité !
Tout à coup j'entends : " quel déguelasse ! Mais regardez les oreilles, le cou ... des traînées noires, je vous dis des traînées noires".
Bien sûr la cible était celui qui n'avait pas écouté les sages conseils de sa mère et qui était devenu le point de rencontre de tous les regards. Je ne me sentais pas bien du tout.
Subitement un ordre parti d’on ne sait où. Le défilé immense démarre sous les rayons les plus brûlants du soleil tunisien. Et dans ce domaine notre soleil en connaît un rayon ! Nos uniformes blancs en renvoyaient plusieurs dans les yeux que nous imaginions admiratifs de Monsieur Borotra.
Est-ce que mon cou va se voir ? Comment le cacher ?
Comme on entend dans la plus totale incrédulité, le cancre de la classe réciter sans la moindre hésitation un texte de Tacite, nous voyons sans comprendre apparaître quelques nuages rapides dans le ciel si serein quelques minutes plus tôt. Ils sont suivis par des nuées d’autres.
Tout à coup, avec une terrible brutalité, pendant que le Ministre des Sports et le Résident Général se congratulaient mutuellement ... du moins nous en étions persuadés, les marmites du ciel se renversent toutes à la fois. Un déluge qu’aucun élève du lycée Carnot comme de tous les collèges de Tunis n’a oublié, même s’il a été frappé par la plus sévère des maladies d’Alzheimer, se déchaîne !
Pour moi, lavés les oreilles et le cou, disparue la résine en quelques secondes. Mais pour ceux et celles qui étaient drapés de lin blanc et assurés de leur tenue merveilleusement candide c’est la plus insoutenable catastrophe.
Les chemises et les shorts résistent mais ils ont pris une couleur grise peu ragoûtante. Le pire cependant, est au ras du sol transformé en colle noirâtre, les espadrilles s'y engluent à chaque pas. Les élèves marchent d'abord courbés soulevant délicatement leurs pieds, puis de guerre lasse se relèvent et traînent les pieds. Quelques uns s’arrêtaient quelques secondes, se faisant enguirlander par ceux qui suivaient, pour ramasser le produit de leur pêche miraculeuse (une ou deux espadrilles selon le choix de chacun) qui ressemblaient à des petits mulets du lac de Tunis.
Je vois passer ma cousine Eliane me souriant à travers ses lunettes comme elle faisait toujours grâce à son humour jamais méchant et me montrant comme un trophée une seule espadrille tandis que ses deux pieds étaient nus.
C’est presque la nuit tant le ciel est sombre. Le contraste avec les minutes précédentes est total et pour revenir au latin, Virgile aurait peut être écrit des vers inoubliables s’il avait assisté à ce défilé de voyageurs hébétés.
La beauté des filles plus précisément de leur chevelure, il n'y faut plus songer. Mais il y a une superbe compensation : ce qu’on appellerait aujourd'hui des Tee shirts se collent contre leur thorax mettant en évidence quelques poitrines "subjugantes". Et comme tous les établissements scolaires féminins doivent continuer à défiler, les regards des garçons demeurent fixés à l’horizontale dans un parfait garde à vous qui ne devait rien à l’obéissance militaire.
Le camarade qui m'avait brocardé chute dans la gadoue. Il est sublime, marron devant, blanc derrière (1).
Nous ne savons plus si nous devons rire ou pleurer ni ce que peuvent penser Borotra mais surtout les responsables du sport de Tunis devant la plus infamante marque de réprobation du sort et du ciel !
Le sort des espadrilles reste le sujet qui fait rire tout le monde, mais les commentaires sur le défilé des jeunes filles et les sommets du lyrisme qu’ils atteignent sont également troublants.- Tu as vu ces seins. Il y en avait des parfaits, le téton se voyait comme si elles n’avaient rien sur le dos, des hémisphères tournés au moule !
- Ah, moi ce qui me plaisait le plus, c’est les bourgeons qui annoncent la puberté !
- Moi, c’était la richesse. Il y en avait pour tous les goûts ! Jamais je n’aurai pensé que les seins des filles pourraient être si variés. J’étais submergé, subjugué. Borotra Kama Soutra !
Je ne savais où me cacher. Le jeune scout timide qui avait apprécié autant que ses camarades les effets inespérés de l’orage, était tout de même choqué par la crudité de leurs phrases. Il était tellement plus facile de rire des espadrilles enterrées et des pieds qui se levaient en cadence emportant leur pesant de gadoue à chaque pas, sans avoir à rougir de ses pensées.
Le déluge ne dura pas.
Mais son histoire est à ce point inscrite dans l’esprit des jeunes de Tunis que vous ne trouverez pas un seul élève né entre 1923 et 1931 qui n’en ait gardé un souvenir que l’on ne peut qualifier autrement que d’impérissable !
Mystère du passage des années.
Nous nous sommes retrouvés récemment 4 "jeunes" nés en 1925-1927, et le hasard nous a fait évoquer cette journée incroyable.
Tous se souvenaient des espadrilles et tous des seins des filles. Et de leur chemisier qui collait à la peau. Chacun y allait de ce qui l’avait le plus ému ou enchanté. Et nous ne cessions pas de rire en évoquant cette folle et merveilleuse journée.
Quelles leçons tirer de cette après midi solennelle qui avait tourné au désastre sous l’effet d’un cataclysme naturel ?
Désastre pour moi d’abord et heureusement bref mais fort pénible et qui me marque encore. Il est sage de toujours penser à l’image que l’on peut donner de soi quelque justifiées soient les excuses que l’on peut se donner. Et les grands principes du scoutisme ne sont pas lois divines !
Quant au ciel et à ses retournements subits, ils mériteraient bien qu’on leur accorde une immense importance, mais nous serions alors freinés à tout instant et la vie serait bien terne alors qu’elle nous a été donnée pour que nous sachions profiter de toutes ses couleurs.
(1) Ce fait n'est pas nécessairement historique mais il me serait si agréable aujourd'hui que cela lui soit arrivé que je m'accorde le plaisir de me souvenir de cette chute.
Le 2 Mars 1943
C’était à Tunis, le 2 mars 1943.
Quelques jours avant le printemps en Tunisie, avec ses douceurs incomparables, ses odeurs inoubliables, sa multiple splendeur…j’en passe et des meilleures pour la rime.
Quelques jours avant l’autorisation donnée aux jeunes de porter des chemises à manches courtes, malgré le prudent conseil : « en Avril ne te découvre pas d’un fil ! » .
Nous étions assis à nos tables dans une des vastes classes des nouveaux bâtiments du lycée Carnot bordant l’avenue Roustand, en cours de français que nous donnait un professeur exceptionnel, passionnant et exaspérant, cultivé comme peu de personnes le sont, au moins à Tunis, grand et mince, nimbé d’un halo de pétainisme et dont le nom, assez exceptionnel lui aussi, était un programme : Georges Albert ASTRE.
Malgré son nom et son intelligence, on avait quelques raisons de le penser un peu fragile. Mais le grec, le latin, l’anglais et le français, il les connaissait tous et savait en faire briller pour nous toutes les facettes.
On l’avait déjà vu s’abriter sous la solide table noire qui servait de bureau aux professeurs à l’occasion des alertes qui scandaient notre vie scolaire pendant l’occupation allemande. L’auteur dont il nous parlait ce jour là avec ses incessants aller et retour entre les littératures classiques et modernes principalement américaines, est entièrement sorti de ma mémoire et même s’il y était bien entré il n’aurait eu aucune chance d’y demeurer compte tenu des circonstances.
La sirène se déclenche. Le grand astre se plie et se cache sous la table. Les élèves du fond de la classe hurlent. « Désastre, Désastre !
- Vous êtes irresponsables, j’ai la responsabilité de vos vies, je vous donne l’exemple. Sous vos bancs. Mettez vous vous immédiatement sous vos bancs au lieu de faire les idiots !
- On peut pas monsieur, ils sont trop petits, vous vous avez de la place !
Les rires et les cris ne cessent pas.Et subitement on n’y voit plus rien, les yeux pleurent, tout le monde tousse ou cesse de respirer. Une incroyable poussière, une fumée sans odeur ont envahi la salle de classe.Le silence. Personne n’ose plus parler et tout le monde se demande : « qu’est ce qui s’est passé ? Que va-t-il arriver maintenant ? »
Il faut bien reconnaître que ce rideau de poussière a sidéré ma mémoire Et qu’ensuite je ne me souviens de rien du tout !
Le plus probable est que ces grains de poussière ont commencé à se déposer et que nous sommes mis à parler entre nous et à nous interroger sur ces incompréhensibles événements.
Y-a-t-il eu une panique ? Quelqu’un a-t-il ouvert la porte de la classe ? Vers où nous sommes nous dirigés ? Quelqu’un est-il venu nous éclairer ?
Le résultat final est que nous avons assez rapidement su que 3 bombes étaient tombées sur le lycée. Deux, près de la rue Guynemer, à quelques mètres de l’entrée. Et une pas trop loin de notre classe, sans faire aucune victime pour raison simple de miracle ; parce qu’aucune n’avait explosé et que l’effondrement partiel de certaines structures traversées par les bombes avait soulevé le nuage de poussière qui nous avait si brutalement surpris.
Avons nous mesuré notre chance ? Sommes-nous restés inconscients ? Quelle tête avait fait G.A. Astre ? J’ai beau retrouver quelques souvenirs que je croyais totalement perdus, je ne vois rien pour m’aider à répondre à ces questions.Ce qui est certain c’est qu’aussitôt nos esprits retrouvés, nous sommes allés voir les impacts des deux autres bombes.
L’entrée du grand lycée sur la rue Guynemer était surmontée d’une petite pièce d’un étage, une sorte de loge réservée probablement au concierge du lycée. Elle avait été traversée de part en part puis la bombe en atteignant le sol y avait creusé un cône large et très profond, à 2 à 3 mètres de la grille d’entrée.Bien sûr nous pensions tous que nous avions franchi ce seuil à mille reprises et que même sans exploser, si elle était tombée au bon moment, la bombe nous aurait écrabouillés.
De toutes les façons, cette bombe était là sous terre et n’attendait peut être qu’un petit choc pour nous envoyer ad patres. Et nous ne sommes pas restés trop longtemps à épiloguer sauf les inconscients et les futurs héros.
Comme de bien entendu, le lycée a fermé après cet épisode extraordinaire. Certains d’entre nous sont ensuite allés dans un bâtiment appartenant à l’administration des finances dans la Casbah où une cave blindée était bordée par de solides coffres forts. Nous y travaillions dans un couloir aéré et entouré d’arbres avec monsieur Maillet, parfait pince sans rire, qui ne cessait pas de faire des mots d’esprits en grec ou en latin. Au cours des alertes une très belle jeune fille blonde qui travaillait dans cette administration venait sagement s’asseoir sur l’un des bancs installés récemment et faire tourner les cœurs des futurs candidats au bac qui n’avaient plus (ou presque) qu’un espoir : l’arrivée des avions alliés pendant les heures de cours !
Mais c’est une autre histoire et nous reparlerons plus loin de ces bombardements, non sans avoir à l’esprit une réflexion que nous nous sommes tous faite mais de façon très diverse selon notre perception de l’occupation allemande.
Pendant que nous vivions tous les jours dans une angoisse relative mais pour certaines familles de tous les instants, ces faits divers dans l’ensemble de gravité modeste pour la plupart des juifs de Tunisie (quoique terribles pour certaines familles, en particulier celles qui ont été blessées ou ont péri lors de ces bombardements ou celles dont les enfants avaient été soumis à des travaux obligatoires à proximité des zones bombardées), en Europe se déroulaient les épouvantables massacres qu’aujourd’hui tout le monde connaît, mais dont heureusement pour notre moral peu de personnes n’imaginaient l’effrayant niveau. Et pour cette raison les anecdotes qui suivent paraissent incroyablement déconnectées de la réalité mondiale.
Le Palais des Sociétés Françaises
Petite précision géographico-alcoolo-scientifique : un pâté de maison de belle envergure est formé par la célèbre rue Guynemer, tout entière bordée par le lycée, la bien plus célèbre avenue de Paris, arrête orientée nord-sud de la ville européenne de Tunis, la rue de Corse, naguère rue de Naples, et plus tard Habib Thameur et enfin la rue Saint Charles, où se trouvait la brasserie Guillaume Tell.
C’est dans ce lieu toujours très calme à l’heure où nous nous y rendions qu’avec Gilbert Sarfati et Marius Chemla, que nous avions pris l’habitude d’aller boire une bière, chaque semaine après le cours de Monsieur Vaudet, qui, en classe de math-elem, nous faisait pénétrer avec sérénité et humour dans les arcanes de la physique moderne.Il n’avait pas perdu son temps puisque quelques années plus tard, notre ami Marius devenait un des collaborateurs de Joliot Curie -ce qui n’était pas donné à tout le monde- puis un des professeurs de Chimie physique, admiré pour sa science et sa gentillesse, à la faculté de Jussieu.
Dans un vaste domaine de ce pâté de maison, l’élite tunisoise se rassemblait régulièrement. La culture française y avait en effet, établi son temple : c’était le Palais des Sociétés Françaises ! On y trouvait, en effet, une grande salle de spectacle où les célébrités littéraires de la métropole (appréciant les voyages et acceptant les inconvénients des traversées de la méditerranée) venaient nous démontrer par leurs brillantes conférences la pérennité de l’esprit français malgré la débâcle et l’occupation allemande.Avant de revenir à ce 2 mars, ma mémoire m’oblige à revenir sur un épisode de ma vie qui n’a dû être retenu par personne et auquel les acteurs vivants ou morts, n’ont du attribuer aucune importance ! Je ne peux éviter d’en parler même si personne –ou presque-ne comprendra les raisons de cette incise.
Les jeunes Eclaireuses Israélites de France avaient une fort bonne culture musicale et certaines d’entre elles étudiaient avec une véritable passion le chant classique. Lorsqu’elles chantaient en solo, j’éprouvais la désagréable impression qu’elles privilégiaient à tort une manière artificielle de chanter propre aux cantatrices professionnelles par opposition à leur façon de chanter en choeur qui m’émouvait au plus profond de moi-même ( parfois les clichés expriment si parfaitement les sentiments éprouvés que ce serait pêcher que de refuser de laisser sa plume les dessiner !)
Une des jeunes filles dont la vue, l’écriture sur une enveloppe, la silhouette entrevue faisait battre mon cœur plus vite ( encore un cliché, qu’un tracé d’électrocardiogramme illustrerait parfaitement mais je ne suis pas certain que les électrocardiogrammes existaient déjà) était la première à chanter.
A la fin de son morceau, que j’avais écouté religieusement partagé entre l’admiration, le bonheur et le désagrément du mode que je jugeais artificiel de chanter (mais il n’était pas douteux que l’art avait été bien traité et j’en avais conscience) ma voisine et mère de mon chef de patrouille, Madame Zerah se mit à applaudir avec une vigueur presque frénétique, suivie par quelques rares mains dans les rangs des assistants mais aussitôt couverte par des « Chuts » irrités et indignés, car la deuxième cantatrice avait pris un relais immédiat. Comme si la perte d’une seconde aurait pu être fatale à la performance générale.
J’étais moi aussi irrité par ces applaudissements que je jugeais intempestifs pour m’apercevoir à la fin du concert que Madame Zerah avait eu raison contre tous car les applaudissements terminaux ne permettaient en aucune façon de féliciter chacune des cantatrices individuellement. Et pourtant, leur style différent pour chacune, était bien digne d’une admiration personnalisée. L’une d’entre elles, a même, quelques années plus tard, chanté Carmen à l’Opéra de Paris, sous le nom d’Andrée Gabriel !
Vous vous demandez sans doute ce que cet intermède musical vient faire dans cette description dramatique. Presque rien, sinon montrer que le temps m’a très souvent fait percevoir à quel point je pouvais me tromper et qu’il est raisonnable d’attendre quelque temps justement, avant de porter un jugement. A fortiori un de ces jugements définitifs que les jeunes gens et moi même en particulier sommes poussés par nos multiples ignorances (et une plus ou moins grande stupidité) à asséner. Mais surtout parce que pour moi le palais des Sociétés Françaises c’est et ce sera toujours Madame Zerah applaudissant ma cantatrice pas du tout chauve. Et qu’il m’est impossible, en pensant à ce bâtiment, de ne pas évoquer la culture française, les jolies filles et la musique (et pas seulement le chant) auxquels ces jeunes filles en fleur m’ont initié.
Le 14 rue Saint Charles
En face du 15 rue Saint Charles, se trouvait, par le hasard des choses, le 14 !
En apparence, quand je suis rentré chez ma grand mère pour déjeuner (ma faim n’avait pas été coupée par la chute des 3 bombes) l’immeuble était le même et aussi imposant que d’habitude. C’était le jumeau, en miroir, de l’immeuble où dans un assez grand appartement, en plus de ma grand mère, logeaient une grand tante Gozlan, une de mes tante-cousines à la mode tunisienne et son fils, mes parents et mes sœurs chassés de notre villa du Belvédère réquisitionnée par une organisation SS. Quant à mon grand père Moise, il en avait été extrait fort civilement à titre de notabilité tunisienne pour servir d’otage au cas où la communauté juive ne payerait pas les sommes pharaoniques exigées par les allemands. Mais la population de l’appartement allait subir de profondes transformations imprévues et immédiates.
Les récits qui suivent de ce mémorable 2 mars sont tellement fixés dans mon esprit que je choisis, imitant Falkner, de faire parler ses principaux acteurs en ajoutant quelques détails purement imaginaires mais dénués de toute importance.
Le récit de GERMAINE :
J’étais en train de ravauder une jupe déchirée au contact d’une poignée de porte, lorsque j’ai perdu tout contact avec la réalité dans une déflagration sans pareille dans toute mon existence.
J’étais complètement ahurie, choquée, et quand j’ai repris mes esprits j’ai étendu machinalement ma main en avant et j’ai touché notre poêle, éteint depuis un mois. Je me suis alors dit que malgré ce bruit infernal rien n’avait changé dans ma chambre.
Je ne pouvait rien voir et dès que j’ouvrais les yeux, ils me piquaient tellement que j’étais obligée de les refermer instantanément, j’ai entendu mon frère Georges qui se plaignait : « mais qu’est ce qui se passe, mais qu’est ce qui se passe ? » J’avais mal à la tête, mal au dos, mal aux fesses, surtout et j’ai réalisé que j’étais assise par terre et que ma chaise avait disparuEt puis j’ai senti une odeur de cuisine, une odeur de friture. J’ai senti quelque chose qui coulait sur mon front. J’ai passé ma main dessus, et je me suis dit : C’est du sang ! Pourquoi est-ce que je saigne ? Mon frère a commencé à pleurer : où est maman ? Tout va bien, Georges, elle va venir !!
J’ai alors entendu parler dans la chambre. Et en entrouvrant les yeux, j’ai vu deux hommes qui étaient entrés par la fenêtre du 2è étage !
Je deviens folle !
Je me suis forcée à garder les yeux ouverts et j’ai compris que je n’étais plus du tout dans ma chambre, comme je le pensais parce que j’avais reconnu la boutique de fricassées au thon du rez-de-chaussée.
Mon frère, notre poêle et moi-même étions donc tombés ensemble du 2è étage sans nous fracasser.Et ces hommes parlaient gentiment et me disaient : « ne bougez pas, on va vous tirer de là et on va vous emmener à l’hôpital, tout va bien ! Ne vous inquiétez pas, çà va aller !
Et ou bien, je me suis évanouie, ou bien j’ai perdu tout souvenir et je me suis retrouvée avec le visage de tante Anna qui me souriait et qui me disait : « tu veux encore un peu de citronnade » . Cette fois mon frère et maman étaient à côté de moi, j’avais un gros bandage qui cachait tous mes cheveux et m’entourait la tête, le bras en écharpe et je demandais : « c’était bien le poêle qui était à côté de moi ? Et nous sommes tombés du 2è étage tous les 3 ensembles ?
Mais oui, mais oui !!
Dans la boutique du rez-de-chaussée… ?
Dans sa boutique !
Ce n’est pas possible ! et c’était une bombe qui est tombée sur l’immeuble?
Oui, elle est encore sur place et attend qu’on vienne la chercher !
Le récit de RAYMOND :
Dans l’après- midi, j’ai appris qu’une bombe était tombée sur l’immeuble de mes parents, qu’elle n’avait pas éclaté et que la catastrophe avait été évitée par miracle. Ma sœur Germaine, et mon frère avaient fait une chute inimaginable de deux grands étages et s’étaient retrouvés à l’hôpital, pour peu de temps, puis hébergés chez les Belaisch avec maman, au 15 de notre rue Saint Charles.
L’immeuble dans lequel je suis entré pour aller chercher les bijoux de la famille et des papiers précieux paraissait intact, le couloir d’entrée, les escaliers, la porte de notre appartement et le large et bref couloir d’entrée de l’appartement étaient restés les mêmes, mais au fond de la pièce principale, à gauche un immense trou béant, irrégulier laissait voir le salon du 1er étage.
Je me suis demandé si j’allais me rendre d’abord dans ma chambre ou dans celle de mes parents. Je crois que cela n’aurait rien changé. J’ai avancé vers la gauche, j’ai senti que le carreau de marbre sur lequel j’avais mis mon pied, s’enfonçait je me suis vu glisser sans pouvoir m’accrocher nulle part.Et je me suis retrouvé trois semaines plus tard, dans une chambre d’hôpital, trépané avec une belle dépression dans la partie gauche de mon front et un gros pansement autour du crâne.
J’étais sorti d’un long coma.
Ainsi, le seul de la famille qui avait eu la chance de ne pas être au 14 rue Saint Charles, à l’heure critique de la journée et qui était indemne et en bonne santé avait souffert le plus gravement du bombardement et avait balancé entre la vie et la mort, à une période où la neurochirurgie ne balbutiait même pas encore !
Pourtant lui aussi a eu la chance de retrouver toute sa culture, sa gentillesse et ses facéties de jugement, hormis celle de critiquer Staline et les autorités du parti communiste. Il est mort plusieurs années plus tard, absolument persuadé de leur innocence vis à vis de la paysannerie russe et ukrainienne et de tous les crimes dont selon lui, une droite mensongère avait cherché à les accabler.Mon oncle Joseph architecte et officier de l’armée française, qui avait fait partie d’une des rares divisions ayant échappé à l’encerclement par la Wermacht, et était revenu en Tunisie au grand soulagement de la famille, se demandait comment un pareil accident avait pu survenir. Il avait obtenu les clefs de l’appartement du 1er étage situé exactement au dessous de celui de ma grande tante et m’avait proposé de l’accompagner.
Dès l’ouverture de la porte, nous avons tout compris et nous avons éprouvé un sentiment d’effroi et de regret rétrospectif. Si Raymond avait pensé à jeter le même regard que nous sur l’appartement de ses parents rien ne lui serait arrivé.
Car d’en bas, nous voyions au fond à gauche le grand trou creusé par le passage de la bombe entre le premier et le deuxième étage. Mais surtout, nous étions frappés par le spectacle, autour du large orifice, des grands carreaux de marbre, restés joints les uns aux autres mais que rien ne maintenait en l’air sinon le ciment qui les unissait et que leur couleur beige rendait visible dans les interstices entre les carreaux.
Toutes les infrastructures qui forment un plafond «normal » s’étaient effondrés et leur débris jonchaient le sol et les meubles de l’appartement du 1er étage.Nous sommes montés au deuxième, la porte était restée ouverte et nous avons vu un sol carrelé, en apparence parfaitement normal, hormis l’orifice creusé par la bombe. La différence entre les vues d’en bas et d’en haut était frappante. D’en bas, on voyait que le moindre poids allait faire se disjoindre et s’écraser les carreaux. Et c’est ce qui est arrivé quand mon cousin avait voulu se rendre dans sa chambre. Du même coup on réalisait le véritable miracle qui avait été la sortie de sa mère hors de son appartement car elle était probablement passée par la seule partie de plancher qui était restée intacte.
Encore une leçon à tirer pour les insatiables : Oscar Wilde a tort : il avait écrit, assuré d’avoir le double plaisir de choquer et en même temps d’avoir raison, « seules comptent les apparences ». Inutile de dire que les apparences sont trompeuses, mais il faut bien comprendre qu’elles peuvent l’être à un point impossible à imaginer. Le drame c’est que tout le monde ne parvient pas à cette conclusion au même âge et que certains n’y parviennent qu’au moment où cette découverte n’a plus la moindre chance de leu être utile !
Ces 4 bombes n’étaient pas les seules à tomber sur la ville. En regardant une carte sur laquelle les impacts avaient été pointés, on pouvait dessiner le vol de l’escadrille américaine au dessus de Tunis. Certaines des bombes n’ont pas explosé. D’autres ont eu les suites de deuils et de pleurs et de chagrins, inconsolables, et ont permis aux journalistes de « Tunis Journal », que notre professeur d’histoire et géographie Paquel n’hésitait pas à appeler le « Tunizer Zeitung », de traiter les anglo-américains d’assassins. Mais je suis attristé de voir aujourd’hui à quel point les autres bombes tombées ont laissé peu de traces dans ma mémoire.
La nuit de Raymond BENNETT à Duluth (Minesota) n’a pas été bonne. Il s’est réveillé à plusieurs reprises, s’est retourné dans son lit si souvent que sa femme l’a secoué. Il a rêvé qu’il avait bien mis en place les bons détonateurs.Mais son sommeil est resté bien trop léger et il s’est réveillé épuisé, pressé de retourner à son usine de fabrication de bombes qu’entouraient de hauts barbelés et surveillée jour et nuit. .
Raymond s’était aperçu qu’il avait fait une faute impensable. Il s’était trompé de détonateurs et avait accroché les détonateurs F4 sur les bombes de 200 Kgs au lieu de les munir de J2. Il pensait à ces pilotes qui allaient risquer leur vie pour écraser les troupes japonaises ou allemandes (il savait qu’il ne saurait jamais lesquelles). Ces jeunes qui allaient voler aussi bas que possible pour être sûrs que leurs coups porteraient et dont les bombes n’allaient servir à rien par sa faute. Il se demandait s’il devait en parler à son chef mais cela ne servirait justement à rien, puisque les bombes étaient déjà parties sur la longue chenille des immenses trucks vers les aéroports et les ports où elles devaient déjà être embarquées vers les zones de combat.Il verrait bien comment les choses allaient tourner à l’usine et s’il allait ou non libérer son esprit de son lourd secret. Il ignorait que grâce à sa faute, une erreur de tir des pilotes de l’US Air Force, serait sérieusement corrigée et que des dizaines et peut être de centaines des jeunes français vivants en Tunisie continueraient leur existence terrestre, une existence qui aurait été anéantie s’il avait fait son travail de façon réglementaire.
Aucun de ces jeunes ne viendraient un jour remercier Raymond Bennett, de sa faute involontaire parce que remonter la filière jusqu’à lui aurait été plus difficile encore que de refaire monter les bombes dans les avions qui les avaient lancées et qui visaient probablement le port de Tunis même si elles étaient tombées sur le célèbre lycée Carnot et ses environs !
Vous l’avez tout de suite compris, tout est imaginé dans cette fin de chapitre, depuis Duluth jusqu’à Bennett.
Tout, sauf les noms, RB était un soldat américain, mince, beau, élégant, mais un peu moins débrouillard que Stanley de Coveny qui nous apportait toutes les deux semaines environ, des caisses entières de beurre de cacahouète, des boites de corned beef et des bouteilles de coca cola, avec en étrenne un paquet de Lucky Stricke pour maman. Le sort de Raymond ne nous est pas resté totalement inconnu. Il nous a écrit une fois après son retour à Duluth de son écriture élégante elle aussi, pour nous rassurer. Mais Stanley, lui, est venu quelques années plus tard au mariage de ma sœur au Saint Regis à New York pour dire à mon père, avec son super accent yankee en lui tendant la main avant de l’étreindre: « give me five Charly » !
EPILOGUE
Puisque j’ai la chance que ma cousine soit en bonne santé je lui ai demandé de vérifier la véracité de mon récit. En voici la réponse.
Lettre reçue le 13 octobre 2008
Mon cher Jean,
J‘ai été très contente que tu aies fait appel à moi pour me faire égrener des moments ancrés dans ma mémoire, que je n’ai pas oubliés. J’ai essayé de les rassembler mais je peux déjà te dire que ce que tu m’as transmis n’est pas conforme à ce qui s’est passé réellement, en tout cas en ce qui me concerne :
Donc, ce mardi 2 mars 1942, je sortais à 11 heures du Lycée Armand Fallières, rue d’Angleterre et je suis rentrée directement chez moi au 14 rue Saint Charles, au 2ème étage. Tout était tranquille : Raymond étant dans sa chambre, celle qui menait directement à la porte d’entrée, moi, je suis allée dans la chambre à coucher de mes parents, Georges était dans sa chambre attenant à la salle de bains, et maman commençait à préparer le repas à la cuisine, papa n’était pas encore rentré du bureau.
Vers midi, il y a eu la sirène d’alerte et nous avions l’habitude dans l’immeuble de descendre au rez-de-chaussée, pensant qu’on était plus à l’abri en cas de bombardement. Sortant de la chambre où j’étais je me dirigeais vers le patio pour sortir quand brusquement j’ai entendu un bruit énorme et mon pied a heurté le vide, j’ai perdu connaissance en me sentant tomber, littéralement aspirée vers le bas. Et c’est chez le marchand de fricassés qu’on m’a trouvée inerte, méconnaissable, ma tête avait doublé de volume !
Et ce sont des voisins qui m’ont reconnue aux vêtements que je portais et qui ont alerté la Croix Rouge ou en tout cas, ceux qui portaient secours aux blessés. Je me suis réveillée chez Alice, ta tante, au 40 rue de Naples. Maman et Georges étaient auprès de moi et probablement un médecin qui m’a réanimée !
Et ton grand père, tonton Moïse, disait qu’il cherchait partout Raymond, même à la morgue ! Par la suite, c’était Raymond qui était descendu, qui cherchait maman et Georges, maman qui lui a répondu : « ne t’inquiète pas, je suis près de la salamandre et Georges est à côté de moi…mais au 1er étage !! »
Elle ne s’était pas aperçue qu’elle était tombée ! Raymond est remonté alors et là , la version de Raymond est conforme à ce qui s’était passé, sauf qu’il était remonté surtout pour chercher des papiers compromettants car il était dans la résistance anti-nazie !!
Pour ce qui est du récit de Raymond, j’ajouterais qu’il a été opéré par un gynécologue qui a tenté le coup puisqu ’ "il était blessé à la tête et qu’il pouvait espérer le sauver en le trépanant". Et il a bien fait !
Et pour la petite histoire, en ce qui me concerne :
Je sortais du lycée, le bombardement a eu lieu là-bas aussi. Melle Tremsal, la sœur du Docteur Tremsal, a été tuée. Je devais, après être rentrée à la maison, acheter du pain rue d’Athènes, il y a eu là une bombe qui a fait de nombreux tués, les passants s’étaient réfugiés dans une cave qui était faite, au contraire, pour les protéger. Des familles entières ont été englouties !
Je te demande de m’excuser d’avoir été si longue et je te remercie encore d’avoir pensé à moi
Je t’embrasse
Germaine
LES PLAGES
La Goulette Casino et les plages du nord
Si l’hiver était très scolaire, l’été pour les tunisois était plus que tout solaire et marin, et la vie tournait pour une fraction importante de la population, autour des Goulettes Casino, Neuve et Vieille.
Toutes les familles se regroupaient, s’entassaient même dans de petits appartements ou studios. En fait, tout le monde, sauf les mères, vivait quasiment dehors sauf pendant la sainte sieste. Notre tribu semblait, mais seulement en apparence, bénéficier d’un statut particulier car nous habitions une très noble et vaste demeure, donnant sur la grande avenue de Carthage (devenue Franlin D Roosevelt) et au delà directement sur la mer grâce à une trouée entre les immeubles du bord de plage.
La maison des Belaisch, est un véritable joyau tant elle est décorée de somptueux carreaux de céramique œuvre d’un grand artiste céramiste et potier " Mouche " CHEMLA, qui avait travaillé à ses débuts dans la première usine de mes grands parents. Elle attire les regards également parce que le premier étage est occupé par une vaste véranda qui suscite toutes les jalousies d'une part en raison des merveilleuses céramiques qui la décorent et d'autre part car on la croit un abri parfait contre la canicule. En réalité, pendant certaines nuits d’Août, nous y étouffions aussi sagement que les autres goulettois malgré la mer toute proche, l’immobilité métallique de l’air interdisant à la fraîcheur marine de venir jusqu’à nous. Ne pensez pas que les souvenirs embellissent notre demeure quasi seigneuriale, le guide Gallimard de la Tunisie l’a choisie pour illustrer l’architecture originale de la région.
Malgré cette description dithyrambique de l’immeuble, à l’intérieur c’était l’exiguïté pour chaque famille nucléaire, qui, elles aussi, étaient confinées dans une ou deux chambres.
Dans ce que de l'avis général on ne peut qu'appeler la tribu Belaisch, une première génération d'enfants née après 1925 était faite quasi exclusivement de garçons et la suivante, quelques 6 ans plus tard, de filles et de garçons (un peu moins nombreux).
Pour moi la journée type commençait par un rapide petit déjeuner dont je n’ai gardé aucun souvenir (est-ce parce que j’étais si pressé qu’il soit derrière moi ?). Il était toujours pris à la va très vite et tous les garçons de la famille se précipitaient au garage pour enfourcher leur vélo et se diriger vers le village du Kram, fief des nobles livournais, moins judaïsé que la Goulette.
Dans cette partie du parcours, notre principal souci était d’éviter les petits garçons qui déboulaient des ruelles perpendiculaires à la route nationale. Les renverser était notre peur, et quand nous roulions très vite presque notre terreur, toute relative néanmoins. Puis lorsque se profilait la colline de Carthage avec sa forte pente, les préoccupations changeaient et c'était la préparation à la grande confrontation cycliste. L'ascension était rude et menée tambour battant même si en fin de compte le gagnant, épuisé et hors d'haleine, ne l’emportait que de quelques secondes -sinon fractions- sur les suivants.
Nous allions rendre visite à Sainte Perpétue et Sainte Félicité, faire notre salut à Saint Louis dans sa basilique, tourner autour de restes de monuments romains. Nous éprouvions quelques sentiments de pitié pour les martyres chrétiennes dont nous ignorions tout sinon qu’elles avaient été croquées par des lions, quoique nous ayons appris plus tard (mythe ou réalité ?) que ces fauves avaient refusé de les attaquer. Pire, un critique féroce des textes religieux, comme me l'a appris mon cousin André, a même mis en doute leur existence en remarquant que l'on trouve dans les évangiles les terme de perpetua felicitas, et qu'un esprit très mystique avait bien pu imaginer l'existence et la fin tragique de ces deux martyres tout comme à partir de rogatio et donatio, les destins des Saints Donatien et Rogatien avaient pu naître dans un esprit fertilisé par la dévotion! Voltaire n'a pas été pas en reste dans ce nettoyage des écrits saints puisqu'il a écrit : on ne connaît ces martyrs de Carthage que par un écrit sans date de l'église de Salzbourg. Or il y a loin de cette partie de la Bavière à la Goulette. Ainsi la réputation de notre Goulette était-elle parvenue jusqu'aux oreilles de Voltaire et il s'en était servi dans son combat contre la crédulité. Sans que sa démonstration pourtant bien étayée ait eu le moindre effet sur les croyances locales. Cela ne nous empêchera pas, pour notre compte, de garder un petit faible pour ces deux saintes dont le souvenir bien réel est lui solidement ancré dans notre mémoire.
Nous rencontrions souvent des Pères Blancs qui nous impressionnaient par leur noble allure et leur tenue immaculée. Ils étaient les représentants d'un monde inconnu. Par notre éducation ces "babass" ne pouvaient que nous être hostiles et en général nous éprouvions une certaine crainte lors de ces rencontres ou au minimum un malaise. Etaient-ils au contraire bienveillants ? Le plus probable est que nous leurs étions parfaitement indifférents ! En tout cas ils appartenaient à un monde qui nous était tout à fait étranger. La seule chose dont nous étions certains était que leurs vignes donnaient un des meilleurs (et des plus chers) vins de Tunisie !
Les ports phéniciens à cette période en pleine terre, ne nous attiraient pas. Nous en faisions le tour sans comprendre comment ils avaient pu fonctionner : un îlot à l'intérieur d'un petit lac, le tout à distance de la mer ? Nous avions beau tourner autour en ouvrant grands les yeux, la façon dont la flotte de Carthage avait pu utiliser ce port nous restait résolument obscure. Celui resté dans la mer en bordure de côte et dont le dessin au fond de l'eau claire nous émeut aujourd'hui n'avait pas encore été déblayé !
Louis IX était alors pour les historiens cités dans nos classes le symbole du parfait roi de France. Nous avions appris qu’il avait été juste et courageux ce qui lui avait valu sa sainteté. Et nous étions attristé par sa contamination, chez nous, par la peste qui devait l’emporter. Nous ne connaissions pas alors ses actes plutôt inamicaux envers les juifs de son royaume qu’il avait noblement et saintement dépouillés après avoir fait brûler leur dangereux Talmud. Nous avons aussi appris depuis que son action n’avait pas alors été vraiment originale en Europe et que de nombreux souverains avaient suivi la même voie royale et facile pour agrandir leur trésor!
Nous repartions ensuite pour la Marsa, admirer la noria du Safsaf et son chameau tournant imperturbablement sur sa piste. Il jouissait à la fois des chantonnements de l’eau qu’il avait fait monter des profondeurs du puits et de la fraîcheur qu’elle en rapportait. Je me demandais s’il maudissait le sort qui l'enchaînait à sa roue ou s'il le bénissait pour lui avoir évité la sécheresse torride de Foum Tataouine et les dures traversées du désert voisin.
Nous ignorions alors qu’en poussant quelques kilomètres plus loin nous aurions pu jouir d’un des plus beaux panoramas du monde, que l’on peut admirer encore aujourd'hui des hauteurs du cimetière militaire français de Gammarth. Une immense rade, une mer aux couleurs allant du vert africain ou bleu le plus profond, une ligne sombre de collines harmonieuses en face et, à droite, notre fameux Bou Kornine, le centre géométrique de la mémoire des tunisois qui ont quitté le pays de leur enfance. Ce jugement sur la sublime beauté du site n’est pas de nous. C’était le sentiment d’un grand expert, André Gide cet écrivain dont la Tunisie a apprécié qu’il ait aimée et chanté ses multiples et inoubliables splendeurs.
Il nous arrivait souvent en revanche de poursuivre en bicyclette jusqu’aux dunes. Nous abandonnions nos bicyclettes pour nous laisser rouler de leurs plus hautes crêtes jusqu'à la mer. Après notre longue promenade, nous baigner, rencontrer la fraîcheur de l'eau, nous asperger les uns les autres, était une jouissance royale qui se doublait d’un sentiment de liberté qu’il m’a été bien exceptionnel de retrouver depuis. Qui aurait pu imaginer que ces plages désertes allaient disparaître quelques décennies plus tard sous la poussée promotrice d'une architecture hôtelière qui serait admirée (et à juste titre appréciée) par des touristes affamés de soleil, venus de toute l'Europe.
Nous rentrions enfin dans notre caravansérail, le cœur léger, sachant que nous n’aurions plus à affronter que de minuscules collines et à descendre en roues libres sous des eucalyptus
centenaires qui nous protégeraient des ardeurs du soleil. Quand on pense à ce groupe de jeunes cyclistes filant sur une route de bord de mer, ouverte aux camions, aux ânes, aux calèches, aux charrettes de tous ages, aux lourds arabas comme aux automobiles, elles aussi mosaïque d'antiques Citroen C4 et C6 et d’Hotchkiss des plus modernes, sur une large route croisée de plus petites venant des plages, avec en tout et pour tout un seul feu de croisement, on peut trembler à l'idée de tous les accidents dramatiques qui auraient pu survenir. Mais est-ce parce que la circulation était alors réduite malgré la diversité des véhicules, est-ce la nonchalance et le bonheur de se laisser vivre des conducteurs de tous bords ? En tous cas nos parents, pour qui cependant tout était cause d'intenses frayeurs, avaient en effet raison de ne pas trop s'inquiéter. Bien sur des chutes venaient parfois semer la perturbation, des genoux suintaient, des coudes saignaient et de petites cicatrices sont encore là après plus de cinquante ans pour en attester, mais il n’est jamais arrivé de catastrophes comme celle survenue après le départ des allemands lorsqu’une de leurs mines a tué 5 adolescents, cousins et amis en pleine santé.
Et nous étions en arrivant, certains de retrouver dans notre grande maison notre sandwich spécial, morceaux de foie grillé parfumés au persil et plus ou moins rougis par la harissa selon les goûts et les tolérance de l’estomac des randonneurs, entassés dans un quignon de ce pain "italien" dont nous avons si rarement retrouvé hors de Tunis l'équivalent en goût et en croustillance.
Ainsi nous parcourions des kilomètres ou des siècles, amusés par les différences culturelles et d'habitudes des villages pourtant si proches que nous traversions.
Les habitants de la Marsa se montraient plus prétentieux que ceux de la Goulette, les hauts fonctionnaires français de Carthage vivaient comme dans une île, les résidants du Kram ne pensaient qu'à leurs jardins… Mais nous ne prêtions alors pas la moindre attention à notre parcours à travers les civilisations si diverses que la Tunisie avait connues, aux religions qui s’y étaient succédées, à la naissance du christianisme, à la si longue présence juive en Tunisie attestée précisément par les tombes creusées dans un coin du cimetière militaire de Gammarth… Je me demande pourtant aujourd'hui si cette fréquentation quotidienne de mondes si divers, ce spectacle de traces du passé, si variablement inscrites sur cette terre où nous avions toujours vécu, n'a pas élargi nos horizons bien plus profondément que nous le pensions et ne nous a pas armés, de façon parfaitement inconsciente, contre les vicissitudes de la vie; et si nous n'étions pas en arrivant en France naturellement plus mûrs -en ce qui concerne la destinée humaine- que la majorité de nos contemporains métropolitains.
Qui, pourtant, alors, aurait eu la vision de la cathédrale de Tunis et de la grande synagogue de l’avenue de Paris transformées, un jour si proche, en bornes historiques, témoins d’un passé révolu. Pourtant nous apprenions le latin et connaissions tous le terrible : sic transit gloria mundi !
Et cependant rien ne peut nous empêcher de revoir ces souvenirs comme des témoins ineffaçables de ce bonheur de vivre que la Tunisie, plus que tout autre pays a su donner à ses enfants
Le crayon du large
Nous avions pratiquement tous la passion de la mer et la chance de pouvoir l’assouvir à toutes les heures du jour mais nous étions très rarement la nuit dans l'eau, la mode des bains de minuit n'avait pas encore traversé la méditerranée!
Un de mes souvenirs qui sera probablement le dernier à s’effacer de ma mémoire lorsque les ans l’auront dissoute, est celui de nos plongeons très matinaux dans la mer fraîche à Kheredine, après une heure de gymnastique menée à une allure soutenue et constante sous la direction de deux jeunes gymnastes souriants mais d’une exigence sans faille et qui n’étaient sûrement pas des jésuites parce qu’ils ne nous laissaient pas le moindre repos... Pas question d’imiter le cadavre même pendant une minute ! Comment et pourquoi ces adolescents de 14 à 17 ans, venus par groupes de 3 à 4 amis de toutes les plages voisines et qui ne se connaissaient qu'à peine, qui ne rêvaient que liberté, dont la nonchalance sur le sable toute la journée faisait souvent l’étonnement et parfois le désespoir de leurs parents, pouvaient ainsi répondre dans la seconde à un simple mouvement du globe oculaire de 2 personnes à peine plus âgées qu’eux, cela tient du mystère. Un mystère que les spécialistes de la psychologie des foules ou de grands experts en sciences sociales expliqueraient peut-être aujourd'hui sans montrer la moindre hésitation !
La méditerranée à cette heure était toujours veloutée. Le calme absolu de cette mer d’huile lui donnait une limpidité cristalline. S’y précipiter nous ragaillardissait après nos efforts et nous donnait, Archimède merci, en même temps l’occasion de continuer à activer nos muscles, cette fois dans la légèreté et non dans l’éreintement.
Les ondulations régulières du sable du fond de la mer, que nous pouvions voir de sa surface nous attiraient irrésistiblement et c’est aussi un de mes souvenirs marquant que ces sifflements dans les oreilles quand je m’enfonçais aussi vite que je le pouvais jusqu’au fond de l’eau pour ramener une poignée de ce sable. Il fallait à tout prix la montrer pour prouver à mes amis la réalité de l’exploit qui ne demeurait pas longtemps isolé car personne ne voulant être en reste, tous fonçaient en gigotant pour griffer à toute allure le fond de l’eau.
Est-ce que nous plongions à 4, 5, 6 mètres, je ne le saurai jamais, mais je suis persuadé que je n’aurais pas pu descendre plus bas. Ces excès ne sont peut-être pas pour rien dans la surdité de ma maturité …
Il y avait bien sûr les prouesses personnelles, qui nous donnaient ce sentiment de fierté après lequel courent tous les adolescents et faisaient déborder notre estime de soi. Mais cette synchronisation de nos mouvements de gymnastes sur la plage et nos plongeons en groupe avaient des effets bien plus stimulants encore.
La magie de ces activités de groupe exerçait sur notre humeur d'incroyables effets. Et plus merveilleux encore, cet enthousiasme nous liait partout, sur la plage, à la surface câline de l’eau, dans les profondeurs de la mer et faisait exploser notre joie, en tout cas la mienne.
Et cela d’autant plus, que mes cousins avec lesquels j’étais en permanente compétition et qui avaient bien plus souvent que moi le courage de se lever très tôt le matin pour aller pêcher ou faire un tour en bateau, n’avaient pas choisi ces réveils musculaires bihebdomadaires. Grâce à cette gymnastique matinale je sentais mes muscles se sculpter (malgré la certitude que j’avais que mes épaules resteraient trop étroites et mon thorax cylindrique, ce thorax que je comparais tristement aux parfaits losanges de nos deux professeurs d’éducation physique que leur chance avait en outre doté d’une taille fine et leurs exercices quotidiens des biceps des esclaves de Michel Ange) …
Plus fort que tout demeure en moi ce plaisir de fendre l’eau limpide et fraîche avec mes amis tels une phalange de dauphins, et de sentir comme une harmonie dans mon corps tout entier. Je sais aujourd'hui ce qui se passait en moi : mon cerveau était inondé d’endorphines, cette morphine interne que la vie a imaginée pour rendre moins dure la condition animale et qui annihile les sensations douloureuses. Et tout mon corps bénéficiait de la fabrication accélérée de ces molécules fabuleuses par mes neurones émerveillés
Mes neurones ne secrétaient pas que des endorphines. Ils libéraient aussi une hormone au nom par hasard évocateur : "la Dopamine", que l’on a appelée l’hormone du plaisir !
Les étudiants en médecins attrapent souvent la migraine lorsqu'ils apprennent les subtils mécanismes d'action de cette hormone qui, comme dans un jeu de billard, en inhibant des neurones inhibiteurs va chatouiller et stimule le cerveau émotionnel appelé système limbique. Ce système est le siège du système de récompense grâce (?) auquel l’animal ( l’humain autant que les autres) éprouve du plaisir. Et également le vif désir de recommencer à en avoir, ce qui n’a pas toujours des effets très bénéfiques pour lui et peut le faire tomber dans la dépendance …
Mais personne alors n’avait la moindre idée de l’existence de ces molécules, pas même les plus brillants des biologistes ! Surtout pas notre vieux professeur de sciences naturelles naïf et retord, Bordes qui frappait ses phrases à l’emporte pièce : l’homme ? Un tube !
Mais que font les crayons et quel est ce large ?
La Goulette est un port dont la réputation grandit tous les jours avec la mondialisation et dont le visiteur amoureux des musées d’Andalousie découvre avec surprise le nom sur les cartes datant de Charles Quint. Les très gros bateaux, comme la "Ville d’Oran" et la "Ville d’Alger" devaient s’y arrêter. Mais les paquebots de plus faible tonnage: le Lamoricière, le Jules Grevy, le Guédon, et bien d’autres, achevaient, grâce à un canal régulièrement dragué, leur traversée dans le port de Tunis. Le tirant d’eau des grands paquebots exigeait donc une profondeur minimale de la mer et le parcours qu’ils devaient impérativement emprunter dans la majestueuse rade de la Goulette était indiqué devant les plages de Kheredine et de la Goulette par une double file de balises rouges et vertes en forme de crayons que l’on voyait danser au loin par gros temps.
Un jour, avec mon cousin Robert, nous avions environ 14 ans, l’idée farfelue de nager jusqu’à l’un de ces crayons rouges nous est « montée » à la tête (selon la formule consacrée :talhet na !). "C’est vrai qu’il est très loin, mais nous nageons tellement tous les jours. Nous n’avons rien à faire aujourd'hui et la mer est très belle, on essaye ? "
Départ tranquille. Après un bon quart d’heure de brasses régulières, le crayon paraissait aussi loin que lorsque nous le voyions de la plage. Nous savions qu’il n’était pas tout proche, mais nous étions surpris et même contrariés. Je commençais à éprouver une appréhension que je m’efforçais de dissimuler. Après tout chaque année on apprenait qu’il y avait eu un noyé sur la côte. Bien sur beaucoup moins souvent à la Goulette qu’à la Marsa où les trous d’eau aspiraient des nageurs imprudents, mais on ne savait jamais ! Pourtant je n’en parlais pas et nous persévérions en nageant régulièrement et en nous efforçant d’économiser notre souffle. Petit à petit nous sentions bien que nous nous rapprochions, mais nous avons été frappés tous les deux de nous trouver presque brutalement devant un crayon rouge géant. Bien plus immense que nous l’avions imaginé !
Comme par miracle, en effet, le crayon se balançait maintenant doucement devant nous, imposant, monté sur 4 madriers massifs, vissés en équerre les uns sur les autres et fixé par une chaîne aux énormes anneaux qui disparaissait, tremblottante, dans les profondeurs de l’eau. D’un même geste nous nous y sommes agrippés pour souffler.
Je ne me souviens ni d’un état d’épuisement, ni d’essoufflement et pas davantage de ce que nous avons pu nous dire, sinon notre surprise de la rapidité avec laquelle nous avions atteint notre but. Mais nous étions là à rire comme des idiots. Pour montrer, je crois, qu’il en aurait fallu plus que cela pour que nous ayons le sentiment d’avoir réussi un véritable exploit. Il fallait bien faire penser à l’autre que ce n’était vraiment pas grand-chose que d’être arrivés jusque là.
Un quart d’heure plus tard nous avons commencé à penser à retourner sur terre, mais l’idée d’avoir à parcourir cette distance que maintenant nous connaissions bien, retenait nos bras. Et puis, il valait mieux d’abord retrouver toutes nos forces. Nous balancions entre partir ou continuer à admirer (ou faire semblant de le faire) le crayon à pointe jaune et à examiner les gros boulons qui fixaient les puissants madriers et la façon dont le crayon était fiché dans deux planches en croix. C’est l’aspect « mastoc » de l’ensemble, le gigantisme des éléments qui soutenaient le crayon qui m’avaient frappé ; je me les rappelle encore. Enfin, nous sommes repartis et à notre grand étonnement, nous n’avons eu aucune peine à retrouver la plage.
Notre fierté n’avait sans doute eu pour égale, pour moi qu’un14 en dissertation française pour un pastiche de madame de Sévigné écrivant une lettre à sa fille à Grignan alors que ma moyenne dépassait rarement dix et pour Robert qui aimait les sciences, la meilleure note de sa classe en chimie. Nous n'avions rien moins que le sentiment puissant d’avoir vaincu la Méditerranée, cette même mer qu’Ulysse avait parcourue par tous les temps comme nos professeurs nous le racontaient de façon si passionnante… et cela à quelques milles de Carthage. Comment ne pas se sentir grisés!
Nous étions très fiers, mais nous n’avons pas tardé à déchanter. Après avoir traversé l'avenue de Carthage précisément, et être passé dans le couloir qui longe notre immeuble, je monte les escaliers, et butte sur le visage grondeur de ma tante Alice, elle qui sourit toujours. Puis, derrière elle, maman en larmes.
Où étais-tu ? On t’a cherché partout. Personne n’a pu nous dire où tu étais allé ! Pourquoi ne nous as-tu rien dit? Aucun de tes cousins ne savait rien. Ton vélo était à sa place ! Nous étions morts d’inquiétude ! Tu as pensé à nous ? Tu as pensé à notre angoisse ? Tu connais pourtant ton père ; tu sais qu’en une minute il imagine le pire.
- Mais comment voulais tu que je pense même que vous vous demanderiez où j’étais. Ce n’est pas la première fois que je me promène. Même simplement pour aller à la bibliothèque. Bon nous avons nagé jusqu’au crayon avec Robert !
Incrédulité !
- Jusqu’au crayon, au fond là bas ?
- Oui, mais maman je te jure que çà ne nous a pas du tout fatigués !
Se fatiguer pour l’enfant chéri resté longtemps unique après la mort d’une petite sœur de 6 mois, c’était la pire des choses, celle qu’il n’était pas question d’accepter!
-Mais quoi, lui a des saignements de nez qui ne s’arrêtent pas pendant deux jours, et toi avec tes crampes de mollet qui me réveillent toutes les nuits depuis deux semaines … Vous n’avez pas pensé à tout ça, vous auriez pu mourir sans que personne ne puisse vous porter secours !
- Tu vois bien que je me porte très bien !
La peur rétrospective n’est pas moins violente que celle que l’on est en train de vivre, mais elle est tout de même moins dure à supporter. Et si ma mère l’éprouvait si fortement, je n’ai pas l’impression qu’elle m’ait alors contaminée.
Toute la journée s’est passée en supporter la litanie variée et toujours la même des phrases sur notre inconséquence. Mais une petite part de fierté maternelle avait grignoté les terreurs du matin.
En repensant à cette liberté de nos mouvements de crawl que nous cherchions la plus « coulée » possible et en me retournant sur ce passé tout proche quoique si lointain, je m’interroge… et cherche à donner du « sens » à cette virée méditerranéenne. Eht tout en sachant à quel point il est faux et invraisemblable, je me demande ; « était-ce la prémonition de notre départ obligé ? »
Le crayon qui indique la voie aux paquebots partant pour la France était-il le symbole du premier voyage que nous ferions à 20 ans pour découvrir ce pays, notre pays ? Annonçait-il que ce changement nous apporterait une liberté que jamais nous n’aurions pu trouver dans l'étroite Tunisie dont nous perdrions le soleil et la mer pour une grisaille de tant de jours ? Mais perte compensée par la rencontre des idéaux républicains et des grandes idées dont on nous avait bercés dans notre bienheureux lycée Carnot et que nous allions vivre en prise directe dans l’agitation du quartier latin. Non bien sûr!
Mais comme les voies du Seigneur sont impénétrables, je ne peux m’empêcher d’y croire un peu !
Le bouillonnement, l’audace de l’adolescence et aujourd’hui la proche vieillesse ! Chaque fois que je prends un bain, un bain banal dans une baignoire ordinaire, je pense à ce héros de la résistance devenu médecin, à cet homme intelligent, perspicace, avenant qui n’a pas pu sortir de la baignoire même aidé par sa femme, parce que les forces avaient quitté ses muscles, au point qu'il avait été obligé (il avait la chance d’être alors dans un hôtel) de se faire aider par un des garçons d'étage pour regagner épuisé son lit !
Sic transit gloria mundi encore une fois ! Mais demeure la joie du crayon vaincu !
Le petit noyé
Cette crainte d’une possible noyade qui avait flotté dans mon esprit n’était pas insensée.
Elle s’est révélée justifiée quelques semaines plus tard quand je me suis trouvé un matin vers 11 heures, devant un petit corps ballotté doucement dans la mer, la tête plongée dans l'eau, tout près du rivage sur la plage de la Goulette. Stupéfait et un peu terrorisé, je l'ai retourné et j’ai vu un visage blanchâtre, couvert, véracité oblige, de morve et de bave suintant du nez et de la bouche. Manifestement il ne respirait plus.
Je me suis immédiatement dit que je devais au plus vite faire de la respiration artificielle, cette technique que mes chefs scouts avaient eu à cœur, à tour de rôle, tant ils étaient sûrs de son utilité, de nous inculquer alors que nous pensions que jamais nous n’aurions l’occasion de la mettre en œuvre; mais nous avions tant d’admiration pour eux que jamais aucun d'entre nous ne leur avait montré ses doutes. J'ai tiré l’enfant mouillé, flasque et froid sur la plage, la tête du côté de la mer et ainsi plus basse que son corps et je l'ai roulé sur le ventre. Je me suis assis sur ses reins et j'ai commencé, une main de chaque côté, à appuyer en cadence sur ses dernières côtes.
Je voyais et j’entendais que mes mouvements avaient leur efficacité et que l’air entrait et sortait régulièrement de sa poitrine et cela m'incitait à les poursuivre alors que je n'avais pas la moindre idée de ce qui allait se passer. Subitement, le petit garçon a eu un hoquet et lors d’un de mes mouvements de pression, un jet d’eau de mer est sorti bruyamment de sa bouche et par son nez. Je ne savais pas comment interpréter ce mouvement, mais je continuais les miens et, petit miracle qui m’émeut encore aujourd’hui, un mouvement spontané de respiration est venu précéder mon appui sur son thorax.
J’ai interrompu mes pressions, mais pas longtemps voyant avec chagrin que cette inspiration n’était pas suivie d’autres… Mais quelques secondes plus tard la respiration repartait et cette fois « pour de vrai ». Inutile de dire la joie que j’éprouvais !
Pendant ce temps, une foule de curieux s’était attroupée et quelqu’un était allé chercher le docteur Hayat, notre médecin de famille dont le cabinet était proche de notre immeuble. Alors que l’enfant bougeait et écarquillait les yeux et que je pensais qu’il n’y avait plus rien à faire qu’à le surveiller, voilà le Docteur Hayat qui me donne des conseils (dont je ne me rappelle pas du tout aujourd’hui, mais je me souviens que leur pertinence me paraissait bien douteuse) tout à fait inutiles.
Mais ce n’était encore rien pour ma fierté naissante ! Un agent de police arrive. Il m'interroge, je commence à lui répondre, mais il voit le docteur et se tourne vers lui.
- Ah, vous êtes ici docteur ? Vous savez ce qui s’est passé ?
- Bien sûr, c’est moi qui l’ai sauvé !
Cette phrase, je l'entends encore, comme je me souviens de ses lunettes aux très petits verres ovales et du peignoir de bain blanc dont il était alors vêtu.
Comment un médecin que notre famille vénérait, qui avait fait des travaux scientifiques dont mes parents parlaient avec admiration comme d'ailleurs nos amis de Tunis, avait-il l’audace de mentir si effrontément puisqu’il était arrivé après la bataille ! Je n’arrivais pas à y croire !
Et pourtant, c’est une leçon que je n’ai pas oubliée. Je me savais affreusement vaniteux, mais j’ai compris que bien d’autres humains ne sont pas en reste. Et j’ai glané au cours de mon existence bien d’autres preuves parfois difficilement imaginables, de ce travers (après tout un tout petit travers à côté de tant d’autres bien plus graves) qui affectent les hommes et –peut-être un peu moins- les femmes !
Je n’ai jamais su dans quelles circonstances ce garçon s’était noyé. S’il était loin ou près du rivage quand il a perdu connaissance. S’il avait des parents et s’ils avaient ou non témoigné leur reconnaissance au docteur Hayat ! Mais ce mouvement respiratoire qui annonçait son retour à la vie, c’est presque comme si je le sentais encore sous cette main qui tient le stylo avec lequel je fais revivre cet épisode.
L'histoire a encore un retournement. En cherchant parmi de vieux papiers personnels et de famille, j'ai trouvé un télégramme signé du Dr Hayat qui était le premier à me féliciter d'avoir réussi au concours de l'internat ! Etait-il encore possible de lui en vouloir?
Chicheportiche, la rime, le drame, la comedie
La plage de la Goulette casino, nous venons de la voir sous le soleil, tout le monde la connaît et s’en souvient avec le sourire à l’âme.
Elle a tellement marqué les esprits qu’une proportion étonnante des personnes qui ont foulé son sable beige et brûlant ont eu envie de décrire la vie agitée et tapageuse des acteurs qui jouaient tous les jours sur ce théâtre.
J’ai pour ma part, un souvenir très personnel qui prend selon les moments où j’y pense, se colore d’émotions très changeantes.
C’était un de ces bels après-midi de juillet, la sieste achevée, le ciel sans nuage, les vendeurs ambulants nombreux qui traversent la plage en tous sens en vantant leurs produits et des petits groupes de jeunes bavards, souriants, qui parlent du film vu la veille dans le cinéma en plein air, des 3 kilomètres qu’ils ont parcourus à la nage en battant tous leurs concurrents du poisson complet plus fabuleux que jamais de chez Bichi où en plus ils étaient invités. Bref de multiples sujets aussi essentiels intéressant l’humanité entière. Arrive un beau jeune homme brun accueilli par des cris de joie : Chiche Portiche, Chiche Portiche, salut ! Puis en français, en arabe en hébreu et bien sur avec les mains : comment vas-tu ? quelles nouvelles ? quel bon vent t’amène ?
Et tout le monde de rire, sourire, s’épanouir. Et Chiche Portiche décontracté qui joue au grand seigneur.
Dans mon coin, tout seul, je me rappelle l’histoire passionnante de Croc Blanc et de ses prouesses racontées par Jack London. Un livre de la collection verte que j’ai pris l’avant-veille à la bibliothèque de Goulette Vieille et que j’ai déjà terminé tant j’ai été emporté par le souffle de ce récit lointain.
Je jouis de cet « air » marin incomparable dont la douceur a justement fait la réputation de la Goulette. Je cherche dans le ciel bleu africain les minuscules nuages que pousse très lentement un vent du sud à la limite de l’épuisement tandis que le rythme calme et apaisant des vaguelettes qui "viennent mourir inlassablement sur la plage" me caresse l’oreille. Ces sons répétitifs se doublent du doux crépitement du sable à grains moyens si caractéristique de notre plage (et si différent du sable blanc et fin de Sousse) que je laisse glisser entre mes 5 doigts et qui s’amasse en un petit tas conique balayé chaque fois pour en reprendre une poignée nouvelle.
Je me demande qui est ce Chicheportiche, que je n’ai jamais vu jusqu’ici et qui semble si célèbre, rit si fort, a l’air si heureux et qui porte un nom bizarre et aussi riche, un nom dont les deux parties riment si parfaitement…
Fortiche, Portiche c’est sûr qu’il l’est ! En plus, il a la chance d’être supercostaud comme le montrent sous sa chemise à manches courtes, de superbes biceps dont avec mes cousins, nous rêvions depuis notre entrée dans l’adolescence. Mais qui manifestement, chez nous n’auraient jamais les formes oblongues aussi séduisantes que ceux de Chiche Portiche.
Inutile, à propos, de dire qu’il portait le plus beau hâle qu’un jeune africain peut exhiber en juillet à la Goulette.
Pendant ce temps, Chicheportiche ou Chiche Portiche fait son chemin dans ma tête.
Est-ce de la chance d’avoir un nom pareil qui sonne fort ou un handicap parce qu’il prête "quelque part" à rire?
Est-ce qu’il est sympa d’avoir un nom qui rime, qui avec son chiche fait à la fois pauvre et défi et avec portiche fait potiche ou postiche… Qui incite aux interrogations et ne peut pas laisser indifférent même le plus flegmatique de ceux qui entendront ce nom!
Pendant ce temps, le Chicheportiche rit avec tout le monde. Les uns sont assis sur le sable, les autres à genoux, d’autres sur un seul genou et une main sur l’épaule du voisin. On imagine sans difficultés la magnifique photo de groupe que l’on retrouvera dans les bibliothèques de tous les participants l’année suivante ou… quarante ans plus tard. Tous manifestement joyeux en pleine harmonie, du moins en apparence : l’image typique d’un bonheur goulettois !
Et dans mon cerveau naît, par je ne sais quel mouvement de quelques électrons libres à l’intérieur d’un neurone l’idée de dire tout haut le chicheportiche qui circule d’un petit groupe de cellules nerveuses à un autre et qui écarte radicalement Croc Blanc de mon cerveau.- Ferme-la s’il te plait, Jean. Ferme-la tu ne sais pas ce qui risque de se passer si tu dis Chicheportiche.
Mais il a l’air si joyeux, de si bonne humeur, çà va lui faire plaisir que quelqu’un qui n’est pas de sa bande montre qu’il s’intéresse aussi à lui.
De toute façon, chiche, je vais le dire.
Inutile d’allonger la description de mes méditations qui prennent de la vitesse…et voila que j’entends sortir de ma bouche les deux mots structurellement liés, Chiche portiche, prononcés de façon suffisamment forte pour que malgré la conversation animée, le sujet interpellé ne puisse pas ne pas l’entendre.
- CHICHE PORTICHE
Le jeune homme se retourne, regarde le moucheron qui l’a interpellé, fronce les sourcils (je les vois encore parfaitement, mes yeux avaient alors une vision de 16 dixièmes qui étonnaient le père ophtalmo d’un de mes amis et dont mes amis ophtalmologistes disent aujourd'hui qu’elle n’est pas possible et qu’elle sort elle aussi de mon imagination ) et manifestement il s’interroge : Comment prendre cet appel ?
Mon sort se joue sur cette balance des sentiments de surprise et de ceux de colère commençant à naître mais encore teintée d’hésitation : "je ne vais pas m’abaisser à répondre à un pareil morveux" (c’est évidemment la réflexion a posteriori que je me fais de l’activité mentale de l’athlète).Et puis c’est le terrible déclenchement : Mais qu’est ce que tu me veux crétin ? Est-ce que tu me connais ? Tu es cinglé ou quoi, tu veux que je te casse la figure.
Déjà ses amis s’interposent. L’un d’entre eux met sa main sur son bras pour le freiner.Et moi, qui suis tout le contraire d’un héros, je me demande à la fois ce qui m’a pris et comment je vais sortir de cet épisode si je m’en sors vivant.
Les cris succèdent aux injonctions : fous le camp avant que je te casse la gueule. Attends un peu, je viens quand même, çà ne se passera pas comme çà !
Par un hasard plus qu’heureux mon cousin André arrive sur la plage. Je ne sais pas comment il fait mais il est le copain de tout le monde. Il s’approche de moi.
- Qu’est ce qui se passe ?
- J’ai crié, comme ça Chicheportiche. Il n’a pas du tout supporté et çà barde.
J’avoue ne pas avoir eu de miroir alors pour voir mon faciès, mais je peux dire avec une prétention littéraire que je ne dissimule pas : Horresco referens.
- Attends !
Et il va vers le groupe, commence à me traiter de dernier des illuminés, le plus farfelus de ses cousins qui souvent se fait remarquer en famille par des réflexions invraisemblables, est connu pour ses sorties inattendues, et qui enfin s’escrime à écrire des vers pour le plaisir de rimer.
Et progressivement je vois, pendant que mon cœur dont je prends alors conscience qu’il battait très fort, le visage de Chicheportiche s’apaiser.
- Ah, c’est comme çà qu’il est. C’est un vrai maboul ! et avec le geste de tourner un doigt sur sa tempe droite. Dis lui de déguerpir je ne veux plus le voir !
Je n’en demande pas plus
Je file à l’anglaise et je recommence à penser à Croc Blanc
Les réactions que peut avoir un homme à l’énoncé de son nom sont imprévisibles. D’habitude, hommes ou femmes sont contents. Mais il est vrai que dans ce cas j’aurai pu penser plus fort que je ne l’avais fait que Chicheportiche pourrait le prendre très mal. En vérité j’avais fortement évoqué cette hypothèse mais cela ne m’avait pas arrêté.
Bien sur mon cousin, le soir, une fois rentrés à la maison, m’a sermonné et demandé pourquoi j’avais crié ce nom. Il a pris lui un air sage d’adulte qui ne risquerait jamais de faire de pareilles bêtises et m’a prié de ne pas recommencer parce que cette fin heureuse n’était pas obligatoire. Je sais que je n’ai pas pu lui répondre parce qu’en vérité, les sentiments qui m’avaient poussé à émettre ces deux sons m’étaient inexplicables. Le plus probable était une forme de désir d’être moi aussi "dans le coup", de participer à cette joie collective du petit groupe au lieu de rester dans mon coin et bien sur, en même temps, de dire ces deux mots mystérieux, ce petit poème à eux tout seuls. Comment expliquer ce impressions fugitives ?
Mais une autre question se pose. Pourquoi d’entendre son nom a-t-il transformé si rapidement l’humeur de Chiche Portiche ? Avait-il perçu dans le ton de ma voix une nuance de moquerie qui n’était peut-être pas absente après tout. Avait-il auparavant été vexé par une autre personne qui avait justement mis l’accent sur le caractère un peu étrange de ce nom qui pouvait prêter à rire. Il est certain que les piqûres de rappel font plus d’effet que le premier vaccin. Ou enfin avait-il tenu à montrer à ses amis qu’il était le héros inattaquable qu’ils connaissaient. Je ne le saurais jamais évidemment. Sauf s’il avait une mémoire au dessus de la moyenne et/ou que précisément il avait été quelquefois chagriné par des réflexions sur son nom et… que le hasard faisait tomber ces lignes sous ses yeux.
Dois-je en fin de compte le remercier ? Est-ce grâce à CHICHEPORTICHE que j’ai appris à me taire dans certaines occasions dangereuses ? Sans doute un peu, mais sûrement pas assez souvent, et cette fois c’est probablement la faute de mes gênes. Mais c’est aussi le fait de mon père qui ne m’a jamais appris à ne pas parler parce qu’il aimait tant, et le faisait si bien, raconter des histoires.C’est donc cette fois la faute de ses gênes. Mais son propre père avait aussi une propension très spéciale à parler et même à crier comme la moitié des vieux de Tunis-Goulette le savait car tous connaissaient Gagou qu’ils aimaient bien malgré ses emportements homériques.
C’était peut être aussi le fait des gênes que lui avait transmis son père Youssef !
Chez nous, on aime beaucoup remonter à Adam !
La mere juive tunisienne
Le souvenir du petit noyé lié à mes activités scoutes avait eu une fin heureuse bien différente d'une histoire incroyable qui a duré environ 40 ans et s’est terminée de la façon la plus inattendue.
J’ai reçu au soir d’un beau dimanche, un coup de téléphone d’un ami de ma troupe ou pour mieux dire un coup de massue : « tu sais ce qui s’est passé au Belvédère aujourd’hui, à la Mida, c’est une histoire épouvantable, incompréhensible. Je ne sais que çà mais c’est absolument sur, X est mort la tête écrasée par une colonne qui est tombée pendant la sortie de sa patrouille. Je ne peux pas t’en dire plus, c’est tout ce que je sais !
« A la Mida, mais nous y sommes allés cent fois depuis que je suis bébé, je ne vois pas quelle colonne pouvait tomber !»
Oui, c’est ce que je me suis dit aussi, mais il y en avait malheureusement une, et il est mort !
Je connaissais bien ce garçon timide et toujours gentil ; ce n’était pas un ami intime, mais j’étais content de le rencontrer chaque fois que le hasard nous réunissait. Et je pensais aussi au malheureux chef de la troupe qui allait devoir rendre des comptes mais qui surtout devait être désespéré de ce coup du sort dans lequel il n’avait probablement tenu aucun rôle.
Et d’effroyables souvenirs me remontaient à la mémoire. Celle de cette explosion d’une mine allemande qui, quelques années auparavant, avait tué 5 garçons tous très proches de moi, cousins et amis, -l’un d’entre eux était mon meilleur ami- tous aussi prudents et raisonnables les uns que les autres.
Ce samedi 1er Juillet 1946 la presse et la radio s’étaient focalisées sur la prochaine explosion nucléaire qui devait avoir lieu sur l’atoll de Bikini dont le nom alors n’évoquait rien pour personne et surtout pas de silhouettes féminines peu vêtues. Et j’avais lu sur le Petit Matin que l’explosion sous marine de Bikini était une preuve de plus de la folie des militaires et des savants car il n’était pas du tout impossible qu’elle puisse déclencher une réaction en chaîne dans l'eau de mer, capable de faire sauter la terre entière.
Je me suis difficilement endormi en me disant que par chance, la réaction en chaîne pourrait s’enclencher. Nous ne serions pas malheureux longtemps et la mort de cet ami lointain ne serait en avance que de quelques heures sur la catastrophe mondiale. Mais je me suis réveillé au matin. Le journal s’était trompé.
L’incroyable coïncidence
J’ai rencontré dans ma vie de médecin, une femme qui réagissait à tout ce que les docteurs -et moi-même- lui prescrivait comme je n’avais jamais vu personne réagir, qui craignait tout, ne trouvait jamais la paix, avait peur de ce qu’elle mangeait au restaurant, de ce qui se passait sur le trottoir en face d’elle, qui d’après mes souvenirs n’avait jamais eu d’enfant et qui, ce que je ne parvenais pas à comprendre, avait accumulé un nombre d’interventions chirurgicales inutiles ou à tout le moins non indispensables, absolument faramineux.
Et un jour en 198. à la suite d’une phrase bien banale que j’avais prononcée, Madame X m’a dit sur un ton dont le sérieux m'avait d'emblée frappé :
- Vous étiez scout dans votre jeunesse, vous étiez chez les EIF, mon frère y était aussi. Et je suis responsable de sa mort. Vous vous rappelez qu’une colonne est tombée sur la tête d’un éclaireur, dans le jardin du Belvédère. C’était mon frère.
- Je m’en souviens comme si c’était hier !
- Ma mère était la femme la plus peureuse du monde. Nous étions deux, mon frère était plus jeune que moi. Maman nous couvait, surtout son fils, comme vous ne pouvez pas imaginer même si vous savez ce qu’est une mère juive. Un jour elle avait compris que son fils ne pourrait pas devenir un homme s'il restait toujours à l'abris dans cette prison dans laquelle elle l’enfermait et elle l’avait inscrit comme ses amis dans votre mouvement scout. Tous les dimanches, elle le laissait partir en sortie le cœur serré, la mort dans l’âme. Et parfois, elle n’y arrivait pas et à la dernière minute elle lui demandait de rester à la maison à côté d’elle.
Un samedi soir, veille de sortie, maman a décidé que le lendemain mon frère ne sortirait pas de la maison.
Alors j’ai explosé et je lui ai dit tout ce que j’avais sur le coeur. Je n’ai pas cessé de crier. Je lui ai dit quelle nous empêchait de vivre que ça n'était plus possible.
Elle m’a dit : j’ai un mauvais pressentiment, j’ai peur de cette sortie, ce n’est pas comme d’habitude ; je ne veux pas qu’il y aille.
- Tu ne veux pas, qu’est-ce que çà veut dire, tu ne veux pas ? Tu n’as jamais voulu. Ce que tu veux c’est qu’il soit collé contre sa mère! Tu as peur de tout, tu n’as que de mauvais pressentiments. Une mère comme toi, c’est la mort lente.
Mon père était atterré, moi je ne pouvais plus m’arrêter de crier. Vous le savez, mon frère est mort. Et c’est moi qui l’ait tué !
Quelle incroyable coïncidence me faisait revivre un épisode marquant de mon adolescence sous des couleurs certes différentes mais aussi sombres (de la même façon que j’ai un jour rencontré à l'hôpital une maman dont le bébé avait succombé plusieurs années auparavant après une vaccination avec le fond d’un flacon de doses multiples, de ce fait trop enrichi en aluminium et dont l’histoire, racontée en première page de France Soir m’avait impressionné par son caractère tragique : tué pour être protégé d'une possible maladie ! Heureusement elle avait eu ensuite d'autres grossesses).
Le caractère de ma patiente, ses phobies, sa conduite vis-à-vis des chirurgiens qui me paraissaient incompréhensibles, tout s’éclairait. Sa terrible culpabilité sur fond d’une angoisse probablement portée par ses gènes, dépassait de loin celle de lady Macbeth, même si elle n’avait en réalité aucune responsabilité et que seule la malchance avait accablé sa famille. Et elle sentait qu’elle n’avait malgré cela aucune chance d’y échapper jusqu’à la fin de ses jours !
Je percevais l'inanité de tous les efforts que j'avais faits pour la dissuader de subir de nouvelles interventions ou lui conseiller de prendre la vie avec un peu plus de philosophie et un peu moins d'inquiétudes. J'apprenais une fois de plus que l'histoire de l'humain malade est bien plus chargée de significations que l'ensemble des troubles dont il se plaint quand la maladie est chronique. Et également que cette histoire n'est pas volontiers livrée au médecin même quand il pense avoir montré qu'il était prêt à tout entendre !
J'apprenais une fois de plus que, quand sa maladie est chronique, l'histoire du malade est bien plus chargée de significations que la description de ses troubles même quand celle-ci est répétitive et apparaît inutilement détaillée. Et également que ce type d'histoire n'est pas volontiers livré au médecin alors qu il pense, lui, avoir montré qu'il était prêt à donner tout son temps pour l'entendre !
Seul un autre hasard, tout aussi improbable, aurait pu lui permettre de rencontrer un psychologue exceptionnellement doué, capable de faire admettre à son cerveau émotionnel - sans quoi cela n'aurait servi à rien- qu'une série de coïncidences affreusement malheureuses et les lois inamovibles de la nature, avaient abouti à son drame et qu’elle n’était donc pour rien dans la mort de son frère. Ce que, personne n'avait su faire et malheureusement encore, que même placé dans une position très particulière, je n’avais pas du tout été capable de faire!
Et c'est là un des aspects désespérant de la condition humaine et peut-être de la profession médicale !
La girouette
Il y avait deux façons d’être un BELAISCH :
- Habiter à la Goulette dans l’immeuble de "la tribu" pendant les 3 mois d’été d’une part et cela a été dit assez longuement et faire une cure au « jardin » les autres mois de l’année pour des raisons de santé d’autre part!
Mais le jardin, c’était aussi la briqueterie car la profession (et la fierté !) de la famille était d’être industriel.
Le « jardin », c’est ainsi que depuis notre enfance on entendait parler de la demeure lourdaude qui coiffait la colline surplombant la carrière d’argile à gauche et l’usine toute proche à droite . La vieille demeure était entourée d’arbres fruitiers : vénérables amandiers, mûriers, abricotiers, orangers bien sur. Ses allées naturelles étaient égayées par toutes les fleurs de la région méditerranéenne (sauf le jasmin !) et parfumées par une foule de plantes aromatiques, thym, romarin, basilic, bien banales mais qui font qu’on ne peut pas penser à la Tunisie sans évoquer l'odeur puissante et épanouissante, de ses fruits, de ses fleurs, en fait de toutes ses plantes ou presque! Nous ne nous étonnions donc pas de ce nom.
Pourquoi allait-on se refaire une santé au jardin ? A cause de l’air le plus pur de la région de Tunis que l’on pouvait y respirer malgré l’usine toute proche.
De cette usine sortaient tous les jours un nombre impressionnant de briques qui témoignaient de l’ingéniosité humaine, car l’argile dont elles étaient faites était extraite quotidiennement par des ouvriers de la région qui faisaient preuve d'une bonne humeur inaltérable du moins d'après les sourires qu'ils nous faisaient, d’une carrière à ciel ouvert éloignée d’à peine 5 à 600 mètres, Elle était la preuve molle -l'argile- et dure -la brique cuite- que nos grands parents avaient un pouvoir extraordinaire d'adaptation. Eux qui étaient nés à la Hara, un quartier de Tunis des plus défavorisés, dont l’instruction était limitée au minimum -et le plus vieux on l’a vu ne savait même pas le français, ni le lire-. Ils avaient su trouver le lieu approprié, chercher les machines là où elles étaient les plus performantes, et construire une usine alors que personne de leur famille n’avait pu leur donner le moindre conseil et sans l’aide d’un architecte, cela nous croyons pouvoir le jurer.
L’argile sortait de la carrière, elle était transportée dans des wagons au plus haut étage de l’usine, jetée dans un immense broyeur, pulvérisée, humectée, malaxée un niveau plus bas, prenait la forme d’un serpent marron qui poussé à travers des grilles prenait la forme des briques ( à 3 trous, à 6 trous, de moellons) après avoir été rythmiquement sectionné à une dimension strictement millimétrée.
Les briques étaient mises à sécher, puis cuites au four. Des fours très sombres dans lesquels nous entrions avec la double crainte de nous y brûler et de nous y perdre. Le combustible qui y brûlait à feu doux était fait de noyaux d'olives concassées. Les ouvriers qui déposaient avec dextérité les briques qu'une chaîne parcourant toute l'usine mettaient pratiquement dans leurs mains, étaient eux toujours torse nus, toujours dotés de muscles impressionnants et plus surprenant encore toujours jeunes. Ils paraissaient contents de nos visites et nous faisaient des sourires qui révélaient leur plaisir de pouvoir nous montrer leur ardeur au travail : "l'olive c'est la richesse de la Tunisie" nous disaient-ils : "On en fait de l'huile, on la mange salée ou bouillie et le noyau dur qui reste on le casse en morceau et on le brûle ici !"
Inutile de dire qu'il nous a fallu beaucoup d'efforts et d'attention pour comprendre ces phrases dites dans un superbe sabir et avec les mimiques que vous imaginez.
Les briques cuites , enfin stockées en attendant les commandes et d’être chargées sur des camions qui les déposeraient aux 4 coins de Tunis et de ses environs, attendaient sagement les unes sur les autre dans de grands espaces qui entouraient l'usine.
Ce cycle incessant exigeait une infrastructure efficace. Toutes les pièces de toutes les machines pouvaient être réparées et parfois même fabriquées sur place. Et nous ne nous lassions pas d’admirer la précision des ouvriers qui faisaient tourner les chaînes après nous être promenés très imprudemment sur les lourds chariots qui transportaient l’argile de la carrière à l’usine.
Quand en famille, ou à 2 ou 3 des enfants, nous entrions dans la briqueterie, ce qui nous impressionnait le plus était la forge et les millions d’étoiles qui jaillissaient lorsque la pièce à modifier était mise au contact de la meule. Mais c’était aussi les bruits multiples et indissociables que créaient en même temps que la meule, les axes des machines qui faisaient tourner de nombreuses roues et poulies grâce à des courroies de couleurs, largeurs et dimensions des plus variées.
L’âme de la briqueterie était un moteur Deutz, que le grand oncle Samuel avait été commander en Allemagne et qui perfections de la technique germanique et de l’entretien italien, n’a jamais connu une seule panne durant son existence de plus de 30 ans. Car si l’usine n’avait jamais connu d’arrêt (sauf pendant l’occupation allemande où elle a été respectée par les occupants peut être en raison de l’origine de son moteur) c’était grâce aux contre maîtres italiens, génies de la mécanique et dévoués comme personne à l’usine et à mon grand-père Moïse qui en était le patron incontesté, alors que ses deux frères étaient chargés de tout l’administratif !
De la façon la plus surprenante pour moi, j'ai eu un jour la preuve bien inespérée que ces ouvriers n'étaient pas malheureux sous les ordres de mon grand père. J'étais allé à Sfax avec un groupe de médecins de la Société française de Gynécologie pour un colloque franco-tunisien. Le préposé au contrôle des passeports de l'aéroport était particulièrement sévère, tatillon et arborait une mine rébarbative. Je me demandais ce qu'il allait me dire en voyant que j'étais né à Tunis. A ma stupéfaction j'ai vu son visage s'éclairer, "Belaisch, est-ce que vous êtes de la famille Belaisch et Gozlan? Mon père était ouvrier dans votre briqueterie. C'était le bon temps. Quel bonheur de vous voir! Soyez le bienvenu en Tunisie. Vous êtes ici chez vous". Le gynécologue qui me suivait était admiratif de l'accueil que j'avais reçu et auquel je m'attendais si peu. Merci Grand Père !
J’ai assisté, un jour avec mon cousin André, à un « spectacle » difficilement descriptible et qui a laissé une trace no pas imagée mais "video" dans ma mémoire. Je me souviens avant tout d’un homme grand et qui le paraissait encore davantage une fois monté sur un établi, et je crois encore le voir tendre les mains en l’air…. Brutalement, il se met à tournoyer en l’air les deux mains accrochées à un axe. A chaque tour, un de ses pieds venant cogner contre la carcasse renversée d’un chariot de métal qu’il devait réparer et à côté duquel nous l’avions vu avant qu’il se soit hissé sur l’établi. Chaque fois que le pied cognait, on entendait un bruit sourd qui me glaçait. Les tours ne cessaient pas et l’homme s’agrippait toujours à la grosse tige métallique de quelques 10 centimètres de diamètre. On imaginait avec terreur ce qui allait se passer s’il lâchait son axe et où il allait être projeté à travers l’usine.
Les cris fusaient de partout. Le plus jeune contremaître était parti comme une fusée vers le moteur mais les poulies et leurs courroies tournaient toujours. Elles se sont enfin ralenties et pendant quelques minutes l’ouvrier était toujours suspendu à l'axe mais ses mains 'étant plus suffisamment serrées, il ne tournait plus et pendait maintenant suspendu les pieds sur l’établi. L'axe s'est enfin arrêté, le contremaître italien et un autre ouvrier sont montés sur l’établi, l’un le soutenant, l’autre lui ouvrant les doigts. On l’a couché par terre. On pouvait voir son visage cireux et exténué. Un matelas a été apporté sur lequel on l’a étendu et il est parti dans un camion vers on ne savait quel hôpital.
La scène s’était passée si rapidement que personne ne s’était occupé de nous qui assistions médusés à ce spectacle dantesque.
Pendant des jours et des jours, nous avons demandé des nouvelles de ce pauvre homme.
Les réponses étaient évasives : « Il ne va pas trop mal, beaucoup moins mal qu’on ne pourrait le croire après tous les tours qu’il a faits. Quand on imagine ce que ses mains ont du supporter pendant que l’axe tournait et qu'il faisait tous ces tours; et ensuite quand il ne le serrait plus assez fort mais qu'il réussissait à se soutenir et à rester vertical.
- Mais qu’est-ce que vous savez vraiment ?
Nous étions presque certains qu’il était mort et que nous parents ne voulaient pas nous chagriner en nous disant la vérité.
Cette vision d’un homme tournant comme la pale d’une hélice, je ne pense pas que beaucoup d’humains aient pu l’avoir. Elle est impossible à oublier et récemment mon cousin m'a confirmé qu'il en était resté aussi marqué que moi.
Et… une fois encore, le hasard a frappé. Quelques 20 ans, plus tard, un homme habitant le 11ème arrondissement est venu à mon cabinet proche de son domicile.
Je ne me souviens malheureusement plus de son nom (que je n’aurais bien sûr pas divulgué) « C’est curieux, vous savez, je suis de Tunisie, et j’ai travaillé longtemps chez des Belaisch, dont le nom s’écrivait comme le vôtre, les Belaisch et Gozlan ».
- C’étaient mes parents.
- Je travaillais dans l'usine comme ouvrier spécialisé, je réparais tout ce qui était cassé !
- Vous vous serviez de la forge ?
- Je m’en servais presque tous les jours.
- Est-ce que vous ne vous souvenez pas des deux jeunes enfants de la famille qui venaient souvent voir comment l’usine fonctionnait. Et si vous étiez dans cette allée de droite où la forge se trouvait, est-ce que vous vous rappelez cet homme qui s’est accroché à un axe et qui a tournoyé en l’air pendant des minutes interminables.
- Pour m'en rappeler, je m’en rappelle. C’était moi !
- Alors vous vous en êtes si bien sorti ! Vous ne pouvez pas savoir le plaisir, que ça me fait. Pendant des mois nous avons pensé à vous en nous demandant ce qui vous était arrivé.
