Le Passé
Le passé n’est ni mort ni enterré.
En fait, il n’est même pas passé.
W. Faulkner
Le passé caché vois-tu
C’est de la vie qu’on tue
Les taches noires des sanguinaires bien affables
Sont mon vieux ineffaçables. Ineffaçables
La cruelle Lady Macbeth cent fois en vain
Avec effroi tenta de se laver les mains
Ses mains tâchées de sang royal…
Trame de cette tragédie géniale
De mon long passé il y eut des silences
Qui ne furent pas sans conséquences
Sur certaines tragiques amours lointaines
Que j’aurais envie d’effacer non sans peine
Pourquoi me suis-je donné tant de coups ?
Je plaide coupable je vous l’avoue
Malgré mes colères et mes révoltes
Malgré mes furieux coups de bottes
Je fus privé de liberté. De ma Liberté…
Comme Gulliver de pied en cap je fus ligoté…
De cette vie le seul vrai problème
Serait d’écrire un grand poème
Un poème comme de l’eau claire qui ruisselle
Entre les monts des questions universelles
Chantant de la vie les éclatantes merveilles
Que chacun à ses amis réciterait à l’oreille…
Et puis et puis cette vie le sais-tu ?
Ça tombe bien ! Je n’y crois plus !
Le passé chanté glorifié …Ce passé
Venez-y voir de plus près
Vous verrez que mes viscères ont saigné.
Dans cette difficile période de l’adolescence
Moment de transformation et de violence
Le chagrin Le chagrin Le chagrin
Fut mon pain quotidien Mon pain quotidien.
Dans ma Tunisie si aimable et si douce
Quand je n’avais que trois pieds six pouces
Survint un petit pogrom
S’il n’y eut pas mort d’homme
Il y eut tant de cris de haine
Dans une affolante mise en scène
Qu’il restera toujours une blessure
Et dans mon être une permanente fêlure…
Sais-tu ami ce que c’est d’être une cible
Pour tout enfant juif visible ?
Les souvenirs douloureux s’accumulent
Et à quoi bon parler de l’Inquisition ?
À quoi bon parler de l’Occupation
Et de tous ces camps de concentration ?
Connais-tu ma chère Astrid
La Plaza Mayor de Madrid
Rouge du sang impur qui y coula ?
Te souviens-tu des tableaux de Goya
De ceux de Vélasquez et de Diego de Rivera ?
Les nobles robes rouges et les chapeaux pointus
Des hérétiques qu’on torture et puis qu’on tue…
La violence fut de règle sous Vichy
Allié naturel des assassins Nazis
Et comme des criminels pourchassés
Des Facultés nous fûmes expulsés
Et nous portâmes l’infamante étoile jaune
Pour être reconnus par cette carnassière faune
De ma Tunisie si aimable et si douce
Je garde aussi des souvenirs merveilleux
Sfax est une ville que j’ai chantée et aimée
Dans un désert Une île de prospérité
J’aimerai toujours ses odeurs
Son pain et son huile et ses anchois
Son parler rapide sa bonhommie et ses fleurs
Son petit collège crasseux
Le billard du café de la Régence
Où nous ne payons qu’une partie sur deux
Je dois parler de ma Grand-mère Rachel
Qui faisait déferler sur ma petite personne
Un torrent de paroles délicieuses
Dont je ne comprenais mot
Mon interprète traduisait :
Tu es son cœur, son foie, ses yeux…
Son soleil…
_ Tu n’inventes rien?
Ces mots sont bien les siens ?
Dis - lui que je la remercie
Et que je reviendrai la voir jeudi.
Après avoir embrassé les doigts
De mon grand – père Souverain
Je partais avec un morceau de biscuit à la main.
Et bien plus tard quand je fus médecin
Èpuisé par douze heures de consultation
Arrivait l’heure de la bière avec des amandes salées
Heure précieuse où j’étais concentré sur mon palais…
Je ne parlerai pas des amours de ma jeunesse
Mais alors que j’étais médecin reconnu adulé
Dans l’enceinte de l’hôpital je fus accosté
Par une jeune femme élégante qui me déclara :
- Je suis amoureuse de vous
J’aimerais coucher avec vous
Mais malheureusement
Vous n’êtes pas Musulman !
