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Ouvrez vous à l’espérance vous qui entrez dans ce blog !

Et ne vous croyez pas obligés d’être aussi puissants et percutants que Dante. Si vous avez eu plaisir à lire les lignes qui suivent et s’il vous est arrivé de passer d’agréables moments à vous remémorer des souvenirs personnels heureux de votre vie en Tunisie ; si vous éprouvez l’envie de les partager avec des amis plus ou moins proches, adressez les -- sous une forme écrite mais la voix sera peut-être bientôt aussi exploitable -- à l’adresse : jean.belaisch@wanadoo.fr et vous aurez au moins le contentement d’être lus à travers le monde grâce à l’internet et à ses tentacules.

Vous aurez peut-être aussi davantage c'est à dire que d’autres personnes, le plus souvent des amis qui ont vécu les mêmes moments viendront rapporter d’autres aspects de ces moments heureux et parfois corriger des défaillances de votre mémoire qui vous avaient fait prendre pour vérité ce qui était invention de votre cerveau émotionnel.

Ne soyez pas modestes, tout rappel peut être enrichissant, n’hésitez pas à utiliser votre propre vocabulaire, à manier l’humour ou le sérieux, les signes de richesse (y compris intellectuelle) ou les preuves de la pauvreté (y compris d’un moral oscillant). Vous avez toute liberté d’écrire à la condition que vous fassiez preuve de responsabilité puisque d’une façon ou d’une autre nous représentons tous un groupe de personnes qui a aimé la Tunisie et qui a pour d’innombrables raisons, choisi de vivre sur une autre terre.

Bienvenue donc et écrivez dès que vous en sentirez l’envie.


Un des responsables de ce qui pourrait aussi devenir un livre, si vous en éprouvez le désir !

REMARQUE : Les articles sont rangés par années et par mois .

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mercredi 20 mai 2009

TUNISIE D'ICI et D'AILLEURS

Tunisie d’ici et d’ailleurs
Catherine Zittoun

Eté 2007, La Marsa. Plus d’attaches mais la présence d’un passé et mes enfants à mes côtés. Vacances à la plage mais en Tunisie, terre d’enfance, celle de mes grands-parents, de mes parents, un peu la mienne aussi.

Hotel Sidi Bou Saïd, heure de la sieste. La plaine, de Carthage à la Goulette, est abrasée par une lumière aveuglante, « la lumière blanche », obsession d’Albert Camus et qui le suit longtemps après son départ d’Algérie.
Je distingue à peine la cathédrale de Carthage, le lac de Tunis, le port de la Goulette. Des plissures du paysage s’échappent des souvenirs.

Nous allons assister à un spectacle de magie à Carthage. Entourée de ma famille, j’évolue dans un cocon. Le soleil couchant teinte d’ocre les parois rocheuses bordant la route. Une grande salle. Un magicien nous tient en haleine. Une première colombe, puis une deuxième s’envolent de son chapeau. Chemin du retour. Un vent soudain emporte le foulard de ma mère. Je grimpe sur les rochers. Victorieuse, je ramène le foulard. On applaudit en moi l’héroïne.
Ce même été, cette image vient-elle de ma mémoire ou d’une photo, nous sommes déguisées en fatma, gargoulettes sur la tête, dans la cour de la maison de la Marsa.

Hotel Sidi Bou Saïd, heure de la sieste. La lumière blanche est envoûtante, je comprends l’obsession de Camus. Tout autour le désert. Les clients de l’hôtel se terrent dans leurs chambres. La Marsa en contrebas est silencieuse.

Après déjeuner, nous tirions les rideaux. Dans une clarté tamisée, nous lisions des bandes dessinées, des romans d’Agatha Christie, et pourchassions les mouches armées d’un outil imparable : la tapette à mouche de mon grand-père Dodo. Pas une n’en réchappait. Voir les cadavres ne me suffisait pas. Je voulais les compter. Quantifiais-je ainsi ma puissance ? Je déposais les dépouilles dans une boîte d’allumettes que j’allais enterrer dans un lopin de terre entre la maison et la route.

Ceci, au fond, aurait pu se jouer sur une autre scène, dans une autre ville, un autre pays. Ce que je capte, est-ce la Tunisie ou l’enfance, l’enfance en Tunisie ? Cette question me traversa quand je demandais à mes parents de me parler de la Tunisie. De quoi me parlaient-ils ? Puis-je parler de la Tunisie ? Ne suis-je pas plutôt en train d’évoquer ma Tunisie, ces grains d’enfance en Tunisie ?

Des images cependant comme nulle part ailleurs. Quand je fus plus grande, on me laissait aller seule de la maison sis « Avenue Habib Bourguiba, près du pont » -adresse portée sur les courriers que mes parents m’envoyaient - jusqu’à chez Salem, le glacier Salem, qui demeure comme un mythe à nos palais et nos mémoires.
Après la sieste, je longeais la maison. Le vieux rabbin était assis sur la véranda. Je passais rapidement devant lui. Ses yeux sans regard, ses jambes éléphantesques dépassant de sa djellabah me faisaient peur. Sa kippa blanche faite au crochet m’impressionnait. Après la maison, une rue -celle-ci a quelquefois traversé mes rêves. Puis je débouchais sur l’esplanade de la mosquée. Je ne manquais pas de regarder le minaret ; cette place m’intriguait. Ici, on n’était pas en France. Et je guettais le passage de ces femmes voilées qui passaient comme des ombres.
En chemin, je m’arrêtais parfois au marchand de journaux. La boutique était pleine de boîtes de conserve, d’objets hétéroclites et enveloppée d’une forte odeur de bubble- gum aux abords de la caisse où trônait un bocal en verre. On y achetait des chewing-gum au détail.

Eté 2007, Joachim et Samuel 7 et 5 ans sont surtout attirés par la piscine. Samuel fait ses premiers pas sans bouée et me sollicite pour jouer au « dauphin joyeux ». Quand le soleil s’apaise, je les tire de l’eau pour un tour à la Marsa.
Sur la route, je détaille les oliviers, les lauriers roses, je guette les senteurs de jasmin. Nous longeons la voie du T.G.M.. Je répète T.G.M., ces trois lettres qui résonnaient en moi dans les échos de l’histoire de mes parents, mon père surtout qui, venant de Bizerte et de passage à Tunis, l’utilisait souvent. Pour lui aussi, le T.G.M. semblait résonner comme le mythe. Le tout jeune train était apparu dans les années d’enfance de mon père et lui ouvrait une porte sur la plaine de Tunis jusqu’à la Marsa.
Les vocables TéGéAim ne semblent rencontrer aucun écho chez mes fils. J’en suis déçue. Stupidement. La parole ne doit-elle pas rencontrer une butée pour trouver un écho ?

Joachim et Samuel sont plutôt attirés par le centre commercial, véritable monstre qui a poussé à deux pas de la gare T.G.M. sur ce décor qui me fait l’effet d’un décor d’opérette. Le centre commercial a avalé bien des choses dont le cinéma au sol jonché d’écorces de glibettes. Nous y avions vu « On l’appelle Trinidad ». Les voix des acteurs étaient recouvertes des craquements des graines sous les dents des spectateurs, frénétiques rongeurs.
Dans le centre commercial, nous pourrions être à Paris, Bangkok, Douala ou New-York. Mais on est en Tunisie, oui. Des femmes voilées, des hommes en kéfié côtoient des passantes aux fesses moulées dans des jeans et aux dos dénudés.

À côté du monstre commercial, le café est toujours là, le Khafsi. C’est devenu un bistrot branché avec tables en terrasse. Devant le quatrième coca de la journée, je raconte aux enfants mes excursions au Khafsi avec mon arrière-grand-mère.

-Votre arrière-arrière-grand-mère, régente aux yeux d’azur, adorait jouer aux cartes. Après la sieste, elle s’habillait, revêtait son chapeau à voilette. Elle me confiait son sac, lourd de pièces de 100 millimes. Elle marchait doucement prenant appui sur sa canne d’un côté, sur mon bras de l’autre. Au Khafsi, elle retrouvait ses amies pour une partie de rami. C’était la plus forte. A 100 millimes le point, elle était vite à la tête d’un magot.
Nous profitions tous de son enseignement. De ma mémoire ou d’une photo, qui a fixé ce souvenir ? Dans la salle à manger qui servait aussi de chambre à coucher, l’été, nous nous asseyions à table et elle nous prodiguait ses conseils (dire les règles du rami)
Nous jouions à la scoub aussi. À ce jeu, Nénébon avait rarement le dessus. Nous laissait-elle gagner ? Je ramassais souvent le 7 de carreau et avec lui les meilleures cartes.

Avenue Habib Bourguiba. À l’approche du pont, je retiens mon souffle. Partagée entre le désir de transmettre à mes fils je ne sais quoi de cette Tunisie là et le désir d’accueillir des effluves de ce passé-là, l’effleurement de nos présences, de ces présences-là.
La maison, la véranda, les fenêtres de notre maison. Quelqu’un va-t-il apparaître à la porte, mon grand-père, mon arrière grand-mère, moi petite fille ? Qui habite là maintenant ? Quelles existences ont remplacé les nôtres derrière ces rideaux qui abritent un quotidien énigmatique. Je leur en veux à ces gens qui nous ont remplacé dans ces murs.

Les étés que j’y passais, cette maison était toute habitée de leurs présences, de leurs histoires, celle de ma grand-mère, jeune fille, celle de ma mère, petite fille. Elle y passait ses étés en famille, côtoyant ses amies, les filles du rabbin Kalfon, le fils du peintre Lellouch. La maison de la Marsa, avenue Habib Bourguiba près du pont, portait (porte ?) les traces de cette présence-là, cette petite fille aux yeux cristal, aux cheveux tressés en couronne, aux jambes cagneuses.

Ils ont quitté la Tunisie à l’Indépendance. Il n’y avait plus de travail. Les Français ne s’y sentaient plus à l’aise. Mes grands-parents sont partis avec une valise passer l’été en France. Ils ne savaient pas qu’ils partaient pour toujours. Ma grand-mère Claire me le répétait encore récemment.
Si jeune alors quand elle nous recevait l’été. Son pas alerte nous obligeait à cavaler derrière. Il fallait faire vite toujours : le marché, à manger, aller à la plage à Gamarth, le déjeuner spécial pour mon grand-père et son café avant la sieste, et la vaisselle. A l’heure de la sieste, elle s’allongeait, les orteils en éventail, en poussant des cris « aïe, mon dos ».

Ma grand-mère m’a répété, regardant les meubles de son intérieur parisien : « nous sommes partis pour toujours, avec une petite valise…je ne sais comment ces objets sont arrivés en France, ce grand tapis de Kairouan, ces meubles… On a du les amener petit à petit. »
Ils partirent parmi les premiers, 1957-1958. D’autres sont restés, le fils du rabbin Kalfon, Isaac, qui continua de s’occuper de la synagogue de la Marsa après la mort de son père.

Eté 2007. Verrais-je Isaac? On m’a dit qu’il revenait l’été habiter l’appartement au fond du couloir. Je reviens régulièrement, seule, avec mes enfants, en fin de journée, devant la maison près du pont. De là, se déploie l’avenue qui longe la plage jusqu’à Marsa Cube. Ces palmiers sur fond d’azur, est-ce mon regard qui façonne ce paysage ? Est-ce celui du peintre Lellouch qui multiplia les vues de ce bord de mer ? Ce coin de monde est inscrit en moi.

Un jour, il est là. Assis devant la porte, à l’endroit même où nous nous tenions à la tombée du soir. Mon grand-père en djellabah blanche et en espadrilles apostrophait des connaissances de passage. « Allah Sidi ». Sidi, j’en suis sûre. Mais peut-être disait-il « Yella Sidi ».
Isaac me remet vite quand je lui cite mon ascendance. Il nous invite à boire un verre chez lui. Je passe enfin le seuil. Les azuleros tapissant les murs sont toujours là, la fraîcheur du couloir, la porte à gauche qui ouvre à l’escalier vers la terrasse. Et nos petites voisines, sont-elles toujours là ? À l’heure de la sieste, nous nous rendions chez elles. Elles vivaient avec leur grand-mère, une vieille fatma à l’air doux et résigné, comme ma vieille nouna. Pour raidir leurs cheveux, nos voisines les étouffaient dans des bas nylons. Nous voulions leur ressembler. Elles aimaient les poupées. Nos cheveux déjà si raides, elles les étiraient dans les bas nylons. Nous retenions des cris en perspective du résultat qui nous rendaient si fières.
A l’heure de la sieste et nos cheveux nylons, nous jouions avec elles au volley dans le couloir.

Isaac le sent-il ? Il porte ce que nous fûmes. Dans sa maison d’ascète, il nous offre à boire et à manger des cakes et des pommes. Voilà qui attire les enfants qui se posent enfin. Puissent-ils capter quelques bribes de cette atmosphère, de ces mélodies arabes qui nous parviennent de la rue en contre-bas, de ces fumets de ragoûts aux épices, de ces cris de gens qui s’interpellent, de cet air chaud et humide qui nous enveloppe.
Dans ce petit appartement au fond du couloir, Isaac semble vivre comme un vieil ermite, un lit, une table, quelques verres, une cafetière, quelques gâteaux secs, des fruits. Le dernier bastion d’une civilisation. Mais sa présence, d’année en année, est toujours plus controversée. On augmente son loyer. Il ne sait pour combien de temps encore…

Sur l’esplanade devant la mosquée, je guette comme alors le passage furtif d’une fatma voilée. Mais l’esplanade, comme chaque jour, est à présent remplie de stands. On y vend des livres, des DVD, des gadgets, des lunettes à 3 sous. Je tente de trouver des signes qui me relieraient au passé, le minaret peut-être, le chant du muezzin ?
Flanquée de mes enfants, je suis une errante apatride. Je les force un peu vers le Saf-saf. Ce nom magique ne leur évoque rien à eux. Je leur raconte : le chameau qui tire l’eau du puits, son goût ferrugineux. Je hèle un vendeur de jasmin. Mais la fleur magique, pour eux, ne représente rien, n’ouvre aucune porte. Allais-je oublier qu’une représentation demande une présentation ? Nous en sommes tout juste à la présentation, à l’édification d’un mur qui peut-être, un jour, renverra des échos.

Fermer les yeux. Retrouver ce café la nuit aux néons voilés, le chameau qui tourne autour du puits, le goût salé de l’eau dans le hallab, l’eau sortie de la source, l’eau de source que le chameau a tirée du puits, nous assis sur les bancs du café, ma grand-mère nous rapporte des fricassés dégoulinant d’huile, et des briques à l’œuf, l’odeur du tabac à pipe de mon grand-père qui nous regarde manger en ponctuant de « saha ».

Mes yeux s’ouvrent sur un autre monde, mes enfants à mes côtés. Désillusion ? Non, mes enfants sont là et entre nous, à partir de nous, nous fondons un nouvel univers. Alentour, mes grands-parents, mes parents sont absents. Mais les mélodies orientales s’échappant d’un transistor au fond du café, les odeurs de friture, les femmes en perles et en dorures, toute cette atmosphère libère les âmes de mes ancêtres. À travers eux, j’ai appris à aimer l’étranger, à me sentir un peu chez moi en Orient, en Grèce, en Asie. À travers eux, j’apprécie le proche et le lointain, le familier et l’insolite.

Eté 2007. Je reviens, fantôme, guetter à la source des apparitions d’enfance. La maison de la Marsa dort sous un soleil de feu. Personne. Je me faufile par les escaliers qui mènent à la terrasse. Mes pas ralentissent. Je retiens mon souffle. Je me souviens : l’odeur des buanderies, les fatmas qui étendent leurs larges foutas. Je me souviens : ces petites pâtes faites main par mon arrière grand-mère. Une fois la pâte roulée entre ses doigts, les pâtes tombaient dans un grand tamis. Puis on étendait de grands draps sur la terrasse et on y répandait les pâtes. Elles y restaient des jours jusqu’à être bien dures. .
Je suis seule sur la terrasse aujourd’hui. Seule, je me fais toute petite. Toute petite, je passe les mailles enchevêtrées du temps.
De la terrasse, je me penche sur les cours intérieures. Le matin, à l’heure où l’on prépare le repas –ça prenait la matinée- se rassemblaient dans la cour toutes les odeurs et tous les bruits des appartements : des bruits de vaisselle, des chants et des mélodies arabes, des rires d’enfants, des portes qui claquent au vent. Le matin, à l’heure où l’on prépare le repas, la terrasse est un champ de senteurs : s’y mêlent la menthe et le coriandre, le jasmin et le bêche-bêche, c’est ainsi je crois que dans, dans cette langue d’enfance, on nomme l’anis.
L’après-midi, on monte sur la terrasse encore. On joue à chat, on lance des noyaux de dattes dans la rue et l’on se cache vite. L’après-midi sur la terrasse, on regarde les grands ramages des palmiers caresser l’avenue Habib Bourguiba.
Le soir, on délaisse la terrasse plongée dans le noir. Son mystère nous repousse. Le soir après dîner, nous prenons le frais devant la maison. Mes grands-parents sont assis devant le porche, nous jouons avec les voisines en attendant l’heure de la glace du soir. Je me partage selon les soirs : sandwich à la glace fraise-chocolat ou sabayon. Je le savoure avec son aura, sa célébrité qui le précède dans les mots de mes parents.

Etendue sur cette terrasse, j’ai vu au loin la promenade sur la mer chevauchée de palmiers. Sur la terrasse, j’ai vu au loin nos silhouettes, ceux que nous avons été dans ces strates du temps qui portent les ombres de ceux qui ne sont plus. Sur cette terrasse, j’ai touché le familier. Sur cette terrasse, j’ai appelé ma grand-mère au téléphone. Elle partagea avec moi ces grains d’existence. Par le baiser des mots, je lui ai prêté mon regard.
-Tout a changé Mami. Sur le terrain vague de l’autre côté du pont, de grands immeubles blancs ont poussé… Oui, il y a toujours le marché…
-Tu te souviens les complets au poisson… et les beignets que j’allais vous chercher le matin
-Il y a beaucoup de monde… ils ont construit partout. La synagogue ? Je n’y suis pas encore entrée. Mais on ne peut plus l’approcher. Elle est gardée par un vigile qui interdit les photos… Oui, j’irai au prochain shabbat.

C’était un soir de shabbat. Je revenais de Bizerte. Les souvenirs nous embarrassent-ils ? Devons-nous les mettre de côté pour accueillir l’inconnu et l’insolite des lieux qui en ont été le théâtre ? Quel rapport entre le vieux port de Bizerte que je traverse en étrangère et mon vieux port de Bizerte, celui que je me suis fabriqué à partir des excursions avec mes parents, des récits de mes grands-parents, ceux de mon père, les quelques photos jaunies par les années, le tableau peint par ma tante Nicole qui trônait dans la salle à manger de mes grands-parents et centré par la maison de mon arrière-grand-mère sur le port. Ce Bizerte là est immuable.

La petite maison blanche sur la photo dans ma tête, c’est celle de mon arrière grand-mère, grand-mère Khnina. Je ne l’ai pas connue. Mais j’en ai la mémoire d’une femme très douce. Un temps, elle fut colporteuse. Etait-ce elle ou une autre ? Tout cela se mélange. Les souvenirs des récits de mes parents se dissipent. Pour l’histoire, je dirais que grand-mère Khnina fut colporteuse comme le fut la mère de mon arrière-grand-père maternel. La maison de grand-mère Khnina sur le vieux port de Bizerte abrita les réunions de famille, les jeux de mon père, son enfance avant la guerre. La maison blanche sur le vieux port de Bizerte fut un lieu de joie. Après il y eut la guerre.

Les alliés torpillent Bizerte. Première exode à Tunis. La famille vit dans une école aménagée pour l’occasion. D’autres familles. Les enfants jouent dans la cour. Retour à Bizerte. Deuxième exode. On part en rang serré, en voiture, à cheval, en automobile sur les routes de Tunis. Des familles en grappes fuient les bombardements. Tunis encore. Ma famille est hébergée dans une grande maison. Mon père y apprend le piano avec une vieille dame, une Russe blanche qui a fui la Révolution. Le son du piano m’enveloppe toujours comme lieu d’émotion et de passion.

Venant de Bizerte à la descente du car, j’erre dans Tunis jusqu’à un arrêt du tram. Je suis une touriste dans une ville d’Orient. Etrangère, je vois. Les passants, les avenues traversées s’originent. Ma vue n’est prisonnière d’aucune culture, d’aucune connaissance. Je découvre des quartiers magnifiques, des immeubles aux façades années 30. Je ne savais pas que Tunis était si belle. Dans quel quartier habitait ma Nouna quand elle revint de France en Tunisie pour finir sa vie sur sa terre natale ?

Une fois -je fais remonter cet événement aux jours qui précédèrent la mort de mon grand-père Dodo- de passage à Tunis, je me fis conduire au cimetière juif de Bizerte. Je finis par retrouver la tombe de Nouna couverte de mousse et d’herbes jaunies. De l’eau, une brosse et je nettoyais la pierre tombale jusqu’à ce que son nom apparaisse au grand jour : Henriette Scetbon (….-1970). Ma Nouna est inscrite dans ma mémoire. Elle accompagna mes premières années, ses mains agiles courant sur les canevas, son visage fripé, les filets enserrant ses cheveux gris. Pour mes enfants Nouna rejoint je crois le grand faisceau des âmes.

De retour de Tunis je descends du T.G.M. à la Marsa. C’est soir de Shabbat. Il est encore temps. Je dévale la rue jusqu’à la synagogue. On me laisse entrer. Je monte directement au premier étage. Des femmes inconnues sont déjà assises. Je me fais toute petite. Les hommes, à l’étage en-dessous psalmodient les prières du shabbat. Je veux tout prendre dans mon regard, tout garder dans mes oreilles. Je cherche des yeux le mur où est inscrit le nom de mon grand-père, l’un des donateurs de l’édifice. Isaac m’a dit que les électriciens l’avaient recouvert d’une applique murale mais qu’il allait arranger ça. Les airs des prières sont les mêmes que ceux qu’entonnaient mon grand-père. Je les entends rarement. Ils se transforment au contact d’autres cultures. Faut-il des lieux reculés loin des contacts pour garder cette culture-ci ? En vertu de quoi ? Pour combien de temps encore ?

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