- Et oui, mais vous savez c’était écrit, Mektoub ! Quand j’étais petit, en classe, je ne cessais pas de bouger et je voulais toujours regarder ce qui se passait autour de moi à droite, à gauche et trop souvent en arrière. Le maître m’appelait " la girouette "! Et d’ailleurs, mon nom aussi fait penser à ce qui tourne ! Il a bien fallu 3 ans pour que je remarche presque normalement et que mon pied cassé en morceaux se refasse.
On n’échappe pas à son destin, ni moi qui avais tant cherché sans succès à savoir ce qu’était devenu cet homme tournant comme une éolienne et qui étais sur que je n'en saurais jamais rien; ni lui qui devait passer par l’épreuve de la roue avant d’accéder à une vie meilleure. Celle qu’il avait maintenant à Paris.
Et ma vie d’enfant du Maghreb a été ainsi tissée par des fils insoupçonnés à celle de l’adulte européen - le vrai parisien d'après quelques uns de mes amis, mais je suis sur qu'ils se trompent- que je suis devenu... Mais d’un adulte pas tout à fait comme ceux qui sont nés à Marseille, à Nice ou à Montpellier pourtant eux aussi amoureux de la même mer et brûlés par (presque) le même soleil.
La briqueterie a été détruite pendant les années 60 et la haute cheminée grâce à laquelle l’usine n’avait pas modifié la pureté de l’air de ce coin d’El Omrane, abattue selon les règles. Nous n’étions heureusement pas là pour assister à sa chute. Un charmant ensemble de petites maisons blanches est venue remplacer le site industriel.
Mais la maison du Jardin restait en place. Je l’avais vue grâce à de puissantes jumelles, très loin, tache blanche au sommet d'une colline, du 6ème étage de l’Hôtel Africa, où s’était tenu un congrès de gynécologie. Je m’étais alors précipité dans un taxi pour la retrouver. Ses lourdes portes étaient fermées, mais en escaladant la dizaine de marches qui y donnaient accès, j’ai pu voir, le ciel était très clair, tout Tunis étalé sous mes yeux et tout au fond l’étendue moirée du lac Sedjoumi. Jamais je n’avais remarqué tout au long de mon enfance à quel point le panorama du côté du sud pouvait être vaste vu de la maison.
Le vieux moulin à vent en contrebas était toujours là pour faire remonter l’eau d’un puits. Et les habitants du hangar voisin n’avaient pas changé, ils étaient aussi dépenaillés et accueillants que lorsqu'ils nous offraient, lorsque nous nous hasardions à leur rendre visite malgré leurs chiens hargneux qui nous tenaient parfois éveillés la nuit, leur succulent kobz tabouna cuit dans leur petit four circulaire ouvert vers le ciel, typique de la Tunisie.
Lors du congrès suivant en 80, nous étions cette fois logés à l’hôtel Hilton à vol d’oiseau à moins de 2 kilomètres du Jardin. J’ai demandé à un congressiste de m’y emmener. Nous avons fait des tours et des tours dans sa voiture, je ne reconnaissais rien de mon chemin habituel. J’étais tout penaud. Et je suis revenu à Paris persuadé que ma mémoire avait pris un coup fatal. Quand j’ai raconté mon aventure à un cousin, il m’a répondu « tu n’avais aucune chance de la trouver, la maison a été rasée. Le terrain est devenu un lieu de dépôt de matériel pour l’équivalent tunisien de l’électricité de France ! »
Ma mémoire s’est sentie plus légère mais mon cœur un peu plus lourd. Et pourtant même si nous étions restés en Tunisie, même encore sous un protectorat français, tout aurait changé de la même façon, comme dans toutes les banlieues des grandes villes de notre terre qui rapetisse sous la pression des fourmis humaines et de leurs promoteurs immobiliers.
LE DEBUT DE LA SAGA
Un passé pas tout à fait comme les autres
Dans notre famille on racontait de père en fils l’histoire de ce cocher juif, Battou Sfez, qui, probablement ivre, s’étant accroché avec un "autochtone" dans une gargote fut accusé de lui avoir lancé l’insulte insensée : « que soit maudite la religion de ton père ! » ; ce qui aurait été une forme de suicide même si c’était une des injures les plus classiques que nous ayons entendue durant notre enfance. Il avait été sans trop tarder, condamné à mort, exécuté quelques jours plus tard sur la place publique et son cadavre dépecé. Selon le prophète Ezéchiel la résurrection n’est possible, à la fin des temps, qu’après un enterrement du corps entier. Il fallait donc soustraire ses restes à la foule surexcitée. Selon la saga familiale rapportée par mon oncle Elie, l’aïeul Youssef, colosse très croyant, toujours prêt à défendre la veuve et l’orphelin, se lança dans l'entreprise. Il trouva sage, selon notre légende, pour écarter tout soupçon, de placer à ses cotés une femme indigène ou habillée comme telle (c'est à dire qu’on n'en pouvait rien voir) dans une calèche d’où il jetait à la foule en colère des petites pièces d’or mises à sa disposition par la communauté. Pendant que les poursuivants se précipitaient dessus, des amis du supplicié, récupéraient les « morceaux » du malheureux pour reconstituer le cadavre. Le cocher Sfez reçut ainsi la sépulture décente qui permettait à ceux qui l’avaient aimé d’espérer qu’il ressusciterait après le jugement dernier. Cet épisode semble avoir marqué la communauté juive et on la trouve souvent décrite avec quelques variantes, ce qui pourrait montrer que de pareilles agressions n'ont pas été très fréquentes au cours de l'histoire. Peut-être aussi est-ce en raison des vives réactions de la France à cette exécution, sur lesquelles Nine Moati a insisté dans son texte les belles de Tunis dans l'ouvrage TUNISIE Rêves de Partage, publié chez Omnibus en 2005.
Etait-ce cet épisode stressant qui l’avait déterminé, en tout cas Youssef avait été, parmi les premiers juifs de Tunisie, à chercher à se mettre sous la protection de la France en demandant à bénéficier du décret Crémieux qui avait attribué la nationalité française aux juifs algériens. Il n’avait eu aucune peine à trouver deux amis de Bône qui avaient témoigné qu’il était né en cette ville d’une famille d’origine locale et avait même réussi à obtenir un acte officiel l’affirmant ! Personne dans la famille ni mon père, ni mes oncles et ni même son fils (c'est à dire mon grand père) n'a semblé s’intéresser à la question de notre origine algérienne qui serait une possible preuve partielle de ce que nous aussi venions d'Espagne. Pour le grand père Gagou il n’y avait pas de pays plus beau que la France ni de citoyenneté qui vaille la française. Etre français était sa plus grande gloire et pourtant il ne connaissait pratiquement pas un mot de français. Les livres qu’il lisait étaient rédigés en langue arabe ou judéo-arabe, imprimés en caractères hébreux, les seuls qu’il sût lire depuis l’age de 12 ans, lorsqu’il avait préparé sa bar mitzvah. Ce qui ne l’empêchait pas, comme la majorité des juifs de Tunisie qui n’étaient pas destinés à devenir rabbins de ne pas non plus comprendre l’hébreux ni de connaître le sens des prières en langue sacrée qu’il connaissait par cœur ! Mais mystère inexplicable pour nous les jeunes quand il allait à Paris, ce qu'il faisait assez souvent, il savait se faire comprendre des chauffeurs de taxis et conduire là où il devait aller. Il consultait tout seul pour sa prostate les grands maîtres de l’urologie parisienne (je me demande, encore aujourd'hui comment il pouvait répondre à leur interrogatoire, car nous n'avons jamais entendu parler d'interprètes). J’en connaissais ainsi les noms -je me souviens particulièrement de ceux de Félix Legueux et de Georges Marion- bien avant de commencer mes études de médecine.
La famille se prévaut d’un document exceptionnel conservé bien à l’abri par celui qui en a hérité par on ne sait quels détours. Il avait apaisé ses scrupules en distribuant généreusement à ses cousins des photocopies tirées à l'ancienne mode et bien grisées, elles aussi néanmoins pieusement conservées. Le certificat de nationalité de l’arrière grand père, valable pour un an, est daté du 5 juillet 1869. Le sceau de la Légation et Consulat Général de France à Tunis est constitué de deux cercles concentriques entre lesquels sont imprimés en majuscules, les mots CONSULAT GENERAL DE FRANCE A TUNIS. Un aigle impérial le décore en son centre.
Le 20 avril 1870 le décret par lequel Youssef Bel Aiche est admis à jouir des droits de citoyen français commençait par Napoléon, par la grâce de Dieu et la volonté nationale, Empereur des français et il était signé par son ministre Ollivier… mais il n’était enregistré à la chancellerie du consulat de France, au verso du document, qu’en date du 4 avril 1871. Et cette fois le sceau qui en confirme l’authenticité est fait des deux mêmes cercles, entourant les mêmes lettres, Mais son aigle central a disparu et a été remplacé par les mots Republique Française qui, pour l'observateur très attentif, sont fait exceptionnel, écrits à la main et en minuscules. La désastreuse défaite de Sedan avait écrasé l'empire entre le recto et le verso, entre Paris et Tunis. Mais cet acte qui symbolise la fragilité de la condition humaine, gardait sa valeur libératrice ! Notre arrière grand-père continuait donc, malgré le changement de régime dans la métropole, à bénéficier de la protection de la France grâce à la pérennité des décisions ministérielles.
Cette naturalisation précoce lui avait permis de vivre des jours tranquilles en Tunisie, mais avait aussi eu la conséquence peu plaisante d’envoyer plusieurs années plus tard ses deux fils cadets dans des régiments prestigieux de l’armée française d’outre mer, et plus dangereusement mon grand père maternel dans l’embuscade meurtrière des Dardanelles dont il s’était heureusement tiré sans blessure.
Cette nationalité tutélaire n’avait pas empêché Youssef de continuer à remplir sa fonction de Tailleur du Bey de Tunis et de conserver sa position de RAIS (le même titre que Nasser choisira plus tard lorsqu’il parvint à la tête de l’Egypte) de la communauté juive de Tunis. Et, ce qui montre la richesse des communications internationales dans la presse à l’époque et la vitalité de la communauté tunisienne, c’est par cette appellation qu’il sera désigné dans sa notice nécrologique parue à Londres dans le Jewish Chronicle du 15 janvier 1909. Encore un document conservé pieusement où son rôle dans la récupération des enfants juifs enlevés à leurs parents pour qu'ils continuent à être élevés dans la religion juive ou dans la récupération des corps avait été relatée.
Cependant le plus connu de la famille en Tunisie a sûrement été son fils aîné Gagou dont les colères homériques étaient célèbres dans la communauté. Elles ont été décrites avec maestria et humour par Albert HAYAT dans son livre Yahasra ( « c’était dans ce merveilleux temps désormais loin derrière nous », traduction littérale dont l’exactitude ne manquera pas d’être confirmée par n’importe quel tunisien ! ). Lorsqu’il s’adressait par fil à ses employés ou discutait politique, il lui arrivait d’arracher une fois par mois environ, le téléphone mural du bureau ou d’en casser le câble qui unissait la pièce principale en bakélite, d'où émergeait le cône du haut parleur, au cornet acoustique. Et l’employé des PTT revenait imperturbablement en effectuer la réparation avec, nous a-t-on répété, un sourire discret qui se voulait le plus neutre possible.
Gagou était hanté lui aussi par un besoin de justice qu’il exerçait dans le domaine de la communauté juive, mais qu’il n’appliquait pas dans le cadre familial, favorisant honteusement ses 3 fils aux dépens de ses 3 filles pour conserver un solide noyau financier à l'entreprise familiale. D’où des brouilles inextinguibles avec ses gendres. Il était un des plus ardents soutiens du journal La Justice, et nous a transmis son défaut puisque nous avons tous tendance à nous émouvoir plus que de raison des grandes et petites injustices qui nous sont rapportées quelqu'en soit le domaine.
C’est pour cela entre autres que nous n’avons jamais compris le sort réservé jusqu’il y a peu aux Harkis par l’ensemble des gouvernants de la France. De même que nous n’avons jamais accepté l’attitude oscillant entre le mépris et la condescendance de quelques fonctionnaires français, vis à vis de ceux qu’ils appelaient les indigènes ou les «autochtones ». Il semble d’ailleurs que ni la nationalité, ni la religion, ni même l’époque ne soient responsables de ces attitudes et j’ai lu avec intérêt mais étonnement –comment a-t-on pu le savoir ?- que les fonctionnaires et responsables puniques à l’époque où Carthage était à son apogée, agissaient de la même manière vis à vis des autochtones qui n’avaient eux non plus, pas apprécié leur façon de faire et le leur avaient montré après l’écrasement de Carthage par Rome.
Les musulmans de Tunisie étaient pour moi et pour bien des camarades du lycée, un groupe un peu craint, un peu surprenant par leur peu d’empressement à se couler dans les détours de la modernité et en même temps digne d’être aidé parce que souvent traités d’une façon peu amène par certains « détenteurs de l’autorité française en Tunisie». Ces derniers pouvaient se trouver à tous les échelons de la hiérarchie et nombre d’entre eux n’avaient sans doute jamais mis les pieds en métropole et n’avaient jamais bénéficié de l’atmosphère de liberté qui nous disait-on, y régnait. Quand nous sommes arrivés à Paris vers l’age de 20 ans, alors que nous nous attendions à rencontrer « de vrais français » nous avons parfois été assez déçus par certains d’entre eux en particulier par les employés des mairies. Il est vrai qu’ils n’étaient pas plus avenants envers les bretons ou les malheureux franco-italiens qui venaient des territoires frontaliers ! Et cela indépendamment de l’origine francilienne, corse ou antillaise de ces fonctionnaires trop zélés. Comme si le fait de rédiger des documents d’état civil conférait un pouvoir régalien, que cependant certaines charmantes fonctionnaires savaient modérer, en gardant une totale disponibilité et un sourire réconfortant.
Nous approchons sans l'avoir voulu, d'un des points le plus délicat et qui est la source de divergences profondes entre les français d'aujourd'hui qui ont vécu ou non aux colonies ou dans un protectorat de la France. Sans entrer dans les détails, en connaissant très bien les éléments du débat et la profondeur du fossé qui sépare les tenants des positions opposées, et compte tenu de ce que nous (c’est à dire ma grande famille) avons vécu, nous avons toujours éprouvé une reconnaissance infinie envers l’arrière grand père et considéré la colonisation française comme ayant été un très grand bienfait non seulement pour nous, qui en douterait ? Mais aussi pour la Tunisie toute entière. Car la France a fait entrer dans ce pays les progrès et les connaissances acquises par l’humanité au rythme même où ceux-ci se découvraient. Ainsi lorsqu’elle a accédé à l’indépendance, la Tunisie a été de plain pied avec l’Europe du sud pour son niveau de développement. Et grâce à l’intelligence de Habib Bourguiba - qui, petit clin d’œil, avait été au Lycée Carnot dans la même classe qu’un de mes oncles et, lors de sa période glorieuse à la tête de l'Etat tunisien, se souvenait très bien de lui - elle s’est trouvée immédiatement dans le peloton de tête des pays africains. Certes certains "ressortissants français" ont profité d’une façon inacceptable de la colonisation, mais en pratique, tout le monde en a probablement bénéficié. Et on peut penser que ceux qui critiquent la colonisation française avec beaucoup d’emphase cherchent souvent davantage à montrer qu’ils ont une belle âme qu’à donner une idée équilibrée des effets nécessairement contrastés de la présence française en Afrique ou en Asie. En tous cas tous les élèves privilégiés de notre vénéré Lycée Carnot ont gardé de ce monument de la culture et de l'enseignement français le souvenir le plus magnifiquement reconnaissant.
LE LYCEE CARNOT
Madame Ferchiou
Notre lycée était célèbre dans l’empire français (et, nous n’avions aucun doute à ce sujet) était un des meilleurs de France. Tous ceux qui ont joué ou discuté et reconstruit le monde dans ses vastes cours ne manquent jamais de superlatifs pour dire leur fierté d’avoir bénéficié de l’enseignement qui y était donné ! Nos professeurs valaient largement ceux de la métropole et de nos départements voisins.
A notre niveau, une preuve éclatante en a été donnée dans la prétentieuse capitale de l’Algérie. Car au PCB -cette année de préparation scientifique aux études de médecine supprimée depuis de nombreuses années - les étudiants venus de Tunisie ont raflé toutes les premières places, alors qu’ils ne représentaient même pas le 1/20 des étudiants d’Algérie. Et ils ont renouvelé le même exploit à Paris durant les premiers stages hospitaliers de la 1ère année de médecine.
A ce propos entre 1945 et 48 le réseau des étudiants en médecine venus de Tunis, pratiquement tous sortis de Carnot, ne faisait aucune publicité mais n'en était pas moins un des plus efficaces de la Faculté de médecine de Paris. Son représentant pour notre génération avait été "Bébé" Cohen-Boulakia connu pour ses heures de travail (souvent de 6 heures du matin à 3 heures du matin suivant) et son sourire à la fois narquois et charmeur : tout ce qui pouvait faciliter la vie des étudiants tunisiens était transmis aux nouveaux arrivants sans que jamais aucune information utile ne soit égoïstement conservée.
Cet amour pour Carnot je reconnaîtrais aisément pour ceux qui en doutent, que c’est là une preuve très indirecte de la valeur de l’activité colonisatrice de la France, mais pour qui y réfléchit, c’en est quand même une de poids. Et les Vaudet, Debiesse, Astre, Memmi et autres, ces professeurs qui ont laissé une trace ineffaçable dans nos esprits et qui sont parvenus ensuite en métropole aux plus hautes fonctions universitaires et dans les établissements tels que le CEA, en portent un témoignage. Ce qui ne veut pas dire que j’ai oublié madame Ferchiou avec qui j’ai correspondu pendant plus de 50 ans.
J’étais chaque fois qu’elle répondait à mes lettres, comme elle le faisait pour tant de ses anciens, saisi d’une émotion insurmontable à la vue de son écriture harmonieuse et élégante sur l’enveloppe timbrée venue de Tunisie. Sur la fin, parce sa vue avait baissé, sa fille lui servait de secrétaire ce dont je lui suis encore particulièrement reconnaissant puisque grâce à elle cette correspondance à laquelle j’attachais tant de prix avait pu se prolonger. Cette passation de pouvoir a d’ailleurs été pour moi une occasion de plus de voir à quel point les malentendus peuvent naître d’une "incompréhension inconcevable". L’écriture soignée, de madame Ferchiou, plus tard Madame Gayet après son divorce, faisait donc mes délices. Lorsque sa fille a commencé à écrire sous sa dictée, voulant faire plaisir à mon professeur désormais fort âgée, en lui adressant des compliments, je lui avais fait part de mes regrets de ne plus pouvoir lire sa calligraphie si parfaite. J’étais certain que sa fille savait à quel point je lui étais obligé de me permettre de continuer grâce à elle à m’entretenir avec celle qui m’avait si bien et si souvent conseillé. Mais j’ai appris quelques mois plus tard que mademoiselle Nadèje Ferchiou avait pensé qu’il était inutile qu’elle continue à servir de petite main à sa mère puisque, dès lors que ce n’était plus celle-ci qui m’écrivait, notre correspondance ne m’intéressait plus ! J’ai la chance d’avoir compris, à l’occasion de je ne sais quelle conversation avec cette archéologue d’une exceptionnelle compétence, qu’elle avait fait une erreur d’interprétation, d’éclairer cette méprise et de recommencer à être dans les meilleurs termes du monde avec elle. Je me demanderai toujours quelle phrase maladroite j’avais pu tourner pour qu’elle soit interprétée de cette façon !
Tout le monde sait à quel point Madame Marcelle Ferchiou avait marqué ses élèves et j’ai lu sous la plume de Philippe Seguin qu’il avait lui aussi succombé à son charme.
Je tenais absolument à être au premier rang lors de ses cours, même si l’odeur du cuir de son cartable récemment tanné me rendait littéralement malade. Mais au moins je ne manquais pas une seule de ses phrases que cependant trop ému, je transcrivais d’une façon absolument illisible sur mon cahier d’histoire.
Avant chacun de ses cours nous nous interrogions. Que va-t-elle nous raconter aujourd'hui de nouveau ? Quelle notion bien ancrée en nous va-t-elle balayer. Quel poète sera son sujet de prédilection durant le quart du cours alors qu’elle était censée nous parler de la géographie de l’Amérique du nord ? Le plus imaginatif et quelquefois le plus proche de la vérité était Marius Chemla qui tombait juste une fois sur deux par je ne sais quelle intuition miraculeuse. En fin de compte nul ne niera que nous avons appris à élargir notre vision des choses, au moins en littérature et en musique, grâce à ses digressions insolites et cela d’autant plus qu’une bonne partie de ses élèves avaient eu la chance de l’avoir comme professeur 3 ans de suite de la seconde à math élem.
Mais toute médaille a son revers. Un épisode qui est resté dans les mémoires de bien des élèves de la période de l’après libération a concerné un jugement qu’elle avait porté sur le peuple allemand. Madame Ferchiou était, on l’a compris, une mélomane de très haut niveau même si elle avait aussi ses passions pour les poètes, en particulier Fernand Gregh candidat plusieurs fois malheureux à l’Académie Française. Elle appréciait aussi Jean Giono dont elle m’a fait connaître de merveilleux livres. Mais c’était avant tout la musique qui la faisait vibrer, Cesar Franck étant un de ses compositeurs préférés en raison de la pureté de ses oeuvres. Un jour elle a parlé, selon la mémoire des élèves présents, du tempérament musical du peuple allemand, de ses légendes qui avaient inspiré de grandes œuvres et sans doute avait-elle, avec sa facilité de se laisser emporter par son enthousiasme, insisté sur quelques autres qualités de ce peuple. Un des élèves présents, dont le père avait été déporté et assassiné par ce peuple d’élite, avait été ulcéré par son discours et l’avait manifesté avec la colère la véhémence et le chagrin que l’on imagine.
Une longue et amère polémique s’en était suivie, dont mon professeur d’histoire et géographie était profondément désolée et qu’elle ne pouvait pas comprendre.
Comment, m’avait-elle confié, moi qui suis d’une famille de résistants de la région de Grenoble, les vrais, ceux de toujours et de la première heure, peut-on croire que j’ai oublié les atrocités nazies ? Ca n’a aucun sens, c’est tout simplement impossible. J’ai seulement parlé d’un fait évident. Les allemands ont créé des œuvres musicales immortelles ; ce n’était pas une génération spontanée. Je n’ai rien voulu dire d’autre !
Encore une de ces discordes dont les humains sont coutumiers ! Au risque d’énoncer une navrante banalité, j’ajouterai que ces disputes ne cessent de me désoler car elles se poursuivent parfois des années durant, aucun des deux protagonistes ne voulant admettre que l’autre avait aussi de bonnes raisons pour défendre son point de vue et alors que, raison de plus, les points d’entente entre les deux adversaires l’emportent de loin sur ceux de désaccord !
Madame Delanoue et l’excommunication
Petit retour sur un épisode au lycée 5 ans plus tôt.
C’était une cinquième A3 au lycée Carnot.Une classe de jeunes, en fin 1940 ou début 41.En pleine guerre dans le monde, mais notre Tunis lycéen, du moins à ce que je me rappelle, vivait comme si ce conflit n’aurait jamais de répercussion sur son avenir.
Notre professeur de lettres ne ménageait pas ses efforts pour nous motiver à l’étude du latin. Elle était petite, fluette, autour du mètre cinquante, entre 40 et 50 ans, une douceur charmante, mais une banalité de traits qui n’incitait pas à l’accord immédiat avec les objectifs qu’elle s’efforçait de nous fixer.
Elle nous donnait beaucoup de travail à faire à la maison (et il est probable que ce beaucoup serait aujourd’hui considéré comme un travail herculéen, littéralement inaccessible à des élèves normaux de 13-14 ans ! et peut-être même comme témoignant d’un déséquilibre mental du professeur exigeant). Mais pour elle, clairement, elle ne sortait pas, tant s’en fallait, des limites du raisonnable. Et si ses élèves voulaient progresser, ils devaient se plier à ses demandes.
Certains meneurs de la classe l’entendaient d’une autre oreille.
- On ne va tout de même pas accepter d’être traités comme des esclaves. Elle veut nous pourrir nos 4 jours de vacances avec un thème, une version latine et une nouvelle déclinaison d’un mot que nous ne verrons jamais dans notre vie. C’est simple, on va dire que nous avions tous compris que ce travail était pour le mardi suivant.
- Elle n’est pas idiote. Elle sait très bien que tout le monde l’a entendu et que ça a été écrit sur le cahier de texte de la classe
- Oui, mais si nous disons tous la même chose, elle ne pourra pas aller contre toute la classe.
- Ecoute, si tu ne veux pas travailler, tu n’as qu’à ne pas travailler, fais ce que tu veux, mais ce n’est pas la peine de la vexer ou de lui faire croire que nous sommes tous des crétins, alors qu’elle fait tout pour nous aider et qu’elle n’a jamais été désagréable envers un seul d’entre nous.
- Vous, les travailleurs, fichez-nous la paix ! Ce sont les derniers beaux jours, on veut en profiter. Le latin, c’est nos parents qui veulent qu’on l’apprenne, ça ne nous servira absolument jamais. On vote à mains levées. Qui est pour la proposition de Robert B ?
La quasi-totalité de la classe dans cette fameuse cours du lycée Carnot, du côté de la rue Guynemer et de l’administration, lève sa main. Trois garçons se regardent très dubitatifs, l’un dit « c’est complètement idiot ! »
Mais l’affaire est dans le sac et la décision est prise.
Deux malchances pour moi :
- d’une part, j’aimais le latin. C’est un amour bizarre et de plus je ne saurais jamais pourquoi. Peut être parce que c’était un pur exercice intellectuel dépourvu de tout socle utilitaire ? Et que j’avais une peur bleue de tout ce qui pourrait être mis à l’épreuve de la vie quotidienne et qui pourrait révéler mon inefficience pratique.
Et d’autre part, puisque les savants des neuro-sciences disent aujourd'hui que l’émotion régit notre appétit à l’étude, peut-être parce qu’on entre dans le latin par le fameux Rosa Rosa Rosam Rosae… et que j’ai toujours éprouvé pour les roses et surtout leur parfum une attirance démesurée ; ma mère est née à l’Ariana le village des roses. Si je cherchais encore, je trouverai sûrement des raisons aussi insensées…ou au contraire liées aux 5 sens !
Mais justement je me prends d’intérêt pour la recherche des causes de mon attirance envers le latin et je trouve une troisième raison. En 6ème, notre professeur de latin français s’appelait Georges Gayer. Il était d’une grande gentillesse, un peu timide et je ne sais pourquoi il était manifeste que j’étais devenu son chouchou. Ce dont mes camarades se moquaient gentiment, eux aussi, car il n’avait jamais manifesté ce choix en m’attribuant des notes excessivement surévaluées. En français, je me traînais toujours entre 11 et 9, quelle que soit la discipline : grammaire, dictée ou commentaires. Mais il est vrai que j’étais toujours parmi les premiers en latin et comme j’étais souvent interrogé, tout le monde voyait bien que mes notes étaient méritées et que mes places ne devaient rien au favoritisme.
Imprévisible destin de l’homme. Le même Gayer, dès que le maréchal a commencé à diriger la France, a remplacé le surveillant général du lycée, le célébrissime et sévère monsieur Figre, l’homme aux petites moustaches qui faisaient immédiatement penser à celles d’Adolphe Hitler, alors qu’il n’avait jamais caché ses opinions socialistes. Georges Gayer est même devenu le meilleur auxiliaire des allemands après leur atterrissage accéléré en Tunisie. Il écrivait dans "Tunis Journal", le journal des collaborateurs enthousiastes, des rubriques d’une brûlante germanophilie et s’était montré au lycée Carnot, le plus fervent représentant du Maréchal Pétain dont celui-ci pouvait rêver.
Nous nous sommes croisés une fois pendant l’occupation allemande. Il m’a fait un sourire et un geste de la main qui signifiait : que veux-tu ! C’est le destin !
Je ne me sentais aucun droit de le juger même si j’étais désolé par ses choix. Depuis d’ailleurs, j’ai toujours été prêt à expliquer les comportements les moins admissibles moralement - par des faits anciens vécus par le coupable ou des raisons génétiques dont il est évident que personne ne peut penser qu’il en était responsable… sans pour cela être toujours d’accord avec moi-même !
Je ne sais pas ce qu’il est devenu après la victoire alliée, mais je pense qu’il avait quitté la Tunisie à temps. En tous cas s’il a survécu, il n’est pas devenu célèbre, le nom de Georges Gayer n’apparaît pas dans Google.Pourquoi, le latin m’a-t-il tellement intéressé, dès le début ? Il faut sûrement retourner encore aux Contes et Légendes de Rome que maman me racontait quand j’avais environ 6 ans et à mon étonnement devant la louve qui avait nourri Romulus et Remus, alors que les loups, comme les tigres, m’empêchaient de dormir lorsque j’y pensais, paralysé par une peur imaginaire, seul dans mon lit vers 10 heures du soir et que je me voyais croqué par ces fauves. La chèvre Amalthée dans sa grotte, me revient aussi en tête. Son histoire nous était racontée dans des versions latines simplissimes qui me donnaient l’impression, puisque je les comprenais aisément, d’être un savant latiniste. Cet accroissement de mon « estime du moi » me poussait à ce point vers le latin que ma mère m’avait tout de suite pourvu du Corneque, le beau dictionnaire rouge qui donnait parfois la traduction de phrases entières des textes qui nous étaient soumis.
Il est temps de quitter le latin pour Madame Delanoue et le récit d’un moment que je ne parviens pas encore à bien analyser et plutôt pénible de ma vie lycéenne.
Les vacances se sont terminées. Nous revenons tous au lycée Carnot. Chacun ne peut s’empêcher de raconter ses exploits, ses promenades à la montagne, son bain dans l’eau « glacée», la lecture du livre : le mystère de la chambre jaune. " Je te jure que même quelques pages avant la fin, je n’avais rien compris, même pas imaginé la fin de ce fantastique roman policier! ".
Tout le monde est content. Il y aura d’abord une heure de maths à passer puis il faudra affronter Madame Delanoue.
Nouvelle récréation entre les deux cours, derniers conciliabules : - C’est bien d’accord, tout le monde dira la même chose !
Nous entrons en classe de latin. Madame Delanoue nous fait ouvrir nos cahiers. Aucun devoir ne s’y montre, quelque soit le cahier qu’elle inspecte.
- Mais qu’est-ce qui vous est donc arrivé à tous ?
- Alors le grand et brun Robert B. : - mais madame, nous n’avions rien à faire, les devoirs c’était pour la semaine prochaine !
- Comment la semaine prochaine ? Donnez moi le cahier de texte !
Et avant que le cahier lui parvienne, parce que j’étais au premier rang, tout près d’elle :
- C’est vrai Madame, c’était pour cette semaine, mais ils se sont tous mis d’accord pour dire que nous n’avions rien à faire, que nous n’allions pas gâcher nos vacances, que le latin était inutile !
Je vois encore la tête incrédule de Robert B, celle surprise de Roger de P et désapprobatrice de mon ami Gilbert S. J’entends un grondement qui remonte vers les rangs les plus élevés de la classe : « Mais qu’est-ce qui lui prend à ce con de dire des choses pareilles, c’est pas possible, il est complètement maboul !
La classe est alternativement houleuse puis figée.
- Mais, vous Belaisch, vous avez essayé ?
- Oui, Madame, je l’ai fait mais je n’ai rien écrit sur mon cahier, puisque c’était la consigne !
Je vois la classe ulcérée, en état de rage contenue. Et je me dis : quand même une maîtresse si gentille, pourquoi ont-ils décidé cette grève du travail ? Pas une seconde je ne me suis dit que j’étais traître à ma classe ; mais je sentais bien que tous étaient en train de bouillir d’envie de me faire de percutants reproches !
Le cours s’est passé à faire en commun le travail que chacun aurait dû accomplir chez soi, dans une atmosphère de colère contenue des meneurs et de résignation dégoûtée des autres. La fin de l’heure sonne.
J’étais donc au premier rang, près des fenêtres, à l’opposé de la porte de la classe. Normalement, je devais donc sortir parmi les derniers. Mais le couloir entre le long tableau noir et le premier rang des tables restait plein d’élèves qui sortaient bien plus lentement que d’habitude. Les regards étaient tous (j’exagère sans doute) tournés vers moi.
En tout cas, sûrement celui de Robert B. qui m’attend et ne semble pas déterminé à quitter tout de suite la classe. Je me décide et j’avance vers la porte. Il se tourne alors vers la sortie sachant que je vais le suivre et puisque je ne suis plus protégé par Madame Delanoue, qu’il va pouvoir m’apostropher pendant la récréation.
- Je ne sais vraiment pas ce qui m’empêche de te casser la gueule ! Une traîtrise pareille. Tu as de la chance que je sois calme aujourd’hui. Je ne sais pas pourquoi tu as cette chance. Mais ce qui est sûr, c’est que maintenant, tu ne fais plus partie de la classe ! On te met en quarantaine et c’est pas seulement pour une semaine !
Tous les autres derniers de la classe de renchérir : tu l’as bien gagné ! Cette fois tu y seras en quarantaine ! Comment as-tu fait pour débiter avec ce sang froid tes idioties ? Tout le monde était d’accord quand nous avions décidé qu’on serait peinards pendant ces vacances !
- Qu’est-ce que vous voulez je n’avais pas envie de lui mentir. Je trouvais qu’elle ne le méritait pas. J’ai pas pu me taire, c’est sorti tout seul !
- C’est tout ce que tu trouves à dire pour ta défense ?
Quelques bourrades. Je me sentais pâle, mais j’avais échappé aux castagnes que j’avais craint pendant quelques bonnes dizaines de minutes durant l’heure passée, de voir tomber sur moi.
Je voyais près de nous de petits groupes se former. J’entendais des bribes de phrases : « c’est sûr il veut être son petit préféré. Ou bien il est amoureux d’elle. Alors vraiment il n’a aucun goût. Je ne peux pas croire qu’on puisse s’enticher de cette petite femme ! » Comment est-ce que j’allais pouvoir raconter cette histoire à la maison ? Qu’est-ce que j’allais dire à maman qui, une fois de plus, ne saurait pas s’il fallait réprimander son fils ou le féliciter pour sa sincérité et son goût du latin.
Est-ce cette sorte d’oubli que Freud a qualifiée de refoulement ? Toujours est-il que je n’ai gardé aucun souvenir des réactions de mes parents, de leurs encouragements ou de leurs réprimandes. Mais je me dis aujourd'hui que maman a du s’interroger longuement. Comment avec un père qui se faisait partout des amis et elle-même en retrait dans toutes les situations délicates, avaient-ils pu faire un enfant aux réactions aussi bizarres ? Ce qui n’est pas douteux c’est que je n’aurais pu lui apporter la moindre réponse cohérente.Je suis en quarantaine, c’est comme ça, Ca ne va pas durer jusqu’à la fin de l’année ! De toutes façons je l’ai bien méritée. Pourtant je n’avais jamais refusé de laisser qui que ce soit copier le résultat de mes tentatives de traduction des versions latines, parfois d’ailleurs complètement à côté de la plaque. Je ne m’étais jamais auparavant fâché avec Robert B. dont les hâbleries faisaient rire toute la classe, moi compris ; mais je comprenais qu’il ne pouvait pas ne pas réagir devant mon abandon des consignes données à notre classe.
Plusieurs fois, comme si souvent pendant ma vie dans des circonstances analogues, je me suis répété :
« Mais qu’est-ce que je cherchais en lâchant mes copains ? » Et je finissais sur : « cette grève n’avait pas de raisons d’être, Madame Delanoue n’a pas mérité ça ! ».
Comme je fais aujourd'hui les plus grands efforts pour m’expliquer à moi-même mon comportement, je me suis souvenu d’une particularité de ma scolarité. Après ma primo-infection et mon séjour à la campagne dans la propriété proche de l’usine de la famille que nous appelions le Jardin, nous avions déménagé et nous nous étions installés au Belvédère dans une villa entourée d’un petit verger mais qui avait surtout l’avantage de se trouver tout près d’une école primaire, mixte et d’excellente réputation. Elle était tenue d’une main de fer par monsieur et madame Janin, instituteurs socialistes purs produits de la 3ème république, à la fois humains et volontaristes.
Cependant la haute idée qu’ils se faisaient de leur école leur avait fait décider que sortant de la 10ème du petit lycée Carnot, je devais entrer en 4ème de l’école primaire Claude Bernard.
Ma mère qui ne voulait surtout pas que je me fatigue, avait accepté ce redoublement déguisé. Et je me suis transformé d’élève très moyen en un brillant élève, pratiquement toujours premier. Cela m’a donné une forme de confiance en moi –souvent totalement injustifiée mais qui m’a accompagné toute ma vie. Or la responsable de ce sentiment, la maîtresse de la 4ème, était un tout petit bout de femme, bâtie à chaux et à sable, elle a d’ailleurs atteint les 101 ans (c'est à dire qu’elle a survécu, ce qui a été le drame de sa vie, à son fils qui était devenu un ami très proche pendant nos études à Paris). Madame Lazari conduisait sa classe mixte avec tant de gentillesse et de poigne que tout le monde travaillait sans ronchonner et que pas un seul jour je n’ai été malheureux de devoir aller à l’école. Elle a su me faire sauter la classe de troisième, j’ai rattrapé ainsi les amis de ma génération quand nous sommes entrés en sixième au Lycée. J’avais ainsi eu tout à gagner à ce passage par l’école de Jules Ferry.
Madame Delanoue m’avait-elle rappelé mon institutrice de 4ème et m’étais-je cru devoir m’acquitter d’une dette en lui révélant la vérité ? Je ne voudrais pas m’enfoncer dans des hypothèses psychanalytiques tortueuses en l’affirmant péremptoirement.
Une dernière explication me paraît la plus probable. Je ne m’étais jamais senti tout à fait à l’aise avec l’application pratique des connaissances que l’on nous faisait ingurgiter au lycée. J’avais toujours eu en revanche l’impression que je ne saurais pas dans ma vie adulte, me servir de ce que j’y apprenais. Et je pensais qu’à l’inverse tous mes amis avaient les pieds sur terre et ne se posaient pas les mêmes questions "métaphysiques". Je me souviens d’une crise de pleurs que mes parents avaient eu le plus grand mal à faire cesser : à quoi cela me servira d’apprendre, je sens que c’est dans ma tête mais ça flotte… Je ne voyais pas comment ce que je récitais avec application allait pouvoir s’accrocher au réel. Peut-être en voulais-je à mes amis de paraître si bien dans leurs baskets – même si personne n’utilisait alors à cette expression- au point qu’il me fallait torpiller leurs certitudes ? God Only Knows !
Comment cela s’est-il terminé ?
Beaucoup plus vite en tout cas que je ne l’avais imaginé. Et cela très probablement grâce, encore une fois, à Madame Delanoue mais aussi à ce qu’était le lycée Carnot et la vie en Tunisie.Elle n’a plus jamais reparlé de l’épisode, n’a puni personne, a continué à demander de sérieux efforts à la classe et à nous aider de son mieux sans jamais insister sur les mauvaises notes ou sur les leçons non apprises. Si bien que ma divulgation du secret de la classe n’ayant eu aucun effet pervers, le « crime » s’était révélé moins grave que tous l’avaient pensé.
Et puis dans le fond nous avions toujours été tous des amis, plus ou moins intimes mais en tout cas des copains. S’il y avait compétition entre les très bons élèves qui étaient deux ou trois, les autres voyaient ces "combats" de loin et applaudissaient aux renversements des positions. Mais l’atmosphère générale était chaleureuse.Robert B. n’ayant pas su faire un exercice de maths, est venu trois semaines plus tard, l’air de rien, me demander si j’avais trouvé la solution. Avec encore plus de naturel, comme dans nos relations passées, je la lui ai donnée.
Tout s’est arrêté là… Hélas, cela ne m’a pas servi de leçon : « L’expérience est une lumière qui n’éclaire que le passé. » ( proverbe chinois) et je me suis souvent trouvé par la suite dans des situations dont aucune personne sage n’a jamais l’occasion de devoir se tirer.
Comment un épisode quelque peu déplaisant a-t-il trouvé dans ma tête place parmi les bons souvenirs que m’ont laissés la Tunisie et le Lycée Carnot ?
La réponse est : comment pouvez-vous poser une question aussi naïve ?
Tout ce qui s’est passé au Lycée Carnot se déroulait sous le bleu du ciel tunisien et comme mon affaire s’était bien terminée, c’est une nostalgie plutôt agréable qui s’écrit en moi à l’évocation des leçons de madame Delanoue !
Monsieur Foulon l’acteur et les copieurs
Je me sens coupable de ne pas encore avoir parlé de Monsieur FOULON. Une anecdote récente dessine sa place dans notre lycée.
Lors d’une réunion des anciens élèves du Lycée Carnot, son nom avait été prononcé, m’a rapporté mon ami Clément Brami. Un assistant à cette réunion se serait alors exclamé : «Mais vous savez le fils de Monsieur Foulon est parmi nous !» et l’assemblée s’était levée et avait fait une "standing ovation" posthume à son père.Cette histoire m’a confirmé dans ma certitude que ce professeur avait été pour nous tous et pendant des générations l’idéal du maître.
Mais Jacques Foulon n’était pas seulement professeur de lettres. Il jouait au théâtre les rôles du jeune premier, fringant souple et d’un dynamisme inaltérable. Son Scapin des fourberies avait été son plus brillant succès et il est resté dans toutes les mémoires. Son nom d’acteur dans la troupe d’amateurs de l’Essor surgit brusquement dans ma tête : Jack Mathot.
Imaginez les jeunes (nous étions en 4ème avec Gilbert Sarfati, Lucien Cohen, Daniel Guez et Clément Brami) face à leur sérieux professeur derrière son bureau le lendemain d’une représentation théâtrale où il s’était révélé adroit sémillant et trompeur … (souvent même des traces de maquillages de la veille n’avaient pu être effacées, m’a rappelé Gilbert ) Nous ne savions pas comment nous tenir, si nous devions ou non lui montrer à quel point nous avions apprécié sa prestation, et ce d’autant plus qu’il savait manier un humour froid et caustique qui nous glaçait et nous enchantait à la fois… et la classe se déroulait comme s’il n’avait jamais été qu’un professeur conventionnel sévère mais juste.
Une anecdote, un épisode de notre relation élève-professeur, mêle reconnaissance et rage (contenue et de niveau à vrai dire très acceptable).
Pendant que nous nous acharnions à traduire un texte d’un auteur ésotérique lors d’une composition de version latine, mon voisin Clément Brami, me demande de l’aider pour une phrase à laquelle "il n’entrave que pouic". J’écris sur une petite bande de papier que je roule et lui passe, la phrase en français dont j’espère qu’elle est la bonne traduction.Elle était « heureusement » fausse. Et lors de l’un des cours suivants, Monsieur Foulon nous dit que plusieurs copies avaient entre elles d’étranges ressemblances et qu’il avait même découvert une bande de papier démontrant la transmission entre élèves des copiages dont il avait apprécié la parfaite nullité… Par exemple, et à ma grande terreur il déroule la bandelette et la lit en disséquant, sans un sourire, les erreurs innombrables, condensées en une si courte phrase!
Clément avait eu l’inattention catastrophique de la laisser tomber devant sa place.Il conclut que cette classe est réellement douée parce qu’il y a eu tant de transmissions d’informations d’élève à élève dont il ne s’était pas du tout aperçu, qu’il nous décerne à tous un brevet de copiage. Il s’est demandé, en même temps, s’il ne devait pas mettre un zéro à plusieurs copies qui méritaient cette note et ne pouvaient mériter que la même note du fait de leur presque parfaite ressemblance. Mais finalement il a décidé d’annuler cette composition et de la refaire.
Je passais de l’angoisse à l’apaisement, et je me disais en même temps, qu’il avait certainement reconnu mon écriture (une des plus inélégante et à la fois illisible qui soit), qu’il avait obligatoirement trouvé la bande au deuxième rang à sa gauche et qu’il ne pouvait pas ignorer qui l’avait écrite !
Pourquoi n’avait-il pas sévi contre les deux coupables les plus assurés ?
C’est là probablement, que l’acteur de l’Essor intervient.
J’étais littéralement en admiration devant ses performances sur la scène du Théâtre Municipal. Je ne me rappelle pas si les places étaient fixes pour les spectateurs abonnés, mais je sais que je m’arrangeais pour être toujours dans les 4 premiers rangs. Et je n’étais sûrement pas le dernier à applaudir frénétiquement à la fin de chaque acte (et peut être de chaque scène).
Il ne pouvait pas ne pas s’en être aperçu. Peut être avais-je ainsi flatté sa vanité d’acteur intermittent, même si j’étais loin d’être le seul –tant s’en fallait !- à témoigner de mon enthousiasme ! Et cela l’avait poussé à une magnanimité dont j’avais été l’heureux bénéficiaire ?
Le cours reprend et il nous rend les copies d’une autre version que nous avions eu tout le temps de peaufiner à la maison et que nous avions remises la semaine précédent la composition.
A nouveau il commence la critique humoristique des contresens innombrables que la plupart d’entre nous ont faites : « S’il n’y avait que les contresens, mais j’ai également noté quej d’entre vous se sont faits aider par des parents et ce n’est pas une attitude plus louable. Ce ne sont pas vos parents qui doivent apprendre le latin ».
Par exemple, cette formule : « C’est à Verres que l’on doit…. etc… vous ne me ferez pas croire que cette formule élégante soit d’un élève de quatrième. »
Cette tournure de phrase je l’avais écrite et ce ne pouvait être que de ma copie qu’il parlait. Je l’avais en effet trouvée élégante dans je ne sais plus quel livre et je l’employais à tout bout d champ.Je bouillais de désir de dire à Monsieur Foulon que personne ne m’avait aidé et que je ne méritais pas cette critique.
Mais était-il possible après qu’il avait fait preuve d’une telle magnanimité envers les élèves copieurs dont j’étais, de lui dire que sa réflexion était injuste ?J’ai ravalé ma couleuvre et je me suis promis de continuer à étudier le latin avec assiduité et de ne plus utiliser cette formule « c’est à … c ‘est de... ». Mais comme Monsieur Foulon était notre professeur de français, que je n’avais pas l’occasion d’écrire des lettres, tous mes amis étant tunisois, j’étais chagriné de ne plus pouvoir m’en servir, sinon dans la conversation quotidienne où elle risquait de me faire passer pour un pédant, défaut dont à juste titre, certains m’accusent encore parfois –à mots couverts bien sur- quand ils me parlent avec sincérité. Mais c’est un tel plaisir d’étaler ses connaissances!
Parce que cette dernière histoire montre qu’il peut être utile de se mettre à la place des autres et que cette attitude n’est pas naturelle à l’homme, tant s’en faut, elle mérite d’être racontée. En tout cas elle m’a fortement marqué.Monsieur Foulon nous avait donné comme sujet de composition de rédaction : « un paysan a rendu un très grand service à la Comtesse, il est invité à dîner au château ». Racontez ce dîner !
Bien entendu l’énoncé exact ne pourrait être retrouvé que dans les archives du Lycée Carnot, si "elles" se sont attachées à des détails aussi minimes. Mais on ne sait jamais, tant les archivistes sont consciencieux et les historiens fouineurs !
Le jour du rendu de la composition arrive et Monsieur Foulon nous annonce, avec un sourire quelque peu narquois, qu’il comprend très bien que nous n’ayons pas été très brillants parce que personne d’entre nous n’a probablement été invité à dîner dans un château, pas plus d’ailleurs que l’immense majorité de la population tunisienne. De plus il a pu observer que notre connaissance des menus qu’on peut y servir était des plus sommaires … "Mais pourquoi diable, tout le monde s’est-il précipité sur le menu de ce dîner comme si votre rédaction ne devait tourner qu’autour de ce que l’on mange dans les châteaux ? " Bref, nous étions tous bien loin de la noblesse et de la gastronomie !
Il a cependant réservé la meilleure copie pour la fin et déclare que son auteur a été le seul à comprendre le sujet. Daniel Guez avait bien mérité sa meilleure note car il avait été pratiquement le seul à penser à l’embarras et aux étonnements du paysan. Il avait écrit par exemple « le paysan se demandait comment avec sa robe à longue traîne la Comtesse réussissait à descendre les escaliers sans tomber ? ». Il avait montré son émerveillement devant la légèreté des assiettes si merveilleusement décorées, son inquiétude devant la fragilité de la verrerie et sa crainte de les casser par un geste maladroit.
Et nous tous, à la fois d’admirer Guez, et de nous dire qu’en effet, au lieu de prétendre savoir ce qu’était un dîner dans la haute société, nous n’avions qu’à penser à tous les moments de notre vie où nous avions été dans une sérieuse perplexité ne sachant absolument pas ce qu’il fallait faire ou dire.
Hélas, hélas, hélas la leçon n’a pas été comprise comme il l’aurait fallu. La plupart d’entre nous ont félicité Guez : « Mais comment tu as fait pour penser au paysan plus qu’à la Comtesse et à son dîner que nous avons tous cru devoir être extraordinaire ? » (il est vrai que c’était la guerre et la période des privations !). Il avait même eu l’idée d’écrire que cette grande dame s’efforçait d’être simple pour mettre son invité à l’aise ! Il s’était donc même mis à la place de la Comtesse !
Ce comportement oblatif était naturel à notre camarade toujours gentil et parfois même placide, alors que nous n’avions, probablement pas sa générosité !
Mais puisque cela lui avait rapporté les compliments de Monsieur Foulon et sa première place dans la discipline majeure de la rédaction, nous, mais surtout moi, aurions dû en tirer les conséquences qui s’imposaient.
Les lignes qui suivent vont paraître bien lourdes et déconnectées des épisodes précédents, mais il faut voir qu’elles s’adressent en réalité à mes petits enfants qui les liront ou les écouteront avec l’air résigné qui a exaspéré tant de grands parents.
Goethe a écrit: « si tu veux vivre gaiement, voyage avec deux sacs, l’un pour donner et l’autre pour recevoir ! » Monsieur Foulon était trop astucieux pour nous asséner cette morale dont il faut reconnaître qu’on n’en saisit pas immédiatement la profondeur. Pourtant, c’est évidemment dans cette double attitude que se trouve la meilleure solution de la vie en société : faire en sorte que se donnent la main l’égoïsme naturel (qui n’a pas besoin d’incitation pour se mettre en action) et le penser à l’autre culturel (que tous doivent sans cesse stimuler).
Ce conseil se révèle vrai dans toutes les actions de la vie: quand on veut faire une affaire, même et surtout une bonne affaire, donner une conférence, et même simplement quand on veut apprendre une leçon : que voulait donc que je retienne celui qui a écrit (ou celui qui a choisi) le texte à étudier ? Quel bénéfice devrais-je en tirer ?
Ce temps de réflexion avant de se lancer dans un acte même sans grande conséquence, cette obligation de se mettre toujours à la place de l’autre, même pour un bref instant, si généreusement conseillée par les grands penseurs et les grandes religions, peut-être parce qu’elle est si difficile à mettre en oeuvre est une leçon dont je serai vraiment heureux que mes petits enfants s’imprègnent… dans leur intérêt !
Pourtant, voilà beaucoup de mots écrits pour rien ! Si vous avez l’âme de Guez, vous le ferez naturellement. Et si c’est celle d’Al Capone, il ne vous arrivera probablement jamais l’idée de penser au sac pour l’autre !
L’immense majorité des hommes s’intercale entre ces deux modèles. J’imagine Guez, (si ces lignes lui tombent sous les yeux) perdant ses lunettes de stupéfaction : être comparé même négativement à Al Capone ! Je suis sur qu’il réagira comme il l’a toujours fait par un sourire étonné et compréhensif.Il me faut retourner à Jacques FOULON pour une réflexion aussi fine psychologiquement que totalement erronée.
Je crois bien que Mâtho est le héros de Salammbô. C’est dans mon souvenir plutôt un personnage brutal. Et Monsieur Foulon me semblait être au contraire un homme cultivé et raffiné. Peut-être lui aussi éprouvait-il un petit complexe d’être enfermé dans le cercle étroit d’un protectorat africain. Et ce nom de scène lui permettait à la fois de faire preuve de sa culture et de son désir d’éclatement…"S’éclater", on ne le disait pas alors dans ce sens, si
courant aujourd’hui!
La Journée de Monsieur Borotra
J'étais revenu d'un camp scout de Borj Cedria à midi sonnantes.
Nous avions fait 7 kms à pied sous un soleil de plomb, avec un sac bien pesant sur le dos.
Nous avions rangé nos tentes, les affaires de la patrouille, les effets personnels. Tout avait été bâclé dans la plus grande hâte, avec regret de quitter le camps et tout de même dans la joie.
Nous avions passé deux belles journées et demi et nous rentrions à une heure absolument et définitivement insolite pour un camp scout qui s'achève toujours le soir, les larmes dans les yeux, les mains dans les mains : "ce n'est qu'un au revoir mes frères, ce n'est qu'un au revoir !
Et Dieu qui nous voit tous ensemble saura nous réunir".
Mais cette fois l'horaire était commandé par le Ministre des Sports. Jean Borotra –le basque bondissant- nous avait convoqué à deux heures au stade d'El Omrane où devait se dérouler la parade des élèves de tous les lycées et collèges de Tunis. Le lieu est discuté pour certains c’est en haut de l’avenue Gambetta que cet immense rassemblement s’était formé.
Secrètement nous nous réjouissions de la rencontre obligée avec les demoiselles du lycée Jules Ferry.
J’étais rentré chez moi en revenant de la Gare de la CFT et je ne comptais pas rester à la maison plus de quelques minutes. Pour moi il n'était pas question d'avaler plus d'un petit sandwich, d'enfiler une chemise blanche, le short court et mes espadrilles immaculées.
- Tu ne peux pas y aller comme çà il faut que tu te laves.
- Maman, le rendez-vous du lycée est à 13 h.15, le stade est au diable et avec mon vélo il me faut bien une demi heure pour y arriver. Impossible !
- Mais tu n'y penses pas. Ta sueur a coulé derrière tes oreilles, elle est toute noire.
- Un scout est toujours à l'heure et en plus tout retard serait une catastrophe par rapport aux camarades du lycée.
- Passe toi au moins un gant humide sur le cou !
A la vitesse de la lumière le gant effleure la nuque, passe sur les oreilles et s'enroule autour des poignets.
Et je pédale content de moi, je serai au rendez-vous avec la classe à la rencontre d’un des mousquetaires qui avait donné à la France la coupe Davis, le modèle du parfait tennisman. On pouvait comme moi être farouchement antivichyste et avoir une admiration pour les grands sportifs et une attente heureuse du défilé de jeunes filles en fleurs.
Tous dans le stade, des cohortes immobiles, de grands carrés blancs. Nous commençons à attendre en rang, à raconter nos dernières heures, nos projets et à nous chamailler entre classes puis à l'intérieur même de notre classe. Je nage dans la sérénité !
Tout à coup j'entends : " quel déguelasse ! Mais regardez les oreilles, le cou ... des traînées noires, je vous dis des traînées noires".
Bien sûr la cible était celui qui n'avait pas écouté les sages conseils de sa mère et qui était devenu le point de rencontre de tous les regards. Je ne me sentais pas bien du tout.
Subitement un ordre parti d’on ne sait où. Le défilé immense démarre sous les rayons les plus brûlants du soleil tunisien. Et dans ce domaine notre soleil en connaît un rayon ! Nos uniformes blancs en renvoyaient plusieurs dans les yeux que nous imaginions admiratifs de Monsieur Borotra.
Est-ce que mon cou va se voir ? Comment le cacher ?
Comme on entend dans la plus totale incrédulité, le cancre de la classe réciter sans la moindre hésitation un texte de Tacite, nous voyons sans comprendre apparaître quelques nuages rapides dans le ciel si serein quelques minutes plus tôt. Ils sont suivis par des nuées d’autres.
Tout à coup, avec une terrible brutalité, pendant que le Ministre des Sports et le Résident Général se congratulaient mutuellement ... du moins nous en étions persuadés, les marmites du ciel se renversent toutes à la fois. Un déluge qu’aucun élève du lycée Carnot comme de tous les collèges de Tunis n’a oublié, même s’il a été frappé par la plus sévère des maladies d’Alzheimer, se déchaîne !
Pour moi, lavés les oreilles et le cou, disparue la résine en quelques secondes. Mais pour ceux et celles qui étaient drapés de lin blanc et assurés de leur tenue merveilleusement candide c’est la plus insoutenable catastrophe.
Les chemises et les shorts résistent mais ils ont pris une couleur grise peu ragoûtante. Le pire cependant, est au ras du sol transformé en colle noirâtre, les espadrilles s'y engluent à chaque pas. Les élèves marchent d'abord courbés soulevant délicatement leurs pieds, puis de guerre lasse se relèvent et traînent les pieds. Quelques uns s’arrêtaient quelques secondes, se faisant enguirlander par ceux qui suivaient, pour ramasser le produit de leur pêche miraculeuse (une ou deux espadrilles selon le choix de chacun) qui ressemblaient à des petits mulets du lac de Tunis.
Je vois passer ma cousine Eliane me souriant à travers ses lunettes comme elle faisait toujours grâce à son humour jamais méchant et me montrant comme un trophée une seule espadrille tandis que ses deux pieds étaient nus.
C’est presque la nuit tant le ciel est sombre. Le contraste avec les minutes précédentes est total et pour revenir au latin, Virgile aurait peut être écrit des vers inoubliables s’il avait assisté à ce défilé de voyageurs hébétés.
La beauté des filles plus précisément de leur chevelure, il n'y faut plus songer. Mais il y a une superbe compensation : ce qu’on appellerait aujourd'hui des Tee shirts se collent contre leur thorax mettant en évidence quelques poitrines "subjugantes". Et comme tous les établissements scolaires féminins doivent continuer à défiler, les regards des garçons demeurent fixés à l’horizontale dans un parfait garde à vous qui ne devait rien à l’obéissance militaire.
Le camarade qui m'avait brocardé chute dans la gadoue. Il est sublime, marron devant, blanc derrière (1).
Nous ne savons plus si nous devons rire ou pleurer ni ce que peuvent penser Borotra mais surtout les responsables du sport de Tunis devant la plus infamante marque de réprobation du sort et du ciel !
Le sort des espadrilles reste le sujet qui fait rire tout le monde, mais les commentaires sur le défilé des jeunes filles et les sommets du lyrisme qu’ils atteignent sont également troublants.- Tu as vu ces seins. Il y en avait des parfaits, le téton se voyait comme si elles n’avaient rien sur le dos, des hémisphères tournés au moule !
- Ah, moi ce qui me plaisait le plus, c’est les bourgeons qui annoncent la puberté !
- Moi, c’était la richesse. Il y en avait pour tous les goûts ! Jamais je n’aurai pensé que les seins des filles pourraient être si variés. J’étais submergé, subjugué. Borotra Kama Soutra !
Je ne savais où me cacher. Le jeune scout timide qui avait apprécié autant que ses camarades les effets inespérés de l’orage, était tout de même choqué par la crudité de leurs phrases. Il était tellement plus facile de rire des espadrilles enterrées et des pieds qui se levaient en cadence emportant leur pesant de gadoue à chaque pas, sans avoir à rougir de ses pensées.
Le déluge ne dura pas.
Mais son histoire est à ce point inscrite dans l’esprit des jeunes de Tunis que vous ne trouverez pas un seul élève né entre 1923 et 1931 qui n’en ait gardé un souvenir que l’on ne peut qualifier autrement que d’impérissable !
Mystère du passage des années.
Nous nous sommes retrouvés récemment 4 "jeunes" nés en 1925-1927, et le hasard nous a fait évoquer cette journée incroyable.
Tous se souvenaient des espadrilles et tous des seins des filles. Et de leur chemisier qui collait à la peau. Chacun y allait de ce qui l’avait le plus ému ou enchanté. Et nous ne cessions pas de rire en évoquant cette folle et merveilleuse journée.
Quelles leçons tirer de cette après midi solennelle qui avait tourné au désastre sous l’effet d’un cataclysme naturel ?
Désastre pour moi d’abord et heureusement bref mais fort pénible et qui me marque encore. Il est sage de toujours penser à l’image que l’on peut donner de soi quelque justifiées soient les excuses que l’on peut se donner. Et les grands principes du scoutisme ne sont pas lois divines !
Quant au ciel et à ses retournements subits, ils mériteraient bien qu’on leur accorde une immense importance, mais nous serions alors freinés à tout instant et la vie serait bien terne alors qu’elle nous a été donnée pour que nous sachions profiter de toutes ses couleurs.
(1) Ce fait n'est pas nécessairement historique mais il me serait si agréable aujourd'hui que cela lui soit arrivé que je m'accorde le plaisir de me souvenir de cette chute.
Le 2 Mars 1943
C’était à Tunis, le 2 mars 1943.
Quelques jours avant le printemps en Tunisie, avec ses douceurs incomparables, ses odeurs inoubliables, sa multiple splendeur…j’en passe et des meilleures pour la rime.
Quelques jours avant l’autorisation donnée aux jeunes de porter des chemises à manches courtes, malgré le prudent conseil : « en Avril ne te découvre pas d’un fil ! » .
Nous étions assis à nos tables dans une des vastes classes des nouveaux bâtiments du lycée Carnot bordant l’avenue Roustand, en cours de français que nous donnait un professeur exceptionnel, passionnant et exaspérant, cultivé comme peu de personnes le sont, au moins à Tunis, grand et mince, nimbé d’un halo de pétainisme et dont le nom, assez exceptionnel lui aussi, était un programme : Georges Albert ASTRE.
Malgré son nom et son intelligence, on avait quelques raisons de le penser un peu fragile. Mais le grec, le latin, l’anglais et le français, il les connaissait tous et savait en faire briller pour nous toutes les facettes.
On l’avait déjà vu s’abriter sous la solide table noire qui servait de bureau aux professeurs à l’occasion des alertes qui scandaient notre vie scolaire pendant l’occupation allemande. L’auteur dont il nous parlait ce jour là avec ses incessants aller et retour entre les littératures classiques et modernes principalement américaines, est entièrement sorti de ma mémoire et même s’il y était bien entré il n’aurait eu aucune chance d’y demeurer compte tenu des circonstances.
La sirène se déclenche. Le grand astre se plie et se cache sous la table. Les élèves du fond de la classe hurlent. « Désastre, Désastre !
- Vous êtes irresponsables, j’ai la responsabilité de vos vies, je vous donne l’exemple. Sous vos bancs. Mettez vous vous immédiatement sous vos bancs au lieu de faire les idiots !
- On peut pas monsieur, ils sont trop petits, vous vous avez de la place !
Les rires et les cris ne cessent pas.Et subitement on n’y voit plus rien, les yeux pleurent, tout le monde tousse ou cesse de respirer. Une incroyable poussière, une fumée sans odeur ont envahi la salle de classe.Le silence. Personne n’ose plus parler et tout le monde se demande : « qu’est ce qui s’est passé ? Que va-t-il arriver maintenant ? »
Il faut bien reconnaître que ce rideau de poussière a sidéré ma mémoire Et qu’ensuite je ne me souviens de rien du tout !
Le plus probable est que ces grains de poussière ont commencé à se déposer et que nous sommes mis à parler entre nous et à nous interroger sur ces incompréhensibles événements.
Y-a-t-il eu une panique ? Quelqu’un a-t-il ouvert la porte de la classe ? Vers où nous sommes nous dirigés ? Quelqu’un est-il venu nous éclairer ?
Le résultat final est que nous avons assez rapidement su que 3 bombes étaient tombées sur le lycée. Deux, près de la rue Guynemer, à quelques mètres de l’entrée. Et une pas trop loin de notre classe, sans faire aucune victime pour raison simple de miracle ; parce qu’aucune n’avait explosé et que l’effondrement partiel de certaines structures traversées par les bombes avait soulevé le nuage de poussière qui nous avait si brutalement surpris.
Avons nous mesuré notre chance ? Sommes-nous restés inconscients ? Quelle tête avait fait G.A. Astre ? J’ai beau retrouver quelques souvenirs que je croyais totalement perdus, je ne vois rien pour m’aider à répondre à ces questions.Ce qui est certain c’est qu’aussitôt nos esprits retrouvés, nous sommes allés voir les impacts des deux autres bombes.
L’entrée du grand lycée sur la rue Guynemer était surmontée d’une petite pièce d’un étage, une sorte de loge réservée probablement au concierge du lycée. Elle avait été traversée de part en part puis la bombe en atteignant le sol y avait creusé un cône large et très profond, à 2 à 3 mètres de la grille d’entrée.Bien sûr nous pensions tous que nous avions franchi ce seuil à mille reprises et que même sans exploser, si elle était tombée au bon moment, la bombe nous aurait écrabouillés.
De toutes les façons, cette bombe était là sous terre et n’attendait peut être qu’un petit choc pour nous envoyer ad patres. Et nous ne sommes pas restés trop longtemps à épiloguer sauf les inconscients et les futurs héros.
Comme de bien entendu, le lycée a fermé après cet épisode extraordinaire. Certains d’entre nous sont ensuite allés dans un bâtiment appartenant à l’administration des finances dans la Casbah où une cave blindée était bordée par de solides coffres forts. Nous y travaillions dans un couloir aéré et entouré d’arbres avec monsieur Maillet, parfait pince sans rire, qui ne cessait pas de faire des mots d’esprits en grec ou en latin. Au cours des alertes une très belle jeune fille blonde qui travaillait dans cette administration venait sagement s’asseoir sur l’un des bancs installés récemment et faire tourner les cœurs des futurs candidats au bac qui n’avaient plus (ou presque) qu’un espoir : l’arrivée des avions alliés pendant les heures de cours !
Mais c’est une autre histoire et nous reparlerons plus loin de ces bombardements, non sans avoir à l’esprit une réflexion que nous nous sommes tous faite mais de façon très diverse selon notre perception de l’occupation allemande.
Pendant que nous vivions tous les jours dans une angoisse relative mais pour certaines familles de tous les instants, ces faits divers dans l’ensemble de gravité modeste pour la plupart des juifs de Tunisie (quoique terribles pour certaines familles, en particulier celles qui ont été blessées ou ont péri lors de ces bombardements ou celles dont les enfants avaient été soumis à des travaux obligatoires à proximité des zones bombardées), en Europe se déroulaient les épouvantables massacres qu’aujourd’hui tout le monde connaît, mais dont heureusement pour notre moral peu de personnes n’imaginaient l’effrayant niveau. Et pour cette raison les anecdotes qui suivent paraissent incroyablement déconnectées de la réalité mondiale.
Le Palais des Sociétés Françaises
Petite précision géographico-alcoolo-scientifique : un pâté de maison de belle envergure est formé par la célèbre rue Guynemer, tout entière bordée par le lycée, la bien plus célèbre avenue de Paris, arrête orientée nord-sud de la ville européenne de Tunis, la rue de Corse, naguère rue de Naples, et plus tard Habib Thameur et enfin la rue Saint Charles, où se trouvait la brasserie Guillaume Tell.
C’est dans ce lieu toujours très calme à l’heure où nous nous y rendions qu’avec Gilbert Sarfati et Marius Chemla, que nous avions pris l’habitude d’aller boire une bière, chaque semaine après le cours de Monsieur Vaudet, qui, en classe de math-elem, nous faisait pénétrer avec sérénité et humour dans les arcanes de la physique moderne.Il n’avait pas perdu son temps puisque quelques années plus tard, notre ami Marius devenait un des collaborateurs de Joliot Curie -ce qui n’était pas donné à tout le monde- puis un des professeurs de Chimie physique, admiré pour sa science et sa gentillesse, à la faculté de Jussieu.
Dans un vaste domaine de ce pâté de maison, l’élite tunisoise se rassemblait régulièrement. La culture française y avait en effet, établi son temple : c’était le Palais des Sociétés Françaises ! On y trouvait, en effet, une grande salle de spectacle où les célébrités littéraires de la métropole (appréciant les voyages et acceptant les inconvénients des traversées de la méditerranée) venaient nous démontrer par leurs brillantes conférences la pérennité de l’esprit français malgré la débâcle et l’occupation allemande.Avant de revenir à ce 2 mars, ma mémoire m’oblige à revenir sur un épisode de ma vie qui n’a dû être retenu par personne et auquel les acteurs vivants ou morts, n’ont du attribuer aucune importance ! Je ne peux éviter d’en parler même si personne –ou presque-ne comprendra les raisons de cette incise.
Les jeunes Eclaireuses Israélites de France avaient une fort bonne culture musicale et certaines d’entre elles étudiaient avec une véritable passion le chant classique. Lorsqu’elles chantaient en solo, j’éprouvais la désagréable impression qu’elles privilégiaient à tort une manière artificielle de chanter propre aux cantatrices professionnelles par opposition à leur façon de chanter en choeur qui m’émouvait au plus profond de moi-même ( parfois les clichés expriment si parfaitement les sentiments éprouvés que ce serait pêcher que de refuser de laisser sa plume les dessiner !)
Une des jeunes filles dont la vue, l’écriture sur une enveloppe, la silhouette entrevue faisait battre mon cœur plus vite ( encore un cliché, qu’un tracé d’électrocardiogramme illustrerait parfaitement mais je ne suis pas certain que les électrocardiogrammes existaient déjà) était la première à chanter.
A la fin de son morceau, que j’avais écouté religieusement partagé entre l’admiration, le bonheur et le désagrément du mode que je jugeais artificiel de chanter (mais il n’était pas douteux que l’art avait été bien traité et j’en avais conscience) ma voisine et mère de mon chef de patrouille, Madame Zerah se mit à applaudir avec une vigueur presque frénétique, suivie par quelques rares mains dans les rangs des assistants mais aussitôt couverte par des « Chuts » irrités et indignés, car la deuxième cantatrice avait pris un relais immédiat. Comme si la perte d’une seconde aurait pu être fatale à la performance générale.
J’étais moi aussi irrité par ces applaudissements que je jugeais intempestifs pour m’apercevoir à la fin du concert que Madame Zerah avait eu raison contre tous car les applaudissements terminaux ne permettaient en aucune façon de féliciter chacune des cantatrices individuellement. Et pourtant, leur style différent pour chacune, était bien digne d’une admiration personnalisée. L’une d’entre elles, a même, quelques années plus tard, chanté Carmen à l’Opéra de Paris, sous le nom d’Andrée Gabriel !
Vous vous demandez sans doute ce que cet intermède musical vient faire dans cette description dramatique. Presque rien, sinon montrer que le temps m’a très souvent fait percevoir à quel point je pouvais me tromper et qu’il est raisonnable d’attendre quelque temps justement, avant de porter un jugement. A fortiori un de ces jugements définitifs que les jeunes gens et moi même en particulier sommes poussés par nos multiples ignorances (et une plus ou moins grande stupidité) à asséner. Mais surtout parce que pour moi le palais des Sociétés Françaises c’est et ce sera toujours Madame Zerah applaudissant ma cantatrice pas du tout chauve. Et qu’il m’est impossible, en pensant à ce bâtiment, de ne pas évoquer la culture française, les jolies filles et la musique (et pas seulement le chant) auxquels ces jeunes filles en fleur m’ont initié.
Le 14 rue Saint Charles
En face du 15 rue Saint Charles, se trouvait, par le hasard des choses, le 14 !
En apparence, quand je suis rentré chez ma grand mère pour déjeuner (ma faim n’avait pas été coupée par la chute des 3 bombes) l’immeuble était le même et aussi imposant que d’habitude. C’était le jumeau, en miroir, de l’immeuble où dans un assez grand appartement, en plus de ma grand mère, logeaient une grand tante Gozlan, une de mes tante-cousines à la mode tunisienne et son fils, mes parents et mes sœurs chassés de notre villa du Belvédère réquisitionnée par une organisation SS. Quant à mon grand père Moise, il en avait été extrait fort civilement à titre de notabilité tunisienne pour servir d’otage au cas où la communauté juive ne payerait pas les sommes pharaoniques exigées par les allemands. Mais la population de l’appartement allait subir de profondes transformations imprévues et immédiates.
Les récits qui suivent de ce mémorable 2 mars sont tellement fixés dans mon esprit que je choisis, imitant Falkner, de faire parler ses principaux acteurs en ajoutant quelques détails purement imaginaires mais dénués de toute importance.
Le récit de GERMAINE :
J’étais en train de ravauder une jupe déchirée au contact d’une poignée de porte, lorsque j’ai perdu tout contact avec la réalité dans une déflagration sans pareille dans toute mon existence.
J’étais complètement ahurie, choquée, et quand j’ai repris mes esprits j’ai étendu machinalement ma main en avant et j’ai touché notre poêle, éteint depuis un mois. Je me suis alors dit que malgré ce bruit infernal rien n’avait changé dans ma chambre.
Je ne pouvait rien voir et dès que j’ouvrais les yeux, ils me piquaient tellement que j’étais obligée de les refermer instantanément, j’ai entendu mon frère Georges qui se plaignait : « mais qu’est ce qui se passe, mais qu’est ce qui se passe ? » J’avais mal à la tête, mal au dos, mal aux fesses, surtout et j’ai réalisé que j’étais assise par terre et que ma chaise avait disparuEt puis j’ai senti une odeur de cuisine, une odeur de friture. J’ai senti quelque chose qui coulait sur mon front. J’ai passé ma main dessus, et je me suis dit : C’est du sang ! Pourquoi est-ce que je saigne ? Mon frère a commencé à pleurer : où est maman ? Tout va bien, Georges, elle va venir !!
J’ai alors entendu parler dans la chambre. Et en entrouvrant les yeux, j’ai vu deux hommes qui étaient entrés par la fenêtre du 2è étage !
Je deviens folle !
Je me suis forcée à garder les yeux ouverts et j’ai compris que je n’étais plus du tout dans ma chambre, comme je le pensais parce que j’avais reconnu la boutique de fricassées au thon du rez-de-chaussée.
Mon frère, notre poêle et moi-même étions donc tombés ensemble du 2è étage sans nous fracasser.Et ces hommes parlaient gentiment et me disaient : « ne bougez pas, on va vous tirer de là et on va vous emmener à l’hôpital, tout va bien ! Ne vous inquiétez pas, çà va aller !
Et ou bien, je me suis évanouie, ou bien j’ai perdu tout souvenir et je me suis retrouvée avec le visage de tante Anna qui me souriait et qui me disait : « tu veux encore un peu de citronnade » . Cette fois mon frère et maman étaient à côté de moi, j’avais un gros bandage qui cachait tous mes cheveux et m’entourait la tête, le bras en écharpe et je demandais : « c’était bien le poêle qui était à côté de moi ? Et nous sommes tombés du 2è étage tous les 3 ensembles ?
Mais oui, mais oui !!
Dans la boutique du rez-de-chaussée… ?
Dans sa boutique !
Ce n’est pas possible ! et c’était une bombe qui est tombée sur l’immeuble?
Oui, elle est encore sur place et attend qu’on vienne la chercher !
Le récit de RAYMOND :
Dans l’après- midi, j’ai appris qu’une bombe était tombée sur l’immeuble de mes parents, qu’elle n’avait pas éclaté et que la catastrophe avait été évitée par miracle. Ma sœur Germaine, et mon frère avaient fait une chute inimaginable de deux grands étages et s’étaient retrouvés à l’hôpital, pour peu de temps, puis hébergés chez les Belaisch avec maman, au 15 de notre rue Saint Charles.
L’immeuble dans lequel je suis entré pour aller chercher les bijoux de la famille et des papiers précieux paraissait intact, le couloir d’entrée, les escaliers, la porte de notre appartement et le large et bref couloir d’entrée de l’appartement étaient restés les mêmes, mais au fond de la pièce principale, à gauche un immense trou béant, irrégulier laissait voir le salon du 1er étage.
Je me suis demandé si j’allais me rendre d’abord dans ma chambre ou dans celle de mes parents. Je crois que cela n’aurait rien changé. J’ai avancé vers la gauche, j’ai senti que le carreau de marbre sur lequel j’avais mis mon pied, s’enfonçait je me suis vu glisser sans pouvoir m’accrocher nulle part.Et je me suis retrouvé trois semaines plus tard, dans une chambre d’hôpital, trépané avec une belle dépression dans la partie gauche de mon front et un gros pansement autour du crâne.
J’étais sorti d’un long coma.
Ainsi, le seul de la famille qui avait eu la chance de ne pas être au 14 rue Saint Charles, à l’heure critique de la journée et qui était indemne et en bonne santé avait souffert le plus gravement du bombardement et avait balancé entre la vie et la mort, à une période où la neurochirurgie ne balbutiait même pas encore !
Pourtant lui aussi a eu la chance de retrouver toute sa culture, sa gentillesse et ses facéties de jugement, hormis celle de critiquer Staline et les autorités du parti communiste. Il est mort plusieurs années plus tard, absolument persuadé de leur innocence vis à vis de la paysannerie russe et ukrainienne et de tous les crimes dont selon lui, une droite mensongère avait cherché à les accabler.Mon oncle Joseph architecte et officier de l’armée française, qui avait fait partie d’une des rares divisions ayant échappé à l’encerclement par la Wermacht, et était revenu en Tunisie au grand soulagement de la famille, se demandait comment un pareil accident avait pu survenir. Il avait obtenu les clefs de l’appartement du 1er étage situé exactement au dessous de celui de ma grande tante et m’avait proposé de l’accompagner.
Dès l’ouverture de la porte, nous avons tout compris et nous avons éprouvé un sentiment d’effroi et de regret rétrospectif. Si Raymond avait pensé à jeter le même regard que nous sur l’appartement de ses parents rien ne lui serait arrivé.
Car d’en bas, nous voyions au fond à gauche le grand trou creusé par le passage de la bombe entre le premier et le deuxième étage. Mais surtout, nous étions frappés par le spectacle, autour du large orifice, des grands carreaux de marbre, restés joints les uns aux autres mais que rien ne maintenait en l’air sinon le ciment qui les unissait et que leur couleur beige rendait visible dans les interstices entre les carreaux.
Toutes les infrastructures qui forment un plafond «normal » s’étaient effondrés et leur débris jonchaient le sol et les meubles de l’appartement du 1er étage.Nous sommes montés au deuxième, la porte était restée ouverte et nous avons vu un sol carrelé, en apparence parfaitement normal, hormis l’orifice creusé par la bombe. La différence entre les vues d’en bas et d’en haut était frappante. D’en bas, on voyait que le moindre poids allait faire se disjoindre et s’écraser les carreaux. Et c’est ce qui est arrivé quand mon cousin avait voulu se rendre dans sa chambre. Du même coup on réalisait le véritable miracle qui avait été la sortie de sa mère hors de son appartement car elle était probablement passée par la seule partie de plancher qui était restée intacte.
Encore une leçon à tirer pour les insatiables : Oscar Wilde a tort : il avait écrit, assuré d’avoir le double plaisir de choquer et en même temps d’avoir raison, « seules comptent les apparences ». Inutile de dire que les apparences sont trompeuses, mais il faut bien comprendre qu’elles peuvent l’être à un point impossible à imaginer. Le drame c’est que tout le monde ne parvient pas à cette conclusion au même âge et que certains n’y parviennent qu’au moment où cette découverte n’a plus la moindre chance de leu être utile !
Ces 4 bombes n’étaient pas les seules à tomber sur la ville. En regardant une carte sur laquelle les impacts avaient été pointés, on pouvait dessiner le vol de l’escadrille américaine au dessus de Tunis. Certaines des bombes n’ont pas explosé. D’autres ont eu les suites de deuils et de pleurs et de chagrins, inconsolables, et ont permis aux journalistes de « Tunis Journal », que notre professeur d’histoire et géographie Paquel n’hésitait pas à appeler le « Tunizer Zeitung », de traiter les anglo-américains d’assassins. Mais je suis attristé de voir aujourd’hui à quel point les autres bombes tombées ont laissé peu de traces dans ma mémoire.
La nuit de Raymond BENNETT à Duluth (Minesota) n’a pas été bonne. Il s’est réveillé à plusieurs reprises, s’est retourné dans son lit si souvent que sa femme l’a secoué. Il a rêvé qu’il avait bien mis en place les bons détonateurs.Mais son sommeil est resté bien trop léger et il s’est réveillé épuisé, pressé de retourner à son usine de fabrication de bombes qu’entouraient de hauts barbelés et surveillée jour et nuit. .
Raymond s’était aperçu qu’il avait fait une faute impensable. Il s’était trompé de détonateurs et avait accroché les détonateurs F4 sur les bombes de 200 Kgs au lieu de les munir de J2. Il pensait à ces pilotes qui allaient risquer leur vie pour écraser les troupes japonaises ou allemandes (il savait qu’il ne saurait jamais lesquelles). Ces jeunes qui allaient voler aussi bas que possible pour être sûrs que leurs coups porteraient et dont les bombes n’allaient servir à rien par sa faute. Il se demandait s’il devait en parler à son chef mais cela ne servirait justement à rien, puisque les bombes étaient déjà parties sur la longue chenille des immenses trucks vers les aéroports et les ports où elles devaient déjà être embarquées vers les zones de combat.Il verrait bien comment les choses allaient tourner à l’usine et s’il allait ou non libérer son esprit de son lourd secret. Il ignorait que grâce à sa faute, une erreur de tir des pilotes de l’US Air Force, serait sérieusement corrigée et que des dizaines et peut être de centaines des jeunes français vivants en Tunisie continueraient leur existence terrestre, une existence qui aurait été anéantie s’il avait fait son travail de façon réglementaire.
Aucun de ces jeunes ne viendraient un jour remercier Raymond Bennett, de sa faute involontaire parce que remonter la filière jusqu’à lui aurait été plus difficile encore que de refaire monter les bombes dans les avions qui les avaient lancées et qui visaient probablement le port de Tunis même si elles étaient tombées sur le célèbre lycée Carnot et ses environs !
Vous l’avez tout de suite compris, tout est imaginé dans cette fin de chapitre, depuis Duluth jusqu’à Bennett.
Tout, sauf les noms, RB était un soldat américain, mince, beau, élégant, mais un peu moins débrouillard que Stanley de Coveny qui nous apportait toutes les deux semaines environ, des caisses entières de beurre de cacahouète, des boites de corned beef et des bouteilles de coca cola, avec en étrenne un paquet de Lucky Stricke pour maman. Le sort de Raymond ne nous est pas resté totalement inconnu. Il nous a écrit une fois après son retour à Duluth de son écriture élégante elle aussi, pour nous rassurer. Mais Stanley, lui, est venu quelques années plus tard au mariage de ma sœur au Saint Regis à New York pour dire à mon père, avec son super accent yankee en lui tendant la main avant de l’étreindre: « give me five Charly » !
EPILOGUE
Puisque j’ai la chance que ma cousine soit en bonne santé je lui ai demandé de vérifier la véracité de mon récit. En voici la réponse.
Lettre reçue le 13 octobre 2008
Mon cher Jean,
J‘ai été très contente que tu aies fait appel à moi pour me faire égrener des moments ancrés dans ma mémoire, que je n’ai pas oubliés. J’ai essayé de les rassembler mais je peux déjà te dire que ce que tu m’as transmis n’est pas conforme à ce qui s’est passé réellement, en tout cas en ce qui me concerne :
Donc, ce mardi 2 mars 1942, je sortais à 11 heures du Lycée Armand Fallières, rue d’Angleterre et je suis rentrée directement chez moi au 14 rue Saint Charles, au 2ème étage. Tout était tranquille : Raymond étant dans sa chambre, celle qui menait directement à la porte d’entrée, moi, je suis allée dans la chambre à coucher de mes parents, Georges était dans sa chambre attenant à la salle de bains, et maman commençait à préparer le repas à la cuisine, papa n’était pas encore rentré du bureau.
Vers midi, il y a eu la sirène d’alerte et nous avions l’habitude dans l’immeuble de descendre au rez-de-chaussée, pensant qu’on était plus à l’abri en cas de bombardement. Sortant de la chambre où j’étais je me dirigeais vers le patio pour sortir quand brusquement j’ai entendu un bruit énorme et mon pied a heurté le vide, j’ai perdu connaissance en me sentant tomber, littéralement aspirée vers le bas. Et c’est chez le marchand de fricassés qu’on m’a trouvée inerte, méconnaissable, ma tête avait doublé de volume !
Et ce sont des voisins qui m’ont reconnue aux vêtements que je portais et qui ont alerté la Croix Rouge ou en tout cas, ceux qui portaient secours aux blessés. Je me suis réveillée chez Alice, ta tante, au 40 rue de Naples. Maman et Georges étaient auprès de moi et probablement un médecin qui m’a réanimée !
Et ton grand père, tonton Moïse, disait qu’il cherchait partout Raymond, même à la morgue ! Par la suite, c’était Raymond qui était descendu, qui cherchait maman et Georges, maman qui lui a répondu : « ne t’inquiète pas, je suis près de la salamandre et Georges est à côté de moi…mais au 1er étage !! »
Elle ne s’était pas aperçue qu’elle était tombée ! Raymond est remonté alors et là , la version de Raymond est conforme à ce qui s’était passé, sauf qu’il était remonté surtout pour chercher des papiers compromettants car il était dans la résistance anti-nazie !!
Pour ce qui est du récit de Raymond, j’ajouterais qu’il a été opéré par un gynécologue qui a tenté le coup puisqu ’ "il était blessé à la tête et qu’il pouvait espérer le sauver en le trépanant". Et il a bien fait !
Et pour la petite histoire, en ce qui me concerne :
Je sortais du lycée, le bombardement a eu lieu là-bas aussi. Melle Tremsal, la sœur du Docteur Tremsal, a été tuée. Je devais, après être rentrée à la maison, acheter du pain rue d’Athènes, il y a eu là une bombe qui a fait de nombreux tués, les passants s’étaient réfugiés dans une cave qui était faite, au contraire, pour les protéger. Des familles entières ont été englouties !
Je te demande de m’excuser d’avoir été si longue et je te remercie encore d’avoir pensé à moi
Je t’embrasse
Germaine
LES PLAGES
La Goulette Casino et les plages du nord
Si l’hiver était très scolaire, l’été pour les tunisois était plus que tout solaire et marin, et la vie tournait pour une fraction importante de la population, autour des Goulettes Casino, Neuve et Vieille.
Toutes les familles se regroupaient, s’entassaient même dans de petits appartements ou studios. En fait, tout le monde, sauf les mères, vivait quasiment dehors sauf pendant la sainte sieste. Notre tribu semblait, mais seulement en apparence, bénéficier d’un statut particulier car nous habitions une très noble et vaste demeure, donnant sur la grande avenue de Carthage (devenue Franlin D Roosevelt) et au delà directement sur la mer grâce à une trouée entre les immeubles du bord de plage.
La maison des Belaisch, est un véritable joyau tant elle est décorée de somptueux carreaux de céramique œuvre d’un grand artiste céramiste et potier " Mouche " CHEMLA, qui avait travaillé à ses débuts dans la première usine de mes grands parents. Elle attire les regards également parce que le premier étage est occupé par une vaste véranda qui suscite toutes les jalousies d'une part en raison des merveilleuses céramiques qui la décorent et d'autre part car on la croit un abri parfait contre la canicule. En réalité, pendant certaines nuits d’Août, nous y étouffions aussi sagement que les autres goulettois malgré la mer toute proche, l’immobilité métallique de l’air interdisant à la fraîcheur marine de venir jusqu’à nous. Ne pensez pas que les souvenirs embellissent notre demeure quasi seigneuriale, le guide Gallimard de la Tunisie l’a choisie pour illustrer l’architecture originale de la région.
Malgré cette description dithyrambique de l’immeuble, à l’intérieur c’était l’exiguïté pour chaque famille nucléaire, qui, elles aussi, étaient confinées dans une ou deux chambres.
Dans ce que de l'avis général on ne peut qu'appeler la tribu Belaisch, une première génération d'enfants née après 1925 était faite quasi exclusivement de garçons et la suivante, quelques 6 ans plus tard, de filles et de garçons (un peu moins nombreux).
Pour moi la journée type commençait par un rapide petit déjeuner dont je n’ai gardé aucun souvenir (est-ce parce que j’étais si pressé qu’il soit derrière moi ?). Il était toujours pris à la va très vite et tous les garçons de la famille se précipitaient au garage pour enfourcher leur vélo et se diriger vers le village du Kram, fief des nobles livournais, moins judaïsé que la Goulette.
Dans cette partie du parcours, notre principal souci était d’éviter les petits garçons qui déboulaient des ruelles perpendiculaires à la route nationale. Les renverser était notre peur, et quand nous roulions très vite presque notre terreur, toute relative néanmoins. Puis lorsque se profilait la colline de Carthage avec sa forte pente, les préoccupations changeaient et c'était la préparation à la grande confrontation cycliste. L'ascension était rude et menée tambour battant même si en fin de compte le gagnant, épuisé et hors d'haleine, ne l’emportait que de quelques secondes -sinon fractions- sur les suivants.
Nous allions rendre visite à Sainte Perpétue et Sainte Félicité, faire notre salut à Saint Louis dans sa basilique, tourner autour de restes de monuments romains. Nous éprouvions quelques sentiments de pitié pour les martyres chrétiennes dont nous ignorions tout sinon qu’elles avaient été croquées par des lions, quoique nous ayons appris plus tard (mythe ou réalité ?) que ces fauves avaient refusé de les attaquer. Pire, un critique féroce des textes religieux, comme me l'a appris mon cousin André, a même mis en doute leur existence en remarquant que l'on trouve dans les évangiles les terme de perpetua felicitas, et qu'un esprit très mystique avait bien pu imaginer l'existence et la fin tragique de ces deux martyres tout comme à partir de rogatio et donatio, les destins des Saints Donatien et Rogatien avaient pu naître dans un esprit fertilisé par la dévotion! Voltaire n'a pas été pas en reste dans ce nettoyage des écrits saints puisqu'il a écrit : on ne connaît ces martyrs de Carthage que par un écrit sans date de l'église de Salzbourg. Or il y a loin de cette partie de la Bavière à la Goulette. Ainsi la réputation de notre Goulette était-elle parvenue jusqu'aux oreilles de Voltaire et il s'en était servi dans son combat contre la crédulité. Sans que sa démonstration pourtant bien étayée ait eu le moindre effet sur les croyances locales. Cela ne nous empêchera pas, pour notre compte, de garder un petit faible pour ces deux saintes dont le souvenir bien réel est lui solidement ancré dans notre mémoire.
Nous rencontrions souvent des Pères Blancs qui nous impressionnaient par leur noble allure et leur tenue immaculée. Ils étaient les représentants d'un monde inconnu. Par notre éducation ces "babass" ne pouvaient que nous être hostiles et en général nous éprouvions une certaine crainte lors de ces rencontres ou au minimum un malaise. Etaient-ils au contraire bienveillants ? Le plus probable est que nous leurs étions parfaitement indifférents ! En tout cas ils appartenaient à un monde qui nous était tout à fait étranger. La seule chose dont nous étions certains était que leurs vignes donnaient un des meilleurs (et des plus chers) vins de Tunisie !
Les ports phéniciens à cette période en pleine terre, ne nous attiraient pas. Nous en faisions le tour sans comprendre comment ils avaient pu fonctionner : un îlot à l'intérieur d'un petit lac, le tout à distance de la mer ? Nous avions beau tourner autour en ouvrant grands les yeux, la façon dont la flotte de Carthage avait pu utiliser ce port nous restait résolument obscure. Celui resté dans la mer en bordure de côte et dont le dessin au fond de l'eau claire nous émeut aujourd'hui n'avait pas encore été déblayé !
Louis IX était alors pour les historiens cités dans nos classes le symbole du parfait roi de France. Nous avions appris qu’il avait été juste et courageux ce qui lui avait valu sa sainteté. Et nous étions attristé par sa contamination, chez nous, par la peste qui devait l’emporter. Nous ne connaissions pas alors ses actes plutôt inamicaux envers les juifs de son royaume qu’il avait noblement et saintement dépouillés après avoir fait brûler leur dangereux Talmud. Nous avons aussi appris depuis que son action n’avait pas alors été vraiment originale en Europe et que de nombreux souverains avaient suivi la même voie royale et facile pour agrandir leur trésor!
Nous repartions ensuite pour la Marsa, admirer la noria du Safsaf et son chameau tournant imperturbablement sur sa piste. Il jouissait à la fois des chantonnements de l’eau qu’il avait fait monter des profondeurs du puits et de la fraîcheur qu’elle en rapportait. Je me demandais s’il maudissait le sort qui l'enchaînait à sa roue ou s'il le bénissait pour lui avoir évité la sécheresse torride de Foum Tataouine et les dures traversées du désert voisin.
Nous ignorions alors qu’en poussant quelques kilomètres plus loin nous aurions pu jouir d’un des plus beaux panoramas du monde, que l’on peut admirer encore aujourd'hui des hauteurs du cimetière militaire français de Gammarth. Une immense rade, une mer aux couleurs allant du vert africain ou bleu le plus profond, une ligne sombre de collines harmonieuses en face et, à droite, notre fameux Bou Kornine, le centre géométrique de la mémoire des tunisois qui ont quitté le pays de leur enfance. Ce jugement sur la sublime beauté du site n’est pas de nous. C’était le sentiment d’un grand expert, André Gide cet écrivain dont la Tunisie a apprécié qu’il ait aimée et chanté ses multiples et inoubliables splendeurs.
Il nous arrivait souvent en revanche de poursuivre en bicyclette jusqu’aux dunes. Nous abandonnions nos bicyclettes pour nous laisser rouler de leurs plus hautes crêtes jusqu'à la mer. Après notre longue promenade, nous baigner, rencontrer la fraîcheur de l'eau, nous asperger les uns les autres, était une jouissance royale qui se doublait d’un sentiment de liberté qu’il m’a été bien exceptionnel de retrouver depuis. Qui aurait pu imaginer que ces plages désertes allaient disparaître quelques décennies plus tard sous la poussée promotrice d'une architecture hôtelière qui serait admirée (et à juste titre appréciée) par des touristes affamés de soleil, venus de toute l'Europe.
Nous rentrions enfin dans notre caravansérail, le cœur léger, sachant que nous n’aurions plus à affronter que de minuscules collines et à descendre en roues libres sous des eucalyptus
centenaires qui nous protégeraient des ardeurs du soleil. Quand on pense à ce groupe de jeunes cyclistes filant sur une route de bord de mer, ouverte aux camions, aux ânes, aux calèches, aux charrettes de tous ages, aux lourds arabas comme aux automobiles, elles aussi mosaïque d'antiques Citroen C4 et C6 et d’Hotchkiss des plus modernes, sur une large route croisée de plus petites venant des plages, avec en tout et pour tout un seul feu de croisement, on peut trembler à l'idée de tous les accidents dramatiques qui auraient pu survenir. Mais est-ce parce que la circulation était alors réduite malgré la diversité des véhicules, est-ce la nonchalance et le bonheur de se laisser vivre des conducteurs de tous bords ? En tous cas nos parents, pour qui cependant tout était cause d'intenses frayeurs, avaient en effet raison de ne pas trop s'inquiéter. Bien sur des chutes venaient parfois semer la perturbation, des genoux suintaient, des coudes saignaient et de petites cicatrices sont encore là après plus de cinquante ans pour en attester, mais il n’est jamais arrivé de catastrophes comme celle survenue après le départ des allemands lorsqu’une de leurs mines a tué 5 adolescents, cousins et amis en pleine santé.
Et nous étions en arrivant, certains de retrouver dans notre grande maison notre sandwich spécial, morceaux de foie grillé parfumés au persil et plus ou moins rougis par la harissa selon les goûts et les tolérance de l’estomac des randonneurs, entassés dans un quignon de ce pain "italien" dont nous avons si rarement retrouvé hors de Tunis l'équivalent en goût et en croustillance.
Ainsi nous parcourions des kilomètres ou des siècles, amusés par les différences culturelles et d'habitudes des villages pourtant si proches que nous traversions.
Les habitants de la Marsa se montraient plus prétentieux que ceux de la Goulette, les hauts fonctionnaires français de Carthage vivaient comme dans une île, les résidants du Kram ne pensaient qu'à leurs jardins… Mais nous ne prêtions alors pas la moindre attention à notre parcours à travers les civilisations si diverses que la Tunisie avait connues, aux religions qui s’y étaient succédées, à la naissance du christianisme, à la si longue présence juive en Tunisie attestée précisément par les tombes creusées dans un coin du cimetière militaire de Gammarth… Je me demande pourtant aujourd'hui si cette fréquentation quotidienne de mondes si divers, ce spectacle de traces du passé, si variablement inscrites sur cette terre où nous avions toujours vécu, n'a pas élargi nos horizons bien plus profondément que nous le pensions et ne nous a pas armés, de façon parfaitement inconsciente, contre les vicissitudes de la vie; et si nous n'étions pas en arrivant en France naturellement plus mûrs -en ce qui concerne la destinée humaine- que la majorité de nos contemporains métropolitains.
Qui, pourtant, alors, aurait eu la vision de la cathédrale de Tunis et de la grande synagogue de l’avenue de Paris transformées, un jour si proche, en bornes historiques, témoins d’un passé révolu. Pourtant nous apprenions le latin et connaissions tous le terrible : sic transit gloria mundi !
Et cependant rien ne peut nous empêcher de revoir ces souvenirs comme des témoins ineffaçables de ce bonheur de vivre que la Tunisie, plus que tout autre pays a su donner à ses enfants
Le crayon du large
Nous avions pratiquement tous la passion de la mer et la chance de pouvoir l’assouvir à toutes les heures du jour mais nous étions très rarement la nuit dans l'eau, la mode des bains de minuit n'avait pas encore traversé la méditerranée!
Un de mes souvenirs qui sera probablement le dernier à s’effacer de ma mémoire lorsque les ans l’auront dissoute, est celui de nos plongeons très matinaux dans la mer fraîche à Kheredine, après une heure de gymnastique menée à une allure soutenue et constante sous la direction de deux jeunes gymnastes souriants mais d’une exigence sans faille et qui n’étaient sûrement pas des jésuites parce qu’ils ne nous laissaient pas le moindre repos... Pas question d’imiter le cadavre même pendant une minute ! Comment et pourquoi ces adolescents de 14 à 17 ans, venus par groupes de 3 à 4 amis de toutes les plages voisines et qui ne se connaissaient qu'à peine, qui ne rêvaient que liberté, dont la nonchalance sur le sable toute la journée faisait souvent l’étonnement et parfois le désespoir de leurs parents, pouvaient ainsi répondre dans la seconde à un simple mouvement du globe oculaire de 2 personnes à peine plus âgées qu’eux, cela tient du mystère. Un mystère que les spécialistes de la psychologie des foules ou de grands experts en sciences sociales expliqueraient peut-être aujourd'hui sans montrer la moindre hésitation !
La méditerranée à cette heure était toujours veloutée. Le calme absolu de cette mer d’huile lui donnait une limpidité cristalline. S’y précipiter nous ragaillardissait après nos efforts et nous donnait, Archimède merci, en même temps l’occasion de continuer à activer nos muscles, cette fois dans la légèreté et non dans l’éreintement.
Les ondulations régulières du sable du fond de la mer, que nous pouvions voir de sa surface nous attiraient irrésistiblement et c’est aussi un de mes souvenirs marquant que ces sifflements dans les oreilles quand je m’enfonçais aussi vite que je le pouvais jusqu’au fond de l’eau pour ramener une poignée de ce sable. Il fallait à tout prix la montrer pour prouver à mes amis la réalité de l’exploit qui ne demeurait pas longtemps isolé car personne ne voulant être en reste, tous fonçaient en gigotant pour griffer à toute allure le fond de l’eau.
Est-ce que nous plongions à 4, 5, 6 mètres, je ne le saurai jamais, mais je suis persuadé que je n’aurais pas pu descendre plus bas. Ces excès ne sont peut-être pas pour rien dans la surdité de ma maturité …
Il y avait bien sûr les prouesses personnelles, qui nous donnaient ce sentiment de fierté après lequel courent tous les adolescents et faisaient déborder notre estime de soi. Mais cette synchronisation de nos mouvements de gymnastes sur la plage et nos plongeons en groupe avaient des effets bien plus stimulants encore.
La magie de ces activités de groupe exerçait sur notre humeur d'incroyables effets. Et plus merveilleux encore, cet enthousiasme nous liait partout, sur la plage, à la surface câline de l’eau, dans les profondeurs de la mer et faisait exploser notre joie, en tout cas la mienne.
Et cela d’autant plus, que mes cousins avec lesquels j’étais en permanente compétition et qui avaient bien plus souvent que moi le courage de se lever très tôt le matin pour aller pêcher ou faire un tour en bateau, n’avaient pas choisi ces réveils musculaires bihebdomadaires. Grâce à cette gymnastique matinale je sentais mes muscles se sculpter (malgré la certitude que j’avais que mes épaules resteraient trop étroites et mon thorax cylindrique, ce thorax que je comparais tristement aux parfaits losanges de nos deux professeurs d’éducation physique que leur chance avait en outre doté d’une taille fine et leurs exercices quotidiens des biceps des esclaves de Michel Ange) …
Plus fort que tout demeure en moi ce plaisir de fendre l’eau limpide et fraîche avec mes amis tels une phalange de dauphins, et de sentir comme une harmonie dans mon corps tout entier. Je sais aujourd'hui ce qui se passait en moi : mon cerveau était inondé d’endorphines, cette morphine interne que la vie a imaginée pour rendre moins dure la condition animale et qui annihile les sensations douloureuses. Et tout mon corps bénéficiait de la fabrication accélérée de ces molécules fabuleuses par mes neurones émerveillés
Mes neurones ne secrétaient pas que des endorphines. Ils libéraient aussi une hormone au nom par hasard évocateur : "la Dopamine", que l’on a appelée l’hormone du plaisir !
Les étudiants en médecins attrapent souvent la migraine lorsqu'ils apprennent les subtils mécanismes d'action de cette hormone qui, comme dans un jeu de billard, en inhibant des neurones inhibiteurs va chatouiller et stimule le cerveau émotionnel appelé système limbique. Ce système est le siège du système de récompense grâce (?) auquel l’animal ( l’humain autant que les autres) éprouve du plaisir. Et également le vif désir de recommencer à en avoir, ce qui n’a pas toujours des effets très bénéfiques pour lui et peut le faire tomber dans la dépendance …
Mais personne alors n’avait la moindre idée de l’existence de ces molécules, pas même les plus brillants des biologistes ! Surtout pas notre vieux professeur de sciences naturelles naïf et retord, Bordes qui frappait ses phrases à l’emporte pièce : l’homme ? Un tube !
Mais que font les crayons et quel est ce large ?
La Goulette est un port dont la réputation grandit tous les jours avec la mondialisation et dont le visiteur amoureux des musées d’Andalousie découvre avec surprise le nom sur les cartes datant de Charles Quint. Les très gros bateaux, comme la "Ville d’Oran" et la "Ville d’Alger" devaient s’y arrêter. Mais les paquebots de plus faible tonnage: le Lamoricière, le Jules Grevy, le Guédon, et bien d’autres, achevaient, grâce à un canal régulièrement dragué, leur traversée dans le port de Tunis. Le tirant d’eau des grands paquebots exigeait donc une profondeur minimale de la mer et le parcours qu’ils devaient impérativement emprunter dans la majestueuse rade de la Goulette était indiqué devant les plages de Kheredine et de la Goulette par une double file de balises rouges et vertes en forme de crayons que l’on voyait danser au loin par gros temps.
Un jour, avec mon cousin Robert, nous avions environ 14 ans, l’idée farfelue de nager jusqu’à l’un de ces crayons rouges nous est « montée » à la tête (selon la formule consacrée :talhet na !). "C’est vrai qu’il est très loin, mais nous nageons tellement tous les jours. Nous n’avons rien à faire aujourd'hui et la mer est très belle, on essaye ? "
Départ tranquille. Après un bon quart d’heure de brasses régulières, le crayon paraissait aussi loin que lorsque nous le voyions de la plage. Nous savions qu’il n’était pas tout proche, mais nous étions surpris et même contrariés. Je commençais à éprouver une appréhension que je m’efforçais de dissimuler. Après tout chaque année on apprenait qu’il y avait eu un noyé sur la côte. Bien sur beaucoup moins souvent à la Goulette qu’à la Marsa où les trous d’eau aspiraient des nageurs imprudents, mais on ne savait jamais ! Pourtant je n’en parlais pas et nous persévérions en nageant régulièrement et en nous efforçant d’économiser notre souffle. Petit à petit nous sentions bien que nous nous rapprochions, mais nous avons été frappés tous les deux de nous trouver presque brutalement devant un crayon rouge géant. Bien plus immense que nous l’avions imaginé !
Comme par miracle, en effet, le crayon se balançait maintenant doucement devant nous, imposant, monté sur 4 madriers massifs, vissés en équerre les uns sur les autres et fixé par une chaîne aux énormes anneaux qui disparaissait, tremblottante, dans les profondeurs de l’eau. D’un même geste nous nous y sommes agrippés pour souffler.
Je ne me souviens ni d’un état d’épuisement, ni d’essoufflement et pas davantage de ce que nous avons pu nous dire, sinon notre surprise de la rapidité avec laquelle nous avions atteint notre but. Mais nous étions là à rire comme des idiots. Pour montrer, je crois, qu’il en aurait fallu plus que cela pour que nous ayons le sentiment d’avoir réussi un véritable exploit. Il fallait bien faire penser à l’autre que ce n’était vraiment pas grand-chose que d’être arrivés jusque là.
Un quart d’heure plus tard nous avons commencé à penser à retourner sur terre, mais l’idée d’avoir à parcourir cette distance que maintenant nous connaissions bien, retenait nos bras. Et puis, il valait mieux d’abord retrouver toutes nos forces. Nous balancions entre partir ou continuer à admirer (ou faire semblant de le faire) le crayon à pointe jaune et à examiner les gros boulons qui fixaient les puissants madriers et la façon dont le crayon était fiché dans deux planches en croix. C’est l’aspect « mastoc » de l’ensemble, le gigantisme des éléments qui soutenaient le crayon qui m’avaient frappé ; je me les rappelle encore. Enfin, nous sommes repartis et à notre grand étonnement, nous n’avons eu aucune peine à retrouver la plage.
Notre fierté n’avait sans doute eu pour égale, pour moi qu’un14 en dissertation française pour un pastiche de madame de Sévigné écrivant une lettre à sa fille à Grignan alors que ma moyenne dépassait rarement dix et pour Robert qui aimait les sciences, la meilleure note de sa classe en chimie. Nous n'avions rien moins que le sentiment puissant d’avoir vaincu la Méditerranée, cette même mer qu’Ulysse avait parcourue par tous les temps comme nos professeurs nous le racontaient de façon si passionnante… et cela à quelques milles de Carthage. Comment ne pas se sentir grisés!
Nous étions très fiers, mais nous n’avons pas tardé à déchanter. Après avoir traversé l'avenue de Carthage précisément, et être passé dans le couloir qui longe notre immeuble, je monte les escaliers, et butte sur le visage grondeur de ma tante Alice, elle qui sourit toujours. Puis, derrière elle, maman en larmes.
Où étais-tu ? On t’a cherché partout. Personne n’a pu nous dire où tu étais allé ! Pourquoi ne nous as-tu rien dit? Aucun de tes cousins ne savait rien. Ton vélo était à sa place ! Nous étions morts d’inquiétude ! Tu as pensé à nous ? Tu as pensé à notre angoisse ? Tu connais pourtant ton père ; tu sais qu’en une minute il imagine le pire.
- Mais comment voulais tu que je pense même que vous vous demanderiez où j’étais. Ce n’est pas la première fois que je me promène. Même simplement pour aller à la bibliothèque. Bon nous avons nagé jusqu’au crayon avec Robert !
Incrédulité !
- Jusqu’au crayon, au fond là bas ?
- Oui, mais maman je te jure que çà ne nous a pas du tout fatigués !
Se fatiguer pour l’enfant chéri resté longtemps unique après la mort d’une petite sœur de 6 mois, c’était la pire des choses, celle qu’il n’était pas question d’accepter!
-Mais quoi, lui a des saignements de nez qui ne s’arrêtent pas pendant deux jours, et toi avec tes crampes de mollet qui me réveillent toutes les nuits depuis deux semaines … Vous n’avez pas pensé à tout ça, vous auriez pu mourir sans que personne ne puisse vous porter secours !
- Tu vois bien que je me porte très bien !
La peur rétrospective n’est pas moins violente que celle que l’on est en train de vivre, mais elle est tout de même moins dure à supporter. Et si ma mère l’éprouvait si fortement, je n’ai pas l’impression qu’elle m’ait alors contaminée.
Toute la journée s’est passée en supporter la litanie variée et toujours la même des phrases sur notre inconséquence. Mais une petite part de fierté maternelle avait grignoté les terreurs du matin.
En repensant à cette liberté de nos mouvements de crawl que nous cherchions la plus « coulée » possible et en me retournant sur ce passé tout proche quoique si lointain, je m’interroge… et cherche à donner du « sens » à cette virée méditerranéenne. Eht tout en sachant à quel point il est faux et invraisemblable, je me demande ; « était-ce la prémonition de notre départ obligé ? »
Le crayon qui indique la voie aux paquebots partant pour la France était-il le symbole du premier voyage que nous ferions à 20 ans pour découvrir ce pays, notre pays ? Annonçait-il que ce changement nous apporterait une liberté que jamais nous n’aurions pu trouver dans l'étroite Tunisie dont nous perdrions le soleil et la mer pour une grisaille de tant de jours ? Mais perte compensée par la rencontre des idéaux républicains et des grandes idées dont on nous avait bercés dans notre bienheureux lycée Carnot et que nous allions vivre en prise directe dans l’agitation du quartier latin. Non bien sûr!
Mais comme les voies du Seigneur sont impénétrables, je ne peux m’empêcher d’y croire un peu !
Le bouillonnement, l’audace de l’adolescence et aujourd’hui la proche vieillesse ! Chaque fois que je prends un bain, un bain banal dans une baignoire ordinaire, je pense à ce héros de la résistance devenu médecin, à cet homme intelligent, perspicace, avenant qui n’a pas pu sortir de la baignoire même aidé par sa femme, parce que les forces avaient quitté ses muscles, au point qu'il avait été obligé (il avait la chance d’être alors dans un hôtel) de se faire aider par un des garçons d'étage pour regagner épuisé son lit !
Sic transit gloria mundi encore une fois ! Mais demeure la joie du crayon vaincu !
Le petit noyé
Cette crainte d’une possible noyade qui avait flotté dans mon esprit n’était pas insensée.
Elle s’est révélée justifiée quelques semaines plus tard quand je me suis trouvé un matin vers 11 heures, devant un petit corps ballotté doucement dans la mer, la tête plongée dans l'eau, tout près du rivage sur la plage de la Goulette. Stupéfait et un peu terrorisé, je l'ai retourné et j’ai vu un visage blanchâtre, couvert, véracité oblige, de morve et de bave suintant du nez et de la bouche. Manifestement il ne respirait plus.
Je me suis immédiatement dit que je devais au plus vite faire de la respiration artificielle, cette technique que mes chefs scouts avaient eu à cœur, à tour de rôle, tant ils étaient sûrs de son utilité, de nous inculquer alors que nous pensions que jamais nous n’aurions l’occasion de la mettre en œuvre; mais nous avions tant d’admiration pour eux que jamais aucun d'entre nous ne leur avait montré ses doutes. J'ai tiré l’enfant mouillé, flasque et froid sur la plage, la tête du côté de la mer et ainsi plus basse que son corps et je l'ai roulé sur le ventre. Je me suis assis sur ses reins et j'ai commencé, une main de chaque côté, à appuyer en cadence sur ses dernières côtes.
Je voyais et j’entendais que mes mouvements avaient leur efficacité et que l’air entrait et sortait régulièrement de sa poitrine et cela m'incitait à les poursuivre alors que je n'avais pas la moindre idée de ce qui allait se passer. Subitement, le petit garçon a eu un hoquet et lors d’un de mes mouvements de pression, un jet d’eau de mer est sorti bruyamment de sa bouche et par son nez. Je ne savais pas comment interpréter ce mouvement, mais je continuais les miens et, petit miracle qui m’émeut encore aujourd’hui, un mouvement spontané de respiration est venu précéder mon appui sur son thorax.
J’ai interrompu mes pressions, mais pas longtemps voyant avec chagrin que cette inspiration n’était pas suivie d’autres… Mais quelques secondes plus tard la respiration repartait et cette fois « pour de vrai ». Inutile de dire la joie que j’éprouvais !
Pendant ce temps, une foule de curieux s’était attroupée et quelqu’un était allé chercher le docteur Hayat, notre médecin de famille dont le cabinet était proche de notre immeuble. Alors que l’enfant bougeait et écarquillait les yeux et que je pensais qu’il n’y avait plus rien à faire qu’à le surveiller, voilà le Docteur Hayat qui me donne des conseils (dont je ne me rappelle pas du tout aujourd’hui, mais je me souviens que leur pertinence me paraissait bien douteuse) tout à fait inutiles.
Mais ce n’était encore rien pour ma fierté naissante ! Un agent de police arrive. Il m'interroge, je commence à lui répondre, mais il voit le docteur et se tourne vers lui.
- Ah, vous êtes ici docteur ? Vous savez ce qui s’est passé ?
- Bien sûr, c’est moi qui l’ai sauvé !
Cette phrase, je l'entends encore, comme je me souviens de ses lunettes aux très petits verres ovales et du peignoir de bain blanc dont il était alors vêtu.
Comment un médecin que notre famille vénérait, qui avait fait des travaux scientifiques dont mes parents parlaient avec admiration comme d'ailleurs nos amis de Tunis, avait-il l’audace de mentir si effrontément puisqu’il était arrivé après la bataille ! Je n’arrivais pas à y croire !
Et pourtant, c’est une leçon que je n’ai pas oubliée. Je me savais affreusement vaniteux, mais j’ai compris que bien d’autres humains ne sont pas en reste. Et j’ai glané au cours de mon existence bien d’autres preuves parfois difficilement imaginables, de ce travers (après tout un tout petit travers à côté de tant d’autres bien plus graves) qui affectent les hommes et –peut-être un peu moins- les femmes !
Je n’ai jamais su dans quelles circonstances ce garçon s’était noyé. S’il était loin ou près du rivage quand il a perdu connaissance. S’il avait des parents et s’ils avaient ou non témoigné leur reconnaissance au docteur Hayat ! Mais ce mouvement respiratoire qui annonçait son retour à la vie, c’est presque comme si je le sentais encore sous cette main qui tient le stylo avec lequel je fais revivre cet épisode.
L'histoire a encore un retournement. En cherchant parmi de vieux papiers personnels et de famille, j'ai trouvé un télégramme signé du Dr Hayat qui était le premier à me féliciter d'avoir réussi au concours de l'internat ! Etait-il encore possible de lui en vouloir?
Chicheportiche, la rime, le drame, la comedie
La plage de la Goulette casino, nous venons de la voir sous le soleil, tout le monde la connaît et s’en souvient avec le sourire à l’âme.
Elle a tellement marqué les esprits qu’une proportion étonnante des personnes qui ont foulé son sable beige et brûlant ont eu envie de décrire la vie agitée et tapageuse des acteurs qui jouaient tous les jours sur ce théâtre.
J’ai pour ma part, un souvenir très personnel qui prend selon les moments où j’y pense, se colore d’émotions très changeantes.
C’était un de ces bels après-midi de juillet, la sieste achevée, le ciel sans nuage, les vendeurs ambulants nombreux qui traversent la plage en tous sens en vantant leurs produits et des petits groupes de jeunes bavards, souriants, qui parlent du film vu la veille dans le cinéma en plein air, des 3 kilomètres qu’ils ont parcourus à la nage en battant tous leurs concurrents du poisson complet plus fabuleux que jamais de chez Bichi où en plus ils étaient invités. Bref de multiples sujets aussi essentiels intéressant l’humanité entière. Arrive un beau jeune homme brun accueilli par des cris de joie : Chiche Portiche, Chiche Portiche, salut ! Puis en français, en arabe en hébreu et bien sur avec les mains : comment vas-tu ? quelles nouvelles ? quel bon vent t’amène ?
Et tout le monde de rire, sourire, s’épanouir. Et Chiche Portiche décontracté qui joue au grand seigneur.
Dans mon coin, tout seul, je me rappelle l’histoire passionnante de Croc Blanc et de ses prouesses racontées par Jack London. Un livre de la collection verte que j’ai pris l’avant-veille à la bibliothèque de Goulette Vieille et que j’ai déjà terminé tant j’ai été emporté par le souffle de ce récit lointain.
Je jouis de cet « air » marin incomparable dont la douceur a justement fait la réputation de la Goulette. Je cherche dans le ciel bleu africain les minuscules nuages que pousse très lentement un vent du sud à la limite de l’épuisement tandis que le rythme calme et apaisant des vaguelettes qui "viennent mourir inlassablement sur la plage" me caresse l’oreille. Ces sons répétitifs se doublent du doux crépitement du sable à grains moyens si caractéristique de notre plage (et si différent du sable blanc et fin de Sousse) que je laisse glisser entre mes 5 doigts et qui s’amasse en un petit tas conique balayé chaque fois pour en reprendre une poignée nouvelle.
Je me demande qui est ce Chicheportiche, que je n’ai jamais vu jusqu’ici et qui semble si célèbre, rit si fort, a l’air si heureux et qui porte un nom bizarre et aussi riche, un nom dont les deux parties riment si parfaitement…
Fortiche, Portiche c’est sûr qu’il l’est ! En plus, il a la chance d’être supercostaud comme le montrent sous sa chemise à manches courtes, de superbes biceps dont avec mes cousins, nous rêvions depuis notre entrée dans l’adolescence. Mais qui manifestement, chez nous n’auraient jamais les formes oblongues aussi séduisantes que ceux de Chiche Portiche.
Inutile, à propos, de dire qu’il portait le plus beau hâle qu’un jeune africain peut exhiber en juillet à la Goulette.
Pendant ce temps, Chicheportiche ou Chiche Portiche fait son chemin dans ma tête.
Est-ce de la chance d’avoir un nom pareil qui sonne fort ou un handicap parce qu’il prête "quelque part" à rire?
Est-ce qu’il est sympa d’avoir un nom qui rime, qui avec son chiche fait à la fois pauvre et défi et avec portiche fait potiche ou postiche… Qui incite aux interrogations et ne peut pas laisser indifférent même le plus flegmatique de ceux qui entendront ce nom!
Pendant ce temps, le Chicheportiche rit avec tout le monde. Les uns sont assis sur le sable, les autres à genoux, d’autres sur un seul genou et une main sur l’épaule du voisin. On imagine sans difficultés la magnifique photo de groupe que l’on retrouvera dans les bibliothèques de tous les participants l’année suivante ou… quarante ans plus tard. Tous manifestement joyeux en pleine harmonie, du moins en apparence : l’image typique d’un bonheur goulettois !
Et dans mon cerveau naît, par je ne sais quel mouvement de quelques électrons libres à l’intérieur d’un neurone l’idée de dire tout haut le chicheportiche qui circule d’un petit groupe de cellules nerveuses à un autre et qui écarte radicalement Croc Blanc de mon cerveau.- Ferme-la s’il te plait, Jean. Ferme-la tu ne sais pas ce qui risque de se passer si tu dis Chicheportiche.
Mais il a l’air si joyeux, de si bonne humeur, çà va lui faire plaisir que quelqu’un qui n’est pas de sa bande montre qu’il s’intéresse aussi à lui.
De toute façon, chiche, je vais le dire.
Inutile d’allonger la description de mes méditations qui prennent de la vitesse…et voila que j’entends sortir de ma bouche les deux mots structurellement liés, Chiche portiche, prononcés de façon suffisamment forte pour que malgré la conversation animée, le sujet interpellé ne puisse pas ne pas l’entendre.
- CHICHE PORTICHE
Le jeune homme se retourne, regarde le moucheron qui l’a interpellé, fronce les sourcils (je les vois encore parfaitement, mes yeux avaient alors une vision de 16 dixièmes qui étonnaient le père ophtalmo d’un de mes amis et dont mes amis ophtalmologistes disent aujourd'hui qu’elle n’est pas possible et qu’elle sort elle aussi de mon imagination ) et manifestement il s’interroge : Comment prendre cet appel ?
Mon sort se joue sur cette balance des sentiments de surprise et de ceux de colère commençant à naître mais encore teintée d’hésitation : "je ne vais pas m’abaisser à répondre à un pareil morveux" (c’est évidemment la réflexion a posteriori que je me fais de l’activité mentale de l’athlète).Et puis c’est le terrible déclenchement : Mais qu’est ce que tu me veux crétin ? Est-ce que tu me connais ? Tu es cinglé ou quoi, tu veux que je te casse la figure.
Déjà ses amis s’interposent. L’un d’entre eux met sa main sur son bras pour le freiner.Et moi, qui suis tout le contraire d’un héros, je me demande à la fois ce qui m’a pris et comment je vais sortir de cet épisode si je m’en sors vivant.
Les cris succèdent aux injonctions : fous le camp avant que je te casse la gueule. Attends un peu, je viens quand même, çà ne se passera pas comme çà !
Par un hasard plus qu’heureux mon cousin André arrive sur la plage. Je ne sais pas comment il fait mais il est le copain de tout le monde. Il s’approche de moi.
- Qu’est ce qui se passe ?
- J’ai crié, comme ça Chicheportiche. Il n’a pas du tout supporté et çà barde.
J’avoue ne pas avoir eu de miroir alors pour voir mon faciès, mais je peux dire avec une prétention littéraire que je ne dissimule pas : Horresco referens.
- Attends !
Et il va vers le groupe, commence à me traiter de dernier des illuminés, le plus farfelus de ses cousins qui souvent se fait remarquer en famille par des réflexions invraisemblables, est connu pour ses sorties inattendues, et qui enfin s’escrime à écrire des vers pour le plaisir de rimer.
Et progressivement je vois, pendant que mon cœur dont je prends alors conscience qu’il battait très fort, le visage de Chicheportiche s’apaiser.
- Ah, c’est comme çà qu’il est. C’est un vrai maboul ! et avec le geste de tourner un doigt sur sa tempe droite. Dis lui de déguerpir je ne veux plus le voir !
Je n’en demande pas plus
Je file à l’anglaise et je recommence à penser à Croc Blanc
Les réactions que peut avoir un homme à l’énoncé de son nom sont imprévisibles. D’habitude, hommes ou femmes sont contents. Mais il est vrai que dans ce cas j’aurai pu penser plus fort que je ne l’avais fait que Chicheportiche pourrait le prendre très mal. En vérité j’avais fortement évoqué cette hypothèse mais cela ne m’avait pas arrêté.
Bien sur mon cousin, le soir, une fois rentrés à la maison, m’a sermonné et demandé pourquoi j’avais crié ce nom. Il a pris lui un air sage d’adulte qui ne risquerait jamais de faire de pareilles bêtises et m’a prié de ne pas recommencer parce que cette fin heureuse n’était pas obligatoire. Je sais que je n’ai pas pu lui répondre parce qu’en vérité, les sentiments qui m’avaient poussé à émettre ces deux sons m’étaient inexplicables. Le plus probable était une forme de désir d’être moi aussi "dans le coup", de participer à cette joie collective du petit groupe au lieu de rester dans mon coin et bien sur, en même temps, de dire ces deux mots mystérieux, ce petit poème à eux tout seuls. Comment expliquer ce impressions fugitives ?
Mais une autre question se pose. Pourquoi d’entendre son nom a-t-il transformé si rapidement l’humeur de Chiche Portiche ? Avait-il perçu dans le ton de ma voix une nuance de moquerie qui n’était peut-être pas absente après tout. Avait-il auparavant été vexé par une autre personne qui avait justement mis l’accent sur le caractère un peu étrange de ce nom qui pouvait prêter à rire. Il est certain que les piqûres de rappel font plus d’effet que le premier vaccin. Ou enfin avait-il tenu à montrer à ses amis qu’il était le héros inattaquable qu’ils connaissaient. Je ne le saurais jamais évidemment. Sauf s’il avait une mémoire au dessus de la moyenne et/ou que précisément il avait été quelquefois chagriné par des réflexions sur son nom et… que le hasard faisait tomber ces lignes sous ses yeux.
Dois-je en fin de compte le remercier ? Est-ce grâce à CHICHEPORTICHE que j’ai appris à me taire dans certaines occasions dangereuses ? Sans doute un peu, mais sûrement pas assez souvent, et cette fois c’est probablement la faute de mes gênes. Mais c’est aussi le fait de mon père qui ne m’a jamais appris à ne pas parler parce qu’il aimait tant, et le faisait si bien, raconter des histoires.C’est donc cette fois la faute de ses gênes. Mais son propre père avait aussi une propension très spéciale à parler et même à crier comme la moitié des vieux de Tunis-Goulette le savait car tous connaissaient Gagou qu’ils aimaient bien malgré ses emportements homériques.
C’était peut être aussi le fait des gênes que lui avait transmis son père Youssef !
Chez nous, on aime beaucoup remonter à Adam !
La mere juive tunisienne
Le souvenir du petit noyé lié à mes activités scoutes avait eu une fin heureuse bien différente d'une histoire incroyable qui a duré environ 40 ans et s’est terminée de la façon la plus inattendue.
J’ai reçu au soir d’un beau dimanche, un coup de téléphone d’un ami de ma troupe ou pour mieux dire un coup de massue : « tu sais ce qui s’est passé au Belvédère aujourd’hui, à la Mida, c’est une histoire épouvantable, incompréhensible. Je ne sais que çà mais c’est absolument sur, X est mort la tête écrasée par une colonne qui est tombée pendant la sortie de sa patrouille. Je ne peux pas t’en dire plus, c’est tout ce que je sais !
« A la Mida, mais nous y sommes allés cent fois depuis que je suis bébé, je ne vois pas quelle colonne pouvait tomber !»
Oui, c’est ce que je me suis dit aussi, mais il y en avait malheureusement une, et il est mort !
Je connaissais bien ce garçon timide et toujours gentil ; ce n’était pas un ami intime, mais j’étais content de le rencontrer chaque fois que le hasard nous réunissait. Et je pensais aussi au malheureux chef de la troupe qui allait devoir rendre des comptes mais qui surtout devait être désespéré de ce coup du sort dans lequel il n’avait probablement tenu aucun rôle.
Et d’effroyables souvenirs me remontaient à la mémoire. Celle de cette explosion d’une mine allemande qui, quelques années auparavant, avait tué 5 garçons tous très proches de moi, cousins et amis, -l’un d’entre eux était mon meilleur ami- tous aussi prudents et raisonnables les uns que les autres.
Ce samedi 1er Juillet 1946 la presse et la radio s’étaient focalisées sur la prochaine explosion nucléaire qui devait avoir lieu sur l’atoll de Bikini dont le nom alors n’évoquait rien pour personne et surtout pas de silhouettes féminines peu vêtues. Et j’avais lu sur le Petit Matin que l’explosion sous marine de Bikini était une preuve de plus de la folie des militaires et des savants car il n’était pas du tout impossible qu’elle puisse déclencher une réaction en chaîne dans l'eau de mer, capable de faire sauter la terre entière.
Je me suis difficilement endormi en me disant que par chance, la réaction en chaîne pourrait s’enclencher. Nous ne serions pas malheureux longtemps et la mort de cet ami lointain ne serait en avance que de quelques heures sur la catastrophe mondiale. Mais je me suis réveillé au matin. Le journal s’était trompé.
L’incroyable coïncidence
J’ai rencontré dans ma vie de médecin, une femme qui réagissait à tout ce que les docteurs -et moi-même- lui prescrivait comme je n’avais jamais vu personne réagir, qui craignait tout, ne trouvait jamais la paix, avait peur de ce qu’elle mangeait au restaurant, de ce qui se passait sur le trottoir en face d’elle, qui d’après mes souvenirs n’avait jamais eu d’enfant et qui, ce que je ne parvenais pas à comprendre, avait accumulé un nombre d’interventions chirurgicales inutiles ou à tout le moins non indispensables, absolument faramineux.
Et un jour en 198. à la suite d’une phrase bien banale que j’avais prononcée, Madame X m’a dit sur un ton dont le sérieux m'avait d'emblée frappé :
- Vous étiez scout dans votre jeunesse, vous étiez chez les EIF, mon frère y était aussi. Et je suis responsable de sa mort. Vous vous rappelez qu’une colonne est tombée sur la tête d’un éclaireur, dans le jardin du Belvédère. C’était mon frère.
- Je m’en souviens comme si c’était hier !
- Ma mère était la femme la plus peureuse du monde. Nous étions deux, mon frère était plus jeune que moi. Maman nous couvait, surtout son fils, comme vous ne pouvez pas imaginer même si vous savez ce qu’est une mère juive. Un jour elle avait compris que son fils ne pourrait pas devenir un homme s'il restait toujours à l'abris dans cette prison dans laquelle elle l’enfermait et elle l’avait inscrit comme ses amis dans votre mouvement scout. Tous les dimanches, elle le laissait partir en sortie le cœur serré, la mort dans l’âme. Et parfois, elle n’y arrivait pas et à la dernière minute elle lui demandait de rester à la maison à côté d’elle.
Un samedi soir, veille de sortie, maman a décidé que le lendemain mon frère ne sortirait pas de la maison.
Alors j’ai explosé et je lui ai dit tout ce que j’avais sur le coeur. Je n’ai pas cessé de crier. Je lui ai dit quelle nous empêchait de vivre que ça n'était plus possible.
Elle m’a dit : j’ai un mauvais pressentiment, j’ai peur de cette sortie, ce n’est pas comme d’habitude ; je ne veux pas qu’il y aille.
- Tu ne veux pas, qu’est-ce que çà veut dire, tu ne veux pas ? Tu n’as jamais voulu. Ce que tu veux c’est qu’il soit collé contre sa mère! Tu as peur de tout, tu n’as que de mauvais pressentiments. Une mère comme toi, c’est la mort lente.
Mon père était atterré, moi je ne pouvais plus m’arrêter de crier. Vous le savez, mon frère est mort. Et c’est moi qui l’ait tué !
Quelle incroyable coïncidence me faisait revivre un épisode marquant de mon adolescence sous des couleurs certes différentes mais aussi sombres (de la même façon que j’ai un jour rencontré à l'hôpital une maman dont le bébé avait succombé plusieurs années auparavant après une vaccination avec le fond d’un flacon de doses multiples, de ce fait trop enrichi en aluminium et dont l’histoire, racontée en première page de France Soir m’avait impressionné par son caractère tragique : tué pour être protégé d'une possible maladie ! Heureusement elle avait eu ensuite d'autres grossesses).
Le caractère de ma patiente, ses phobies, sa conduite vis-à-vis des chirurgiens qui me paraissaient incompréhensibles, tout s’éclairait. Sa terrible culpabilité sur fond d’une angoisse probablement portée par ses gènes, dépassait de loin celle de lady Macbeth, même si elle n’avait en réalité aucune responsabilité et que seule la malchance avait accablé sa famille. Et elle sentait qu’elle n’avait malgré cela aucune chance d’y échapper jusqu’à la fin de ses jours !
Je percevais l'inanité de tous les efforts que j'avais faits pour la dissuader de subir de nouvelles interventions ou lui conseiller de prendre la vie avec un peu plus de philosophie et un peu moins d'inquiétudes. J'apprenais une fois de plus que l'histoire de l'humain malade est bien plus chargée de significations que l'ensemble des troubles dont il se plaint quand la maladie est chronique. Et également que cette histoire n'est pas volontiers livrée au médecin même quand il pense avoir montré qu'il était prêt à tout entendre !
J'apprenais une fois de plus que, quand sa maladie est chronique, l'histoire du malade est bien plus chargée de significations que la description de ses troubles même quand celle-ci est répétitive et apparaît inutilement détaillée. Et également que ce type d'histoire n'est pas volontiers livré au médecin alors qu il pense, lui, avoir montré qu'il était prêt à donner tout son temps pour l'entendre !
Seul un autre hasard, tout aussi improbable, aurait pu lui permettre de rencontrer un psychologue exceptionnellement doué, capable de faire admettre à son cerveau émotionnel - sans quoi cela n'aurait servi à rien- qu'une série de coïncidences affreusement malheureuses et les lois inamovibles de la nature, avaient abouti à son drame et qu’elle n’était donc pour rien dans la mort de son frère. Ce que, personne n'avait su faire et malheureusement encore, que même placé dans une position très particulière, je n’avais pas du tout été capable de faire!
Et c'est là un des aspects désespérant de la condition humaine et peut-être de la profession médicale !
La girouette
Il y avait deux façons d’être un BELAISCH :
- Habiter à la Goulette dans l’immeuble de "la tribu" pendant les 3 mois d’été d’une part et cela a été dit assez longuement et faire une cure au « jardin » les autres mois de l’année pour des raisons de santé d’autre part!
Mais le jardin, c’était aussi la briqueterie car la profession (et la fierté !) de la famille était d’être industriel.
Le « jardin », c’est ainsi que depuis notre enfance on entendait parler de la demeure lourdaude qui coiffait la colline surplombant la carrière d’argile à gauche et l’usine toute proche à droite . La vieille demeure était entourée d’arbres fruitiers : vénérables amandiers, mûriers, abricotiers, orangers bien sur. Ses allées naturelles étaient égayées par toutes les fleurs de la région méditerranéenne (sauf le jasmin !) et parfumées par une foule de plantes aromatiques, thym, romarin, basilic, bien banales mais qui font qu’on ne peut pas penser à la Tunisie sans évoquer l'odeur puissante et épanouissante, de ses fruits, de ses fleurs, en fait de toutes ses plantes ou presque! Nous ne nous étonnions donc pas de ce nom.
Pourquoi allait-on se refaire une santé au jardin ? A cause de l’air le plus pur de la région de Tunis que l’on pouvait y respirer malgré l’usine toute proche.
De cette usine sortaient tous les jours un nombre impressionnant de briques qui témoignaient de l’ingéniosité humaine, car l’argile dont elles étaient faites était extraite quotidiennement par des ouvriers de la région qui faisaient preuve d'une bonne humeur inaltérable du moins d'après les sourires qu'ils nous faisaient, d’une carrière à ciel ouvert éloignée d’à peine 5 à 600 mètres, Elle était la preuve molle -l'argile- et dure -la brique cuite- que nos grands parents avaient un pouvoir extraordinaire d'adaptation. Eux qui étaient nés à la Hara, un quartier de Tunis des plus défavorisés, dont l’instruction était limitée au minimum -et le plus vieux on l’a vu ne savait même pas le français, ni le lire-. Ils avaient su trouver le lieu approprié, chercher les machines là où elles étaient les plus performantes, et construire une usine alors que personne de leur famille n’avait pu leur donner le moindre conseil et sans l’aide d’un architecte, cela nous croyons pouvoir le jurer.
L’argile sortait de la carrière, elle était transportée dans des wagons au plus haut étage de l’usine, jetée dans un immense broyeur, pulvérisée, humectée, malaxée un niveau plus bas, prenait la forme d’un serpent marron qui poussé à travers des grilles prenait la forme des briques ( à 3 trous, à 6 trous, de moellons) après avoir été rythmiquement sectionné à une dimension strictement millimétrée.
Les briques étaient mises à sécher, puis cuites au four. Des fours très sombres dans lesquels nous entrions avec la double crainte de nous y brûler et de nous y perdre. Le combustible qui y brûlait à feu doux était fait de noyaux d'olives concassées. Les ouvriers qui déposaient avec dextérité les briques qu'une chaîne parcourant toute l'usine mettaient pratiquement dans leurs mains, étaient eux toujours torse nus, toujours dotés de muscles impressionnants et plus surprenant encore toujours jeunes. Ils paraissaient contents de nos visites et nous faisaient des sourires qui révélaient leur plaisir de pouvoir nous montrer leur ardeur au travail : "l'olive c'est la richesse de la Tunisie" nous disaient-ils : "On en fait de l'huile, on la mange salée ou bouillie et le noyau dur qui reste on le casse en morceau et on le brûle ici !"
Inutile de dire qu'il nous a fallu beaucoup d'efforts et d'attention pour comprendre ces phrases dites dans un superbe sabir et avec les mimiques que vous imaginez.
Les briques cuites , enfin stockées en attendant les commandes et d’être chargées sur des camions qui les déposeraient aux 4 coins de Tunis et de ses environs, attendaient sagement les unes sur les autre dans de grands espaces qui entouraient l'usine.
Ce cycle incessant exigeait une infrastructure efficace. Toutes les pièces de toutes les machines pouvaient être réparées et parfois même fabriquées sur place. Et nous ne nous lassions pas d’admirer la précision des ouvriers qui faisaient tourner les chaînes après nous être promenés très imprudemment sur les lourds chariots qui transportaient l’argile de la carrière à l’usine.
Quand en famille, ou à 2 ou 3 des enfants, nous entrions dans la briqueterie, ce qui nous impressionnait le plus était la forge et les millions d’étoiles qui jaillissaient lorsque la pièce à modifier était mise au contact de la meule. Mais c’était aussi les bruits multiples et indissociables que créaient en même temps que la meule, les axes des machines qui faisaient tourner de nombreuses roues et poulies grâce à des courroies de couleurs, largeurs et dimensions des plus variées.
L’âme de la briqueterie était un moteur Deutz, que le grand oncle Samuel avait été commander en Allemagne et qui perfections de la technique germanique et de l’entretien italien, n’a jamais connu une seule panne durant son existence de plus de 30 ans. Car si l’usine n’avait jamais connu d’arrêt (sauf pendant l’occupation allemande où elle a été respectée par les occupants peut être en raison de l’origine de son moteur) c’était grâce aux contre maîtres italiens, génies de la mécanique et dévoués comme personne à l’usine et à mon grand-père Moïse qui en était le patron incontesté, alors que ses deux frères étaient chargés de tout l’administratif !
De la façon la plus surprenante pour moi, j'ai eu un jour la preuve bien inespérée que ces ouvriers n'étaient pas malheureux sous les ordres de mon grand père. J'étais allé à Sfax avec un groupe de médecins de la Société française de Gynécologie pour un colloque franco-tunisien. Le préposé au contrôle des passeports de l'aéroport était particulièrement sévère, tatillon et arborait une mine rébarbative. Je me demandais ce qu'il allait me dire en voyant que j'étais né à Tunis. A ma stupéfaction j'ai vu son visage s'éclairer, "Belaisch, est-ce que vous êtes de la famille Belaisch et Gozlan? Mon père était ouvrier dans votre briqueterie. C'était le bon temps. Quel bonheur de vous voir! Soyez le bienvenu en Tunisie. Vous êtes ici chez vous". Le gynécologue qui me suivait était admiratif de l'accueil que j'avais reçu et auquel je m'attendais si peu. Merci Grand Père !
J’ai assisté, un jour avec mon cousin André, à un « spectacle » difficilement descriptible et qui a laissé une trace no pas imagée mais "video" dans ma mémoire. Je me souviens avant tout d’un homme grand et qui le paraissait encore davantage une fois monté sur un établi, et je crois encore le voir tendre les mains en l’air…. Brutalement, il se met à tournoyer en l’air les deux mains accrochées à un axe. A chaque tour, un de ses pieds venant cogner contre la carcasse renversée d’un chariot de métal qu’il devait réparer et à côté duquel nous l’avions vu avant qu’il se soit hissé sur l’établi. Chaque fois que le pied cognait, on entendait un bruit sourd qui me glaçait. Les tours ne cessaient pas et l’homme s’agrippait toujours à la grosse tige métallique de quelques 10 centimètres de diamètre. On imaginait avec terreur ce qui allait se passer s’il lâchait son axe et où il allait être projeté à travers l’usine.
Les cris fusaient de partout. Le plus jeune contremaître était parti comme une fusée vers le moteur mais les poulies et leurs courroies tournaient toujours. Elles se sont enfin ralenties et pendant quelques minutes l’ouvrier était toujours suspendu à l'axe mais ses mains 'étant plus suffisamment serrées, il ne tournait plus et pendait maintenant suspendu les pieds sur l’établi. L'axe s'est enfin arrêté, le contremaître italien et un autre ouvrier sont montés sur l’établi, l’un le soutenant, l’autre lui ouvrant les doigts. On l’a couché par terre. On pouvait voir son visage cireux et exténué. Un matelas a été apporté sur lequel on l’a étendu et il est parti dans un camion vers on ne savait quel hôpital.
La scène s’était passée si rapidement que personne ne s’était occupé de nous qui assistions médusés à ce spectacle dantesque.
Pendant des jours et des jours, nous avons demandé des nouvelles de ce pauvre homme.
Les réponses étaient évasives : « Il ne va pas trop mal, beaucoup moins mal qu’on ne pourrait le croire après tous les tours qu’il a faits. Quand on imagine ce que ses mains ont du supporter pendant que l’axe tournait et qu'il faisait tous ces tours; et ensuite quand il ne le serrait plus assez fort mais qu'il réussissait à se soutenir et à rester vertical.
- Mais qu’est-ce que vous savez vraiment ?
Nous étions presque certains qu’il était mort et que nous parents ne voulaient pas nous chagriner en nous disant la vérité.
Cette vision d’un homme tournant comme la pale d’une hélice, je ne pense pas que beaucoup d’humains aient pu l’avoir. Elle est impossible à oublier et récemment mon cousin m'a confirmé qu'il en était resté aussi marqué que moi.
Et… une fois encore, le hasard a frappé. Quelques 20 ans, plus tard, un homme habitant le 11ème arrondissement est venu à mon cabinet proche de son domicile.
Je ne me souviens malheureusement plus de son nom (que je n’aurais bien sûr pas divulgué) « C’est curieux, vous savez, je suis de Tunisie, et j’ai travaillé longtemps chez des Belaisch, dont le nom s’écrivait comme le vôtre, les Belaisch et Gozlan ».
- C’étaient mes parents.
- Je travaillais dans l'usine comme ouvrier spécialisé, je réparais tout ce qui était cassé !
- Vous vous serviez de la forge ?
- Je m’en servais presque tous les jours.
- Est-ce que vous ne vous souvenez pas des deux jeunes enfants de la famille qui venaient souvent voir comment l’usine fonctionnait. Et si vous étiez dans cette allée de droite où la forge se trouvait, est-ce que vous vous rappelez cet homme qui s’est accroché à un axe et qui a tournoyé en l’air pendant des minutes interminables.
- Pour m'en rappeler, je m’en rappelle. C’était moi !
- Alors vous vous en êtes si bien sorti ! Vous ne pouvez pas savoir le plaisir, que ça me fait. Pendant des mois nous avons pensé à vous en nous demandant ce qui vous était arrivé.
- Et oui, mais vous savez c’était écrit, Mektoub ! Quand j’étais petit, en classe, je ne cessais pas de bouger et je voulais toujours regarder ce qui se passait autour de moi à droite, à gauche et trop souvent en arrière. Le maître m’appelait " la girouette "! Et d’ailleurs, mon nom aussi fait penser à ce qui tourne ! Il a bien fallu 3 ans pour que je remarche presque normalement et que mon pied cassé en morceaux se refasse.
On n’échappe pas à son destin, ni moi qui avais tant cherché sans succès à savoir ce qu’était devenu cet homme tournant comme une éolienne et qui étais sur que je n'en saurais jamais rien; ni lui qui devait passer par l’épreuve de la roue avant d’accéder à une vie meilleure. Celle qu’il avait maintenant à Paris.
Et ma vie d’enfant du Maghreb a été ainsi tissée par des fils insoupçonnés à celle de l’adulte européen - le vrai parisien d'après quelques uns de mes amis, mais je suis sur qu'ils se trompent- que je suis devenu... Mais d’un adulte pas tout à fait comme ceux qui sont nés à Marseille, à Nice ou à Montpellier pourtant eux aussi amoureux de la même mer et brûlés par (presque) le même soleil.
La briqueterie a été détruite pendant les années 60 et la haute cheminée grâce à laquelle l’usine n’avait pas modifié la pureté de l’air de ce coin d’El Omrane, abattue selon les règles. Nous n’étions heureusement pas là pour assister à sa chute. Un charmant ensemble de petites maisons blanches est venue remplacer le site industriel.
Mais la maison du Jardin restait en place. Je l’avais vue grâce à de puissantes jumelles, très loin, tache blanche au sommet d'une colline, du 6ème étage de l’Hôtel Africa, où s’était tenu un congrès de gynécologie. Je m’étais alors précipité dans un taxi pour la retrouver. Ses lourdes portes étaient fermées, mais en escaladant la dizaine de marches qui y donnaient accès, j’ai pu voir, le ciel était très clair, tout Tunis étalé sous mes yeux et tout au fond l’étendue moirée du lac Sedjoumi. Jamais je n’avais remarqué tout au long de mon enfance à quel point le panorama du côté du sud pouvait être vaste vu de la maison.
Le vieux moulin à vent en contrebas était toujours là pour faire remonter l’eau d’un puits. Et les habitants du hangar voisin n’avaient pas changé, ils étaient aussi dépenaillés et accueillants que lorsqu'ils nous offraient, lorsque nous nous hasardions à leur rendre visite malgré leurs chiens hargneux qui nous tenaient parfois éveillés la nuit, leur succulent kobz tabouna cuit dans leur petit four circulaire ouvert vers le ciel, typique de la Tunisie.
Lors du congrès suivant en 80, nous étions cette fois logés à l’hôtel Hilton à vol d’oiseau à moins de 2 kilomètres du Jardin. J’ai demandé à un congressiste de m’y emmener. Nous avons fait des tours et des tours dans sa voiture, je ne reconnaissais rien de mon chemin habituel. J’étais tout penaud. Et je suis revenu à Paris persuadé que ma mémoire avait pris un coup fatal. Quand j’ai raconté mon aventure à un cousin, il m’a répondu « tu n’avais aucune chance de la trouver, la maison a été rasée. Le terrain est devenu un lieu de dépôt de matériel pour l’équivalent tunisien de l’électricité de France ! »
Ma mémoire s’est sentie plus légère mais mon cœur un peu plus lourd. Et pourtant même si nous étions restés en Tunisie, même encore sous un protectorat français, tout aurait changé de la même façon, comme dans toutes les banlieues des grandes villes de notre terre qui rapetisse sous la pression des fourmis humaines et de leurs promoteurs immobiliers.
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tu parles de la briquetterie de l' Ariana ??
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