La vie est une drôle d’histoire.
Tout ce temps, toute cette force à vouloir grandir pour s’apercevoir que les plus jolis moments étaient ceux de l’enfance…
Une foule de petits souvenirs me ramènent à Tunis.
J’ai choisi d’évoquer le souvenir de ce banc de Carthage, ce banc de céramique crée par mon oncle Nello Levy, peintre et céramiste au talent reconnu.
Sur la terrasse de notre maison de Carthage mon père avait décidé de faire construire par mon oncle un banc fait d’une multitude de carreaux faïence bleus et verts représentant des poissons tous différents donnant à l’ensemble l’apparence d’un bel aquarium sur lequel on pouvait s’assoir.
Je me souviens qu’il était à l’ombre d’un grand citronnier planté en contrebas dans le jardin voisin. Souvent nous étions tentés de cueillir ces citrons brillants et boursouflés, debout sur le banc, à bout de bras.
Parfois, les photos se superposent aux souvenirs… deviennent même souvenir. Ce n’est pas le cas de cette photo en noir et blanc où je suis avec ma sœur Anita. Cette photo ravive seulement ma mémoire et fait renaitre des sensations. Je me souviens parfaitement de la fraicheur de ce banc sous nos cuisses nues ou sur tout le corps lorsqu’écrasés par la chaleur d’été on s’y allongeait. Je me souviens aussi de l’éclat des couleurs et des nuances infinies de bleu, du caeruleum à l’outremer.
Se retrouver de nouveau là, par ce regard sur ce passé, est une joie mêlée d’une certaine tristesse, est- ce de la nostalgie ? Sans doute, bien que la nostalgie soit un sentiment un peu vain qu’il m’arrive de repousser. Mais se retourner en arrière a quelque chose de nécessaire. Comme l’arbre devenu trop grand et qui se sent fléchir, il peut y avoir ce besoin de s’enraciner un peu plus, ne serait-ce que par les souvenirs.
Mais, si je repense aussi à ce banc, c’est qu’il a représenté pour l’enfant que j’étais, une sorte de joyeuse immersion au cœur de la peinture. Mon oncle était céramiste mais peintre avant tout, ce banc était un tableau dans lequel j’aimais me baigner.
J’ai eu cette chance d’être né « dans » la peinture, entouré par les tableaux de mon grand père (Moses Levy) et ceux de mon oncle(Nello). Cet oncle qui, par son travail de céramiste prolongeait sa peinture dans les objets du quotidien ; assiettes, vases, cendriers, tables. Cette fois le support de son art fut ce banc. J’ai cette impression d’être né « dans » la peinture, et ce banc participe à ce sentiment, pourtant il me fallut bien des années pour devenir peintre à mon tour. Pour dire les choses plus exactement, c’est le savoir faire, le métier, qui m’ont longtemps manqué. Tout s’est déroulé dans le fond comme si j’avais toujours été peintre sans en avoir les moyens. Etre peintre n’est- ce pas juste avoir un regard oblique sur le monde pour chercher à entrevoir un peu ce qu’il y a derrière ?...
Récemment je me suis mis à peindre une séries de poissons (il s’agit plus précisément de grandes gravures au carborundum, technique particulière de l’estampe) Mes poissons sont très noirs, à la fois vivants et sans vie, comme déjà secs et décomposés. Comme toujours je fais les choses sans savoir, sans prévoir, sans comprendre tout à fait.
Mais mon travail m’interroge et je me retrouve souvent comme simple observateur face à mes tableaux. Mon travail, bien des fois, me renvoie à mes déchirures, à mes blessures ainsi mises en forme. Je ne cherche pas réellement à comprendre ce que je fais, mais ici l’évocation de ce « banc de poissons de Carthage » m’a naturellement renvoyé à ce travail récent. Ma vision est noire, si distante de celle de mon oncle colorée et lumineuse.
Mes poissons semblent avoir été tirés hors de l’eau, arrachés de leur milieu.
Sans doute cela aura été aussi mon histoire, lorsqu’à l’âge de neuf ans je fus arraché sans comprendre à mon pays de naissance, tout comme la quasi-totalité des juifs de Tunisie, mettant ainsi un terme à une si longue histoire.
Tout exil est un drame qui laisse un vide, un manque perpétuel…
Je suis retourné à Carthage. J’ai cherché ma maison. Comme dans certains rêves étranges il me fut impossible de la reconnaitre tout en ayant bien la certitude de me trouver dans ce lieu familier. Seuls les trois palmiers du jardin étaient encore là, un peu honteux. J’ai vite compris que pour gagner un étage, notre maison avait été détruite pour reconstruire un cube plus haut et sans charme. Plus de terrasse, plus de citronnier, …plus de banc.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire