mercredi 11 février 2009
L'EPOPEE TOUNSI-GRANA COMMENTAIRE
Commentaire de Lionel LEVY grand spécialiste de la question
Il faut pour comprendre cette histoire avec ses tiraillements, la situer dans les réalités d'autrefois que nous percevons mal. Rien n'est d'ailleurs tout blanc ni tout noir dans des rapports interethniques.
1-La règle du "jus soli". La règle, dans les communautés juives était celle du premier occupant. C'est la raison pour laquelle les nouveaux venus à Rome, par exemple, ont tous créé leurs communautés. Comme le rappelle le rab. El Haïk, les notables juifs tunisiens du XVIIe siècle n'entendaient pas partager le pouvoir. Ils ont refusé l'idée que les nouveaux venus livournais soient associés au pouvoir communautaire. Ceux-ci, semble-t-il, n'y tenaient pas, craignant d'être submergés par les premiers en place. De plus, à cette époque, ils étaient encore très peu nombreux et souvent simplement de passage. La plupart des marchands livournais cités au XVIIe siècle à Tunis avait des fonctions communautaires à Livourne même. Cela n'a pas semblé anormal, chez les Tunisiens, que leurs coreligionnaires nouveaux venus s'administrent eux-mêmes.
2- Bonne entente. Les rapports étaient bons entre rabbins. Le premier rabbin livournais Isaac Lumbroso a été formé par Abraham Taieb. Il fut le premier livournais agréé comme rabbin des deux communautés. Son disciple Cohen Tanugi publia ses oeuvres après sa mort. Les premiers livournais non encore circoncis après leur retour au judaïsme, venaient se faire circoncire à Tunis. D'où des liens de néophytes à missionnaires. Pour le reste, les différences culturelles étaient bien plus importantes alors qu'au XIXe siècle. Néanmoins des litiges d'ordre religieux ont existé. Les Tunisiens ont accueilli Sabatai Zevi (le "faux-messie"). Les Livournais de Tunisie l'ont rejeté. Il fut expulsé de Livourne dès son débarquement dans cette ville. En 1685, un jeune Livournais ayant harcelé sexuellement une femme de ménage de la synagogue fut dénoncé aux autorités et cruellement bâtonné, alors que l'usage était qu'on devait régler ces choses "entre nous". Une énorme amende fut mise à la charge des Livournais collectivement. Ils la payèrent en empruntant au Consul de France à 16%. Si les Tunisiens avaient estimé qu'il n'y avait qu'une communauté, ils auraient du contribuer au paiement, mais personne n'eut l'idée de le leur demander.
3-Dans toutes les villes ou existaient plusieurs communautés, chacune avait son cimetière, ou son carré, héritage médiéval de l'auto-administration. Le problème, explique Avrahami, naissait de l'énorme épidémie de choléra qui entraîna la réorganisation des services mortuaires. La communauté tunisienne avait revendiqué la propriété exclusive du terrain pourtant acquis en commun, d'où recours au Résident général (voilà un précédent!) qui fit droit à la réclamation livournaise. Celle-ci étant toujours contestée, les Grana firent édifier un mur. Nous sommes plus dans le Clochemerle que dans Shakespeare.
4- Mariages "mixtes". Ces mariages ont toujours existé entre membres de classes sociales voisines. A Livourne même, beaucoup de Juifs d'Afrique du Nord se mariaient et s'intégraient. Les Juifs dits "maghrébins", contrairement à ce qu'on a cru, étaient mieux acceptés que les ashkénazes. A Amsterdam le Juif portugais qui épousait un conjoint ashkénaze était frappé de herem! Tel n'était pas le cas pour les Juifs du Mahreb. Contrairement à ce qui a été dit, les Juifs de souche maghrébine étaient bien plus nombreux à Livourne que ceux qui venaient d'Europe Centrale. Ils formaient en 1809 14% de la population de la ville. La communauté de Livourne avait la maîtrise du peuplement juif. Elle pouvait accueillir ou refuser les Juifs qu'elle souhaitait et leur conférer la nationalité toscane. C'est ainsi que Bonaparte ne put expulser Coen Bacri, d'origine algérienne parce que les Massari juifs de Livourne lui avaient conféré cette nationalité toscane de sorte que l'annexion de la Toscane rendait les Coen Bacri français. Ainsi le devinrent des notables importants de la communauté de Livourne les Cohen Solal d'Alger, les Boujenah, les Salmon et les Bacri d'Alger, les Arbib de Tripoli, les Abudarham de Tétouan et Gibraltar.En rentrant à Tunis les Tunisiens intégrés à Livourne retournaient à leur communauté d'origine pour des raisons fiscales car celle-ci les réclamait.
5- France-Italie. Les conflits italo-français ne sont nés qu'au moment des ambitions coloniales. Avant 1860, date de la création de l'Italie, les Livournais avaient la nationalité toscane. Comme tels ils jouissaient de la protection française. Ils étaient souvent consuls. Le Dr Abraham Lumbroso dans une kettouba de l'époque était désigné comme représentant du royaume de France. Les Livournais d'Alep, de Salonique et d'Alexandrie étaient pour la plupart protégés français. Les grands notables juifs français, tels les Valensi, les Bonan étaient membres de la communauté portugaise. Les Cattan l'avaient été, mais, même quand ils rejoignirent la communauté tunisienne, ils étaient compris dans l'endogamie livournaise. La mère de Victor Cattan était une Moreno, soeur d'Ugo Moreno, notable italien. Sa femme était Allegra Boccara, son fils a épousé une Fiorentino. Ses soeurs ont épousé un Cardoso et un Calò. Toutes les dissensions passées sont excusables car elles ont leur source dans l'histoire. Ce qui serait inadmissible serait une dissension actuelle. Il serait extravagant d'en vouloir aux descendants des Livournais parce que leurs ancêtres se seraient comportés avec snobisme! Ils n'avaient fait que suivre les critères sociaux de l'époque. Dans les filles de Mardochée, l'auteure expose que ses aïeux Slama avaient été d'abord hostiles au mariage de leur fille avec un Smadja, parce que "ils sont très arriérés, très Tunisiens". Il est heureux que ce mariage ait tout de même eu lieu!D'autre part, tels ou tels comportements individuels d'hier ne doivent pas faire l'objet de jugements collectifs aujourd'hui.Enfin, nous vivons en France, et plus dans un Orient divisé en castes.Personne ne peut priver autrui de sa propre mémoire. Ce serait appauvrir notre commune mémoire collective. Lionel LEVY (8 /01 2009)
Il faut pour comprendre cette histoire avec ses tiraillements, la situer dans les réalités d'autrefois que nous percevons mal. Rien n'est d'ailleurs tout blanc ni tout noir dans des rapports interethniques.
1-La règle du "jus soli". La règle, dans les communautés juives était celle du premier occupant. C'est la raison pour laquelle les nouveaux venus à Rome, par exemple, ont tous créé leurs communautés. Comme le rappelle le rab. El Haïk, les notables juifs tunisiens du XVIIe siècle n'entendaient pas partager le pouvoir. Ils ont refusé l'idée que les nouveaux venus livournais soient associés au pouvoir communautaire. Ceux-ci, semble-t-il, n'y tenaient pas, craignant d'être submergés par les premiers en place. De plus, à cette époque, ils étaient encore très peu nombreux et souvent simplement de passage. La plupart des marchands livournais cités au XVIIe siècle à Tunis avait des fonctions communautaires à Livourne même. Cela n'a pas semblé anormal, chez les Tunisiens, que leurs coreligionnaires nouveaux venus s'administrent eux-mêmes.
2- Bonne entente. Les rapports étaient bons entre rabbins. Le premier rabbin livournais Isaac Lumbroso a été formé par Abraham Taieb. Il fut le premier livournais agréé comme rabbin des deux communautés. Son disciple Cohen Tanugi publia ses oeuvres après sa mort. Les premiers livournais non encore circoncis après leur retour au judaïsme, venaient se faire circoncire à Tunis. D'où des liens de néophytes à missionnaires. Pour le reste, les différences culturelles étaient bien plus importantes alors qu'au XIXe siècle. Néanmoins des litiges d'ordre religieux ont existé. Les Tunisiens ont accueilli Sabatai Zevi (le "faux-messie"). Les Livournais de Tunisie l'ont rejeté. Il fut expulsé de Livourne dès son débarquement dans cette ville. En 1685, un jeune Livournais ayant harcelé sexuellement une femme de ménage de la synagogue fut dénoncé aux autorités et cruellement bâtonné, alors que l'usage était qu'on devait régler ces choses "entre nous". Une énorme amende fut mise à la charge des Livournais collectivement. Ils la payèrent en empruntant au Consul de France à 16%. Si les Tunisiens avaient estimé qu'il n'y avait qu'une communauté, ils auraient du contribuer au paiement, mais personne n'eut l'idée de le leur demander.
3-Dans toutes les villes ou existaient plusieurs communautés, chacune avait son cimetière, ou son carré, héritage médiéval de l'auto-administration. Le problème, explique Avrahami, naissait de l'énorme épidémie de choléra qui entraîna la réorganisation des services mortuaires. La communauté tunisienne avait revendiqué la propriété exclusive du terrain pourtant acquis en commun, d'où recours au Résident général (voilà un précédent!) qui fit droit à la réclamation livournaise. Celle-ci étant toujours contestée, les Grana firent édifier un mur. Nous sommes plus dans le Clochemerle que dans Shakespeare.
4- Mariages "mixtes". Ces mariages ont toujours existé entre membres de classes sociales voisines. A Livourne même, beaucoup de Juifs d'Afrique du Nord se mariaient et s'intégraient. Les Juifs dits "maghrébins", contrairement à ce qu'on a cru, étaient mieux acceptés que les ashkénazes. A Amsterdam le Juif portugais qui épousait un conjoint ashkénaze était frappé de herem! Tel n'était pas le cas pour les Juifs du Mahreb. Contrairement à ce qui a été dit, les Juifs de souche maghrébine étaient bien plus nombreux à Livourne que ceux qui venaient d'Europe Centrale. Ils formaient en 1809 14% de la population de la ville. La communauté de Livourne avait la maîtrise du peuplement juif. Elle pouvait accueillir ou refuser les Juifs qu'elle souhaitait et leur conférer la nationalité toscane. C'est ainsi que Bonaparte ne put expulser Coen Bacri, d'origine algérienne parce que les Massari juifs de Livourne lui avaient conféré cette nationalité toscane de sorte que l'annexion de la Toscane rendait les Coen Bacri français. Ainsi le devinrent des notables importants de la communauté de Livourne les Cohen Solal d'Alger, les Boujenah, les Salmon et les Bacri d'Alger, les Arbib de Tripoli, les Abudarham de Tétouan et Gibraltar.En rentrant à Tunis les Tunisiens intégrés à Livourne retournaient à leur communauté d'origine pour des raisons fiscales car celle-ci les réclamait.
5- France-Italie. Les conflits italo-français ne sont nés qu'au moment des ambitions coloniales. Avant 1860, date de la création de l'Italie, les Livournais avaient la nationalité toscane. Comme tels ils jouissaient de la protection française. Ils étaient souvent consuls. Le Dr Abraham Lumbroso dans une kettouba de l'époque était désigné comme représentant du royaume de France. Les Livournais d'Alep, de Salonique et d'Alexandrie étaient pour la plupart protégés français. Les grands notables juifs français, tels les Valensi, les Bonan étaient membres de la communauté portugaise. Les Cattan l'avaient été, mais, même quand ils rejoignirent la communauté tunisienne, ils étaient compris dans l'endogamie livournaise. La mère de Victor Cattan était une Moreno, soeur d'Ugo Moreno, notable italien. Sa femme était Allegra Boccara, son fils a épousé une Fiorentino. Ses soeurs ont épousé un Cardoso et un Calò. Toutes les dissensions passées sont excusables car elles ont leur source dans l'histoire. Ce qui serait inadmissible serait une dissension actuelle. Il serait extravagant d'en vouloir aux descendants des Livournais parce que leurs ancêtres se seraient comportés avec snobisme! Ils n'avaient fait que suivre les critères sociaux de l'époque. Dans les filles de Mardochée, l'auteure expose que ses aïeux Slama avaient été d'abord hostiles au mariage de leur fille avec un Smadja, parce que "ils sont très arriérés, très Tunisiens". Il est heureux que ce mariage ait tout de même eu lieu!D'autre part, tels ou tels comportements individuels d'hier ne doivent pas faire l'objet de jugements collectifs aujourd'hui.Enfin, nous vivons en France, et plus dans un Orient divisé en castes.Personne ne peut priver autrui de sa propre mémoire. Ce serait appauvrir notre commune mémoire collective. Lionel LEVY (8 /01 2009)
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