- Vos compliments me rendent muet
Permettez-moi, du moins, qu’en pensée,
je baise vos pieds…
Ma TUNISIE
Pour être né dans ce pays béni des Dieux
Ô douce Tunisie ! Plaine fertile entourée de mer
Où le ciel est toujours bleu
L’ensoleillement hivernal lumineux
De grands bonheurs nous furent offerts
Jamais je n’oublierai la ville où mon père est né
Et je dirai sans la moindre difficulté :
Je suis Arabe par compassion
Pour ces longues années de colonisation.
Mes pieds ont l’odeur de cette terre
Mes bras avec leur odeur de mer
Ont la force du Sirocco et du Mistral déchaînés
Ma sueur une odeur d’anchois et d’olives marinées
Ma chair a un goût de pain de semoule d’huile trempé
Parfois aussi de citronnade parfumée à la fleur d’oranger
Mais quand je serai vieux avec des cheveux dorés
Immobile les bras en croix je deviendrai un olivier
Un olivier au feuillage argenté
Dans ce pays de cocagne aux vives couleurs
Aux violentes et bienfaisantes odeurs
Les hommes sont en permanence enivrés
Et aux émotions qui les trahissent livrés
Même les cerveaux des vieillards les moins frivoles
Sont envahis de rêves érotiques qui les affolent !
Ami ! As-tu vu une Tunisoise marcher ?
Les robes qui moulent
Les fesses qui roulent
Et les parfums qui saoulent…
Entends-tu les chants rieurs
Les cris ironiques et moqueurs
Alors que les martinets piaffent
Et que le soleil si brûlant tape ?
- Mamzelle ! Puis-je caresser tes seins
En échange d’un verre de bon vin ?
À treize ans j’assistais à des meetings de dockers
Contre la vie chère ils étaient en colère !
Par la misère et les maladies décimés
Ils disaient que les Tunisiens étaient opprimés
Que les Français étaient les Maîtres
Le ciel et la terre leur appartenaient
Les Arabes ils les envoyaient paître
Pour la justice et l’égalité ils n’étaient pas nés
Et si les Caïds étaient engraissés
Dans des villages très pauvres
Les indigènes étaient entassés
Pour survivre ils apprirent à être sobres
Les paysans comme des citrons étaient pressurés
Les femmes soumises étaient emmurées
Et pour rassurer les colons
Dans d’horribles prisons
Les Destouriens étaient torturés…
Quand je serai très vieux avec des cheveux dorés
Et de grands yeux bleus dilatés
Immobile les bras en croix je deviendrai un olivier
Un olivier au feuillage argenté…
Mam’zelle française puis-je caresser tes seins
En échange d’un verre de bon vin ?
Après de longues études je devins médecin
Par chance aussi célèbre qu’un moine Bénédictin
Mais quand je pris de l’âge
Et que j’eus l’apparence d’un sage
Ce n’est pas sans cris de rage
Que je fus contraint d’abandonner
La ville où mes grands-parents étaient nés.
Ces discriminations racistes à jamais déshonorèrent
Les quelques hommes politiques qui y participèrent.
À cette ville qui avait été mienne
Plus aimable que la ville de Sienne
Comme Timon d’Athènes
J’en vins à clamer ma haine
A celle qui m’avait instruit nourri
Et souvent même chéri…
Cette ville où mon cœur avait bondi de joie
Quand pour la première fois
En serrant ma main dans la sienne Marie
Les yeux pétillants de joie m’avait souri
En murmurant Je t’aime
Amour que je glorifie dans ce poème !
On m’avait promis d’Allah le Paradis
Je n’eus droit qu’aux pavés de Paris !
Mais vivant très loin des égouts
J’eus un sort enviable malgré tout.
Cette pénible époque est maintenant oubliée
Et à Sfax je suis retourné rire et chanter
J’ai retrouvé mes amis tunisiens et mes amis maltais
Et je pus chanter la fraternelle amitié
Qui me liait aux chers Ben Ayed et aux chers Sellami
À Mohamed Karray mon ami philosophe et à tous mes amis
Qui nageaient le crawl dans un style souple coulé inné
Comme je le faisais moi-même dans notre claire Méditerranée.
Et Leila ma chère compagne de tango et de Rumba
Courut se jeter dans mes bras
Et sur les deux joues m’embrassa
Nous étions dans l’avenue Bourguiba
Quand à l’oreille elle me confia :
Georges j’ai le cœur qui bat…qui bat…
Avec le temps je suis devenu citoyen français
Inscrit dans la lignée des Révolutionnaires
Celle de Diderot Mirabeau Desmoulins Voltaire
Et les patients de mes soins se dirent satisfaits.
Sauf mon accent n’a pas changé, j’ai beaucoup appris auprès d’eux
Et j’ai vécu un nouveau rêve merveilleux.
Mais quand je serai très vieux
Avec des cheveux dorés
De grands yeux bleus dilatés
Immobile les bras en croix
Je deviendrai un olivier au feuillage argenté.
À tous mes amis de la capitale du Sud
SFAX
Entre les plages de Monastir et l’oasis de Gabès
Sfax. Cité sans grande pauvreté sans grande richesse
Mais dans la ville où je suis né la politesse est raffinée
L’amour et la tendresse y coulent comme le miel et le lait
Le vent le vent encore le vent
Aurons-nous de la pluie dans les palais du vent ?
Deux larges avenues ouvertes à tous les vents
Des hauts palmiers sur quatre rangs
Un jardinet une coupole un minaret
Et son style néo - mauresque font la gloire de notre municipalité
Le vent le vent encore le vent
Aurons-nous de la pluie dans les palais du vent ?
Des souks quelques maisons une grande mosquée
Le tout de fiers remparts roses encerclé
Une ville basse à la mer accolée
La mer à ras bords remplie de pataclés
Un port de soleil accablé où débarquent des tonnes de blé
Où des tonnes d’huile – toute notre prospérité –
Sont embarquées sur des bateaux italiens russes et japonais.
Une ville sans grande richesse sans grande pauvreté
Mais ceinte d’une immense forêt d’oliviers
Le vent le vent encore le vent
Aurons-nous de la pluie dans les palais du vent ?
Combien de pieds ? Combien de roses ? Combien de jasmins ?
Grâce au ciel suffisamment pour tous nos lendemains.
À la Casbah au soleil avance un groupe de femmes voilées
Celle-ci à côté sur de hauts talons est juchée
Cette autre en jean collant marche à l’ombre tête baissée
Un homme âgé vers son fils parle la tête penchée :
- Sang de mon sang n’attends pas demain.
Du péché éloigne-toi ! Prends le droit chemin
Un autre un panier à ses pieds parle avec les mains :
- Ici peu de danses peu de chants peu d’ivresse
Mais l’amour du bizness et la passion de la sagesse
Le vent le vent encore le vent
Aurons-nous des jarres d’huile dans les palais du temps ?
Combien de pieds ? Combien de roses ? Combien de jasmins ?
Grâce au ciel suffisamment pour tous nos lendemains
Des voiles sur la mer lentement se balancent
Des palmes sur la terre remuent dans tous les sens
Un peu de pain d’orge un peu de pain de blé
De l’huile des piments rouges nous mangerons à satiété
Et vous pouvez me croire
Les dockers les ouvriers ne feront pas d’histoire
Il siffle hurle hulule le vent
Que vienne la pluie dans les palais du vent !
Combien de pieds ? Combien de roses ? Combien de jasmins ?
Grâce au ciel suffisamment pour tous nos lendemains.
Des olives noires dans nos scourtins
Vierge sera notre huile pour nos poissons demain.
Et j’aimerais que tout le monde sache :
Nous ne manquons ni d’amandes ni de pistaches
Il siffle hurle hulule le vent
Quand viendra la pluie dans les palais du vent ?
Combien de pieds ? Combien de roses ? Combien de jasmins ?
Grâce au ciel suffisamment pour tous nos lendemains
Si j’eus mon heure de gloire dans le service d’infectieux
Ni pépites ni diams Seuls mes souvenirs sont précieux.
Une ville et mon tourment
Et le vent…
Le vent souffla si fort
Qu’un matin blême en masse nous quittâmes le port
Et il y a si longtemps que nous l’avons quitté
Que parfois je doute de l’avoir habité.
Plus un bruit. Au loin très loin le vent a fui…
Serons-nous demain tous ensemble sous la pluie ?
TUNIS
Tunis la blanche aux fenêtres vertes
Malgré son grand âge élégante et diserte
Avançait joyeuse en faisant des signes de la main
Aux jolies filles aux troublantes senteurs de jasmin.
Plus loin de vieilles femmes enveloppées de leur haïk blanc
Semblaient prendre leur envol à la moindre risée du vent
Dans la rue d’Italie aux fortes odeurs d’ail d’oignon et de persil
De joyeux hamels un couffin sur la tête suivaient aveuglément
Gonflants sous la veste de majestueux ventres proéminents.
Sur l’Avenue Bourguiba pour acclamer son Président
Tunis après avoir sorti ses chéchias d’un rouge éclatant
Cherchait des cacahouètes à se mettre sous la dent
Tandis que l’Africa immense hôtel de bleu couvert
Bavardait avec un immeuble austère grenat
Venu en droite ligne du Canada.
À deux pas de cet hôtel chic choc
Les pieds pataugeant dans la boue
Dans des bouges tristes et moches
De jeunes hommes mangeaient debout.
Tunis ! Point de jour sans fêtes !
Tunis ! Point de jour sans joies !
Mais à Tunis je ne suis qu’un étranger
Pas de main à tendre Pas de salut à rendre
Simplement entendre siffler le vent et attendre
Que la puissante odeur d’une brûlerie de café
Me pousse vers la rue des Maltais où ma mère est née
Enivrée par de puissantes odeurs de pois chiches grillés
Et les épouvantables puanteurs de la rue des Tanneurs
Soudain une jeune femme vêtue d’une robe rouge sang
Blessée à mort par les feux insistants de regards indécents
Vint se plaindre à moi au visage ridé de vieux Berbère fatigué :
- Le sexe est partout ! Impossible de l’éviter, grossier et pas gai !
- Ainsi va la vie ! Espoir de grand amour et l’implacable réalité.
Tunis ! Pas de jour sans fêtes ! Pas de jour sans joies !
Avec le soleil pour monocle tel un phénix sur l’esplanade
Au milieu de jeunes désœuvrés longtemps je m’attarde
Puis me mêle à la foule des hommes des femmes pressés.
J’observe les belles brunes aux yeux de khôl colorés
Et leurs seins comprimés et leurs fesses mouvantes
Joyeuses ! Affolantes ! Presque parlantes !
Allez comprendre cette si gracieuse montée !
Cette descente ! Cette disjonction non aboutie…
Gardez-vous d’y coller une main non avertie
Simplement Regarder Féliciter et dire Merci.
La rue est une arène où fiers de leur puissance
Les jeunes hommes jouent les taureaux
Mais seules les femmes ont des couteaux.
On se mesure du regard. On se confronte
Ne fais pas le beau ! J’aurai ! Oui j’aurai ta peau
Je te laisserai faire tes affaires et te romprai les os.
Les valses d’amour ne durent qu’un moment
Les valses de désamour durent, dit-on, toute la vie.
Par ce long périple épuisé je posai pied à terre
Dans une élégante villa proche du Belvédère
De thé vert sucré on m’offrit une pleine théière
De Bakhlawas deux larges assiettes entières.
Dans les Souks après avoir longtemps flâné
À Dar Zarrouk haut lieu de la Méditerranée
Pour un jour et une nuit je me suis installé
Sidi Bou Saïd avait gardé sa sereine beauté
Sous les nuages gris le golfe était violet
Les pavés mouillés brillaient
Les maisons étaient blanches
Rouges les bougainvilliers
Bleues les portes et les fenêtres
Le bleu de Sidi Bou l’Heureuse
L’air était léger. Il flottait une odeur de miel
De miel d’oranger. Mes voisines en étaient toutes parfumées
Trois colombes très lentement s’envolèrent vers l’autre rive
Où le Bou Kornine mont chauve à deux têtes lisses les attendait.
Georges.khaiat@orange.fr